Cowboy Henk

de &

(& autres livres de Kamagurka en solo) 

Sur ce qui nous fait rire, il vaut mieux garder le silence. Il serait évidemment stupide de s’interdire de propager la bonne parole, mais forcer le commentaire est vain. À quoi bon tenter de partager tel ou tel gag dessiné — dont le surgissement dépend aussi, quand ça marche, de la part proprement visuelle de son écriture — avec nos pauvres mots. On peut cependant caractériser telle ou telle forme d’humour (notamment celle qu’André Breton a magnifiée et qu’on dit noire), lui accorder des qualités propres et, à force de chercher les mots justes, dire «le vrai» – mais on atteint vite les limites de l’exercice.

Quand on essaie de faire un compte-rendu de lecture, ce qui importe en premier lieu, c’est de préciser la nature des sensations qui nous ont traversés. Ce n’est jamais simple de trouver les bonnes articulations entre les mots choisis pour traduire ce que, faute de mieux, on entend par «ressenti» (faisant en sorte que chaque mot ne soit pas remplaçable par un autre) ; et, quand le rire fait irruption, les choses se compliquent encore… La décharge qui nous a secoué le corps, organes et nerfs, peut nous laisser sans voix. Et c’est peut-être ce qui fait son prix.

Alors, à quoi bon cette chronique ? Simplement, parce qu’il faut payer ses dettes. Ce qui nous a apporté de la jouissance (et pas seulement du plaisir) doit être glorifié d’une manière ou d’une autre. Pour se montrer à la hauteur, il est nécessaire de trouver une monnaie d’échange qui ne soit pas de singe. Prendre du champ pour élargir l’horizon. C’est ce qu’on va tenter, modestement, ici. Avec les quelques risques que cela suppose.

Notons d’abord que Cowboy Henk (achevé d’imprimer en mars 2013 pour le compte du FRMK) est davantage une redécouverte qu’une découverte — sauf pour les plus jeunes. Je me souviens qu’en 1986, après avoir picoré ici et là, dans divers journaux, quelques fragments désordonnés de l’œuvre de Kama/Seele, je m’étais procuré en librairie un album intitulé Maurice le Cowboy (Albin Michel, traduction : Willem). Cet ouvrage (édité de manière assez cheap) proposait pour l’essentiel une longue histoire (Les offreurs de chevaux) d’une singularité absolue, hors norme, à la fois subtile et brute, irracontable comme toute bonne histoire peut l’être (vous ne pouvez l’apprécier pleinement que sous sa forme, proprement inimitable). Maurice le Cowboy, c’était un peu Tintin en Amérique, projeté sur l’autre scène (ce théâtre des opérations de l’inconscient) — la ligne hergéenne, encore «primitive», subissant diverses attaques : altérations tant graphiques que verbales que les commentateurs les plus pressés qualifieront d’«absurdes», de «nonsensiques», de «surréalistes» (et autres adjectifs qui finissent par ne plus rien signifier à force d’être employés abusivement à propos de tout et n’importe quoi).

Même si ces pages des années 80 paraissent toujours fraîches, délicieusement inactuelles, et peuvent se relire quasiment ad lib, nous étions en manque depuis plus d’un quart de siècle — en attente de nouvelles de ce Cowboy Maurice (hommage au créateur de Lucky Luke ?) dont nous ignorions jusqu’à ces derniers temps le prénom d’origine, n’ayant guère de connections avec l’agitation culturelle flamande (sinon de loin, par le truchement de traductions souvent approximatives). Ce prénom, le FRMK a la bonne idée de s’abstenir de le franciser (il faut signaler au passage qu’avant d’être ironiquement rebaptisé Maurice, Henk a d’abord été introduit chez nous sous le nom de Cowboy Jean, notamment en 83/84 dans Le petit psikopat illustré).

Il est temps maintenant de faire l’éloge du FRMK, une des trois ou quatre maisons d’édition qui ne fait aucun faux pas. On peut être plus ou moins sensible à leur production, cette suite discrète de livres rares et beaux, mais force est de constater la grande rigueur de leur cheminement : ils savent ce qu’ils veulent faire et le font bien. Qu’ajouter à cela ? Peut-être que cette édition de Cowboy Henk (qui suit, selon la chronologie des publications du FRMK, l’extraordinaire Fils du roi d’Éric Lambé) est une relative surprise, l’humour n’étant pas, jusqu’à présent, le propre de cette maison d’édition (quoique…, si on lit attentivement Démoniak…).

Quant aux auteurs, ils méritent aussi quelques éloges (il faut, de toutes manières, les présenter quelque peu, car, s’ils sont connus comme le loup blanc en Flandres, il n’en est rien au pays qui a vu pourtant naître Rabelais). Herr Seele (de son vrai nom Peter Van Heirseele) dessine, peint, parfois de très grands formats, mais son premier métier (son «véritable» dit-il) est de restaurer et d’accorder les pianos (on dit que sa propre collection, à Ostende où il vit, est forte de 200 instruments). Il est en conséquence un artiste libre de ne pas gagner sa vie avec le commerce de ses œuvres, doublé d’un homme qui a de l’oreille. Il s’est rendu récemment au Festival de bande dessinée d’Aix-en-Provence, et, dans ce cadre, on l’a beaucoup entendu parler des liens entre art et bande dessinée, de manière à la fois cultivée et délibérément provocatrice, faisant toujours montre d’une drôlerie irriguée par une intelligence des plus aiguës : au sujet par exemple d’Hergé («Hergé, c’est de l’art appliqué, de l’art déco» ; il produit «des archétypes. C’est une sorte de recherche du Graal, c’est très wagnérien»[1]), de la ligne claire, du surréalisme et autres vieilles lunes qui ne gardent encore quelques secrets que du côté de la Belgique. Au cours de ce même festival, il a réalisé une sorte de performance en public intitulée Cowboy Henk versus Cézanne dans l’atelier du peintre aixois, produisant une toile de même format que les Grandes baigneuses, cette ouverture fabuleuse de la modernité picturale. Comme quoi, en homme de spectacle, en professionnel de l’entertainment (comment traduit-on ce mot en Flamand ?), il n’a peur de rien. Seele se dit héritier du surréalisme belge, plus proche, selon lui, de l’esprit Dada, que l’était le groupe parisien mené par Breton. Il faut dire aussi que, Magritte mis à part (devenu — malgré lui ? — usine à posters et cartes postales, la plupart de ses idées ayant été récupérées, notamment par la pub), les surréalistes Belges restent très méconnus, et leur virulence, qui n’a d’égale que leur ouverture d’esprit, peut encore faire mouche. Herr Seele est moins récupérable que Magritte, mais sa touche est bien plus proche de celle de l’auteur du «viol» que de celle de celui qui a, jour après jour, repensé la peinture à partir de l’observation de la Saint Victoire (même s’il a eu une période «couillarde» qui fait, à juste titre, rire Herr Seele : «J’adore la peinture des débuts de Cézanne. Aujourd’hui, même chez Emmaüs, ils n’en voudraient pas » ; mais il ajoute, dans la foulée : «Cézanne me bouleverse. Je crois que je peux dire qu’il m’a pris par les couilles»[2]). Cette lutte avec Cézanne, où l’on joue presque à qui perd gagne, est ce qu’Érik Satie appelait une fantaisie sérieuse (on dirait plutôt aujourd’hui : une farce postmoderne). L’idiotie est toujours à la mode, c’est parfois pénible, mais on s’en réjouit quand le joueur a un caractère aussi trempé et irréductible (ce qui s’avère bien plus rare que les gloseurs de l’art contemporain ne l’imaginent). Herr Seele, homme de tempérament, est donc bien, avant tout, un accordeur.

Kamagurga, le scénariste de Cowboy Henk — et par ailleurs, pour la plus grande partie de son travail (qui semble d’une profusion peu commune), auteur complet –, est une vedette populaire en Flandres. Comédien éprouvé, il passe à la télévision (avec ou sans son complice Herr Seele), où il fait s’esclaffer les foules en jouant de manière très expressive avec sa voix[3], et publie des dessins dans la presse. Gébé, présentant son premier livre traduit en français, Le monde fantastique des Belges, publié dans la collection du Square en 1981, l’a dessiné ricanant, entrouvrant les rideaux d’une baraque foraine où sont inscrits ces mots : «Le Belge comique, curiosité de l’espèce humaine. S’il arrête de dessiner, il meurt ! ! !» Ce bouquin de grand format, en couleurs, avait fait presque aussi peu de bruit que, deux ans auparavant, le Gaspation de Charlie Schlingo (paru dans la même collection). Mais ce «peu de bruit» avait valeur de manifeste. En 1983, Magic-Strip a pris la relève du Square avec Traité d’humour con. Et puis, malheureusement, plus aucune parution de quelque ampleur. Juste des dessins ou des strips, ici et là, à Charlie Hebdo surtout, jusqu’à cette année où trois livres paraissent à intervalles rapprochés : Cowboy Henk, déjà nommé ; L’angoisse de la page blanche (chez Wombat), une série de dessins d’humour sur ce thème pourtant déjà tellement usé (et auquel Kamagurka, qui ne semble pas connaître de panne, quelle que soit son activité, redonne de la vigueur). Ce livre ne contient d’ailleurs qu’une seule page blanche dont le préfacier, Iegor Gran dit qu’«elle fait partie intégrante du livre. Cette page est précieuse, car, je crois, particulièrement chère à Kamagurka. C’est peu dire qu’il y a beaucoup travaillé, peut-être davantage que sur les autres». Enfin, Bert et Bobbie (aux éditions des Cahiers Dessinés de Frédéric Pajak). Dans la préface de ce dernier livre, François Delvoye écrit avec pertinence que «Kamagurka est une machine à dessins, et davantage encore une machine à idées, un accélérateur de particules tordues qui nous envoient pourtant paradoxalement une impression de lenteur décalée». Bert, c’est Bert Vanderslagmulders (une fois ce nom écrit, tout est dit — ou presque) et Bobbie, c’est ce chien (enfin on le suppose) capable de pisser sur (et non dans) l’urinoir de Marcel Duchamp. J’ai dit qu’il n’était pas raisonnable (et pas pour autant déraisonnable) de raconter plus avant cette matière de gags, graphiquement parfaite dans son exceptionnelle simplicité (dans la lignée de Copi et de tous ces grands maîtres du trait sans fioritures qui vise juste), donc je me retire et laisse la parole à qui veut me prouver le contraire de ce que j’ai avancé, en singeant Ludwig Wittgenstein[4], au début de cette chronique. Mais qui se risquera à vérifier cette contre-proposition, peut-être aussi valable que la première (quoique épuisante) : sur ce qui nous fait rire, il faut parler jusqu’à plus soif… ?

Notes

  1. Entretien à Aix avec D. Pasamonik sur ActuaBD.
  2. Article dans le journal La Provence. Signé : Alexandra Ducamp.
  3. On peut s’en rendre compte en suivant ce lien, même si nous, Français, si peu polyglottes, mais sensibles au son, n’y comprenons rien.
  4. L’incipit de cette chronique était en écho au dernier — et très fameux — aphorisme du Tractatus logico-philosophocus de Ludwig Wittgenstein : «Ce dont on ne peut parler, il faut le taire» (autre traduction, plus récente : «Sur ce dont on ne peut parler, il faut garder le silence»).
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Chroniqué par en mai 2013