Des berniques

de

«Pourquoi est-ce qu’il faut toujours parler ? Plus l’on parle, plus les mots ne veulent rien dire. Ce serait agréable de vivre sans parler. Vivre en silence.» Ainsi se révolte Nana, dans Vivre sa vie, contre le philosophe qui pense trop, qui parle trop, qui tue la vie quotidienne.

Qu’est ce qu’on peut dire d’un livre qui ne parle pas ? Qu’est-ce qu’on peut raconter sans en trahir le silence ? À propos de Des berniques, l’éditeur Cornélius a déjà inscrit sur les rabats de la couverture tout ce qu’il était possible d’articuler avec évidence, vidant à l’avance l’éventualité d’un discours pour le critique. Les significations cachées du titre en forme de coquillage (les berniques sont aussi des choses sans importance), le fil mince de l’histoire (la fatigue du couple, le bord de mer, une séparation imminente), et la singularité du style de Sébastien Lumineau — ex-Imius — que je confirme avec admiration.

Pour ne pas tuer le peu que contient Des berniques, il faudra donc en parler de côté, à tâtons, avec une distance mûrie de quelques sommeils solitaires. On pourra en aborder le dessin, tout d’abord. Ce que j’en aime, c’est particulièrement la matière : l’impression de sentir encore la plume, ses réserves d’encre et ses traits d’épaisseur variable, écorcher doucement le papier. Nous voilà proche du dessinateur, proche de l’aura du dessin original. On entendrait presque le bruit de l’instrument — scritch scritch — en tournant les pages… Le même son que celui des personnages qui écrasent de minuscules patelles accrochées aux rochers.

Et puis, il y a les corps : les gestes toujours précis, les figures pensives, les formes arrondies quelque part entre l’inquiétant — les yeux d’horreur de la protagoniste surprise, sa face creusée de lassitude — et le mignon. Puisque ces deux petits êtres emmitouflés dans des capuchons, perdus dans le jaune pastel de la couverture du livre ne sont en effet pas grand chose d’autre que «mignons». Comme le sont aussi ces jambes rondes à la mode, qui dansent sur un parquet en damier, converses panthères et robe fleurie. Du corps, oui : de l’amour, des draps, des cigarettes, un dos nu, de larges hanches, la noirceur, un baiser en suspension — je frémis un peu. Christian Rosset aurait de quoi se mettre sous la dent.

À l’opposé du silence de Lumineau, c’est au bavard Jean-Philippe Toussaint que Des berniques me renvoie. Dans Faire l’amour, l’écrivain belge cerne le même point de rupture du couple. L’amour est déjà parti mais les amants sont encore ensemble : l’habitude, la difficulté de s’éloigner, l’angoisse de la fin et la tendresse qui ne veut pas partir. Au bout du compte, c’est une forme d’agacement insupportable qui sort victorieuse, puis une indifférence notoire : ici, on se sépare. Cependant, peut-être ai-je moi-même inséré toute cette signification dans les images de Des berniques, qui, concrètement, ne «disent» rien.

Car Des berniques est pour le lecteur une véritable œuvre ouverte, dirait Umberto Eco. Une histoire dont on a gommé l’importance, les moments clés, pour ne garder que la vie banale : la pluie quand on part en fin de semaine à la mer et les déceptions. Dans le noir de la vieille maison familiale, la fille du couple retrouve des feuilles blanches barbouillées d’encre magique. Il faut les passer à la chaleur pour voir apparaître un dessin dissimulé. Ces retrouvailles n’ont rien à voir avec la boîte en fer qu’Amélie Poulain déniche derrière les plaintes de son appartement. Là où le propriétaire pleurait niaisement de joie devant ses souvenirs d’enfance, l’héroïne de Lumineau reçoit le choc de la désillusion dans son regard d’adulte. Si elle pleurait, ce serait d’amertume.

Le dernier chapitre de Des berniques rompt avec la poésie nostalgique des grands dessins du début du livre. Découpé en un damier de cases polaroïds (presque trop formel) : c’est une soirée d’anniversaire. De qui ? On ne le sait pas. Les gens rient à gorges déployées, c’est l’été sans doute puisque la fenêtre est grande ouverte, nous sommes peut-être à Rennes où l’auteur habite, mais peu importe. Elle est encore là, notre héroïne, belle est triste. On est avec elle, jusqu’au bout : avec elle on s’ennuie. C’est de cela qu’il s’agit sans doute depuis le début de Des berniques. D’un ennui imprononçable.

Une quinzaine des pages du livre avait déjà été publiée dans le collectif 40 075 km de L’employé du Moi, ce qui a pour effet d’accentuer encore cette apparence de petite œuvre, lue en 10 minutes si l’on ne s’y attarde pas. Mais il faut s’y attarder, justement. Sentir le moment idoine, une disponibilité de l’esprit, se laisser surprendre et voir soudain dans les images quelque chose qui parle bien plus que les mots, et plus aussi que le cinéma. Loin de faire du dessin muet codifié dont se rassasient les sémiologues, Sébastien Lumineau utilise le silence pour mieux laisser parler son trait.

Site officiel de Cornélius
Chroniqué par en février 2010