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Docteur Jekyll & Mister Hyde

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L’étrange cas du Docteur Jekyll & Mister Hyde, le célèbre roman de Stevenson publié en 1886, a connu des adaptations innombrables, que ce soit en bande dessinée ou au cinéma. Mattotti, au talent unique, s’y attaque à son tour, aidé de son complice et scénariste Kramsky, et signent à eux deux un merveilleux album.

On quitte Londres, l’époque victorienne, ses frustrations sexuelles de corps sous carcans et son tueur en série, pour Berlin, les permissives années 20, sous l’auréole de la nouvelle objectivité (die neue Sachlichkeit) et du cinéma expressionniste.
Ce glissement de lieux ne sert pas à évoquer la montée d’un mal brun qui se cache et n’en fini pas de s’actualiser. Mattotti et Kramsky l’évoquent, mais sans plus. Le mal est ailleurs, et dans sa forme la plus haute (la guerre), il semble déjà avoir eu lieu pour la société berlinoise des années 20. La « nouvelle objectivité » le montre au quotidien mais qui la regarde ?
Dans une telle atmosphère, Mattotti fait bien évidemment référence à Grosz, Otto Dix, Schlichter, Beckmann, etc. Mais il n’en oublie pas (ou ne peut oublier) pour autant l’Italie. L’urbanisme imaginaire qu’il construit, emprunte aux rues en folie des futuristes, et aux places métaphysiques de De Chirico.
Folie et métaphysique, deux balises déterminant les enjeux du livre et de ses thèmes. Les références à Groz ou Dix sont plus de l’ordre du décor, à la fois comme matière picturale travaillée et comme témoignage.
Mattotti va surtout au fond des gens, certains diront de manière abstraite, mais plus certainement de manière non-figurative, allant à l’essentiel (au quintessenciel même) de la forme subsumant l’âme des personnages.
Les « Hydes » n’ont pas besoin de potion pour sortir, mais seulement pour rester où ils sont. Quand l’ivresse des années 20 se terminera, ils sortiront. Pour Jekyll il s’agit donc moins d’isoler le mal que de trouver le moyen « de rester juste ».

La dimension plastique impressionnante du style de Mattotti, ses références picturales, tout cela fait entrer le roman de Stevenson dans une dimension esthétique inédite.
La métamorphose est de ce point de vue révélatrice, car au lieu du vieux ressort fantastique d’un Jekyll se transformant en Hyde en mimant ou parodiant la transformation en une sorte de loup-garou rationnel, nous assistons à un étirement du corps, à sa liquéfaction, provoquant une osmose littérale des regards du lecteur et des personnages. Ces métamorphoses évoquent bien évidemment Francis Bacon. D’autant qu’à la fin Jekyll s’enferme. Coincé entre l’oppression pulsionnelle d’un corps et celle carcérale du décor clos et hygiéniste de son laboratoire, les leçons du peintre anglais ne pouvaient que s’imposer aux yeux de Mattotti. Tout son intelligence est là encore de s’y glisser et d’en sortir.

L’autre point important de ce livre est que Jekyll s’injecte sa potion comme un junky ou lieu de la boire comme une aspirine. Stevenson voulait soigner le mal dans la tête comme un mal de tête. Cette simple différence d’administration fait basculer l’histoire. On passe du plaisir par le mal à la recherche du mal pour le plaisir. Il ne s’agit plus d’expérience qui tourne mal pour la société, mais d’une quête personnelle qui tourne mal. C’est en lui-même, que Jekyll sombrera, caché (to hide) certes, mais pas par Hyde. Le docteur se cache et se meurt, volontairement et par lui-même.
Dès le départ Kramsky et Mattotti, montrent que Jekyll veut trop naïvement séparer le mal du bien. En scientifique, le bon docteur ne sépare pas le corps de l’esprit, et n’envisage ce dédoublement que de manière théorique, conceptuelle, comme une sorte de mitose abstraite aboutissant à deux jumeaux : l’un juste, l’autre mauvais.
Mais à être trop théorique il en oublie, qu’en pratique, il n’a qu’un corps, et que s’il sépare bien le bien et le mal, ils ne seront que deux colocataires. Et comme le mal ne peut faire le bien, il en profitera pour faire du mal au bien, fermant toutes issues pour s’assouvir.
Ce Docteur Jekyll & Mister Hyde selon Mattotti et Kramsky, c’est la revanche de l’esprit sur la matière dont la présence s’étends, ici, au pictural (la véritable origine de cet album).

Site officiel de Jerry Kramsky
Site officiel de Lorenzo Mattotti
Site officiel de Casterman
Chroniqué par en février 2003