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Frère Thierry de Béthune, œuvres complètes

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Chaque année, la cathédrale d’Angoulême émet ses petits signaux d’enthousiasme participatif à l’annonce du festival de bande dessinée, y va de son exposition monographique et d’une ou deux autres thématiques, et chaque année, invariablement, tout le monde s’en branle, aucun dessinateur n’y fout les pieds. Quand au public… Viennent se geler à la cathédrale ceux qui ont déjà l’habitude de s’y geler toute l’année, malgré les efforts vains des bonnes âmes catholiques pour persuader le monde entier de la qualité de la bande dessinée prosélyte, romaine et apostolique.
Il faut avouer que pèse sur la bande dessinée chrétienne, à juste titre, une réputation de ringardise, de nouillerie puritaine et de nullité plastique qui a peu de concurrents possibles à l’exception peut-être de la peinture Jehoviste ou de l’érotisme Protestant.
J’ai beau tenter d’entraîner les copains dans l’aile sud du transept (pour peu que cette cathédrale soit orientée casher), ils pensent toujours que je me fous de leur gueule quand je prétend qu’un petit génie niche là-dedans. C’est vrai que cette année, une fois encore, j’aurais dû penser à me souder les paupières pour traverser la galerie de planches sulpiciennes à la gloire de la Mission qui scandaient la nef avant de rejoindre l’endroit où le frère Thierry vendait, comme tous les ans, ses auto-publications fascinantes et exposait ses planches originales.

Thierry de Béthune s’inscrit dans une tradition de l’image qui n’est plus guère en usage dans le catholicisme contemporain (qui la restreint à son usage expressif ou liturgique), celle à la fois de l’image pédagogique — qu’elle soit allégorique ou historique telle que Grégoire en définissait l’usage — et celle de l’image démonstrative, plus savante et plus difficile à désarticuler ; c’est par elle qu’est attendue la compréhension des intelligibles que les formes sensibles effectuent dans l’étrange et belle théologie figurative d’un Joachim de Flore, c’est elle, aussi, qui a valeur de prélude à la parole chez Saint Bernardin de Sienne et qui interroge les Mystères par l’actualisation continue de leurs effets, par l’interrogation de leurs causes, dans toute l’histoire de la peinture chrétienne. C’est elle, enfin, qui par le temps qu’elle définit dans ses entrelacs spirituels et visibles accompagne le jugement, le forme, le guide, l’aide à éclore.
Thierry de Béthune a choisi une forme disciplinaire de l’image à la croisée de la bande dessinée et des emblèmes, des enluminures chargées de phylactères et, également, de ces marges à drôleries auxquelles il emprunte un goût permanent de la digression et de la farce. Il en résulte d’incroyable inventions narratives qui, modestement, invisiblement, à quelques centaines de mètres de la bulle dite «du nouveau monde», présentent à Angoulême des modélisations de la page et du récit aussi savantes et ouvertes que celles, par exemple, de Chris Ware.
Évidemment, la mission que s’est donnée le Frère Thierry étant de former les scouts et d’instruire dans ses pages de la vie à l’Abbaye de Maredsous, ses merveilles narratives et structurelles sont au service de cette mission, et là s’arrêtera la comparaison avec le travail sans fin du merveilleux Chris Ware. Manquerait sans doute à notre bénédictin un régime d’incertitude pour se perdre un peu plus, perdre de vue également son objectif et nous perdre avec lui mais, évidemment, une telle attente de ma part n’aurait aucun sens. C’est précisément un homme qui va quelque part dont je parle aujourd’hui.
Tout de même, laissant un instant de côté mon faible intérêt pour ce qui s’y diffuse d’humour catholique et de pédagogie appuyée, je vais vous évoquer le génie singulier avec lequel le Frère Thierry construit des histoires.

La somme la plus conséquente de son travail est une pochette vivement colorée qui contient douze images à déplier, imprimées recto verso, foisonnantes, hantées par de puissantes machines architecturales, accompagnées d’un prospectus qui n’est pas la moins inventive de ces cartes d’histoires et de figures, comme vous le verrez plus bas.
L’abbaye comme jeu de lignes de force et de sillages autant que comme sujet principal du travail du frère Thierry est tout ce qui en ossature la hantise ; ce qui lui échappe — figures qui l’habitent, forêts qui l’entourent — semble n’avoir pas d’autre vocation que d’en célébrer la puissance régulatrice. Cette abbaye a été dessinée par l’arrière-grand-père de Thierry qui, comme lui, était architecte. Réaliste sans doute comme Joachim de Flore l’était fermement, Thierry de Béthune partage avec lui la certitude que la mesure du monde et les règles mathématiques font bien plus que le reflet de la raison humaine, qu’elles ont une réalité intra-mondaine. L’architecture humaine est un commentaire et une relation de l’architecture du monde. Les planches minutieusement chargées des traits de plume de notre moine s’inscrivent dans cette procession vers la révélation.
Qu’il y ait douze dépliants dans cette pochette, comme les douze apôtres et tribus d’Israël, comme les douze mois de l’année, constitue un indice de production (ces dépliants étaient publiés chaque année depuis 1977 à l’attention des jeunes gens du Camp Prières pour le nouvel an) qui nous ancre dans le tempo personnel de la vie du frère de Béthune (ce qui est déjà une ouverture dans le temps monacal) et qui nous donne également le tempo de lecture pour tous les récits.
La force des liens qui unissent la vie monacale au déroulement du temps, celui des saisons, des activités de l’année comme à celui quotidien des prières, frappe toutes les lectures et ordonne les déplacements dans les images, régule les errances du regard, scande les significations : chaque image-récit est aussi un calendrier.
Chaque carte est également un nouvel enjeu structurel, architectural, et un nouvel angle d’approche de ce qui devient, année après année, une sorte d’espace-monde, de compendium de l’Église, de guide pour la comprendre et la traverser.
Les grands espaces fourmillent de vie, les pierres des murs abritent toutes sortes de chimères cachées dans les fissures, les feuillages des arbres sont plus habités que des rinceaux romans ; bêtes, humains, figures du Christ, de la Vierge, font le réseau de veines d’un monde en pleine abondance de vie et de vitalité. C’est dans ces poursuites du dessin en lui-même, dans ces invaginations graphiques qu’il laisse divaguer, que se divulgue le goût de Frère Thierry pour la digression autant que pour le dessin, comme conjoints en un seul mode et une seule mesure ; s’il y a un espace de perte chez lui, c’est dans cet abandon-là, sans calcul, à tirer du trait de plume une surenchère de figurations possibles et parasites. On pourra regretter toutefois qu’il ne puisse se retenir d’en faire l’objet d’un jeu de pistes par la suite, invitant ses jeunes lecteurs à traquer les figures, laissant reprendre les rênes du récit par le comptable et le pédagogue.
L’architecture, qui est l’objet chez lui de la plus grande maîtrise, est soumise à toutes les entrées possibles, de la plus aérienne des plongées depuis un ciel dégagé jusqu’au plan en coupe, des ingénieuses ouvertures de cour intérieure qui épousent les pliures du papier aux perspectives curvilignes, panoramiques, etc.
Le jeu favori du frère Thierry est de renverser les lectures par les pliages, de briser la linéarité architecturale par un rabat qui vient épouser une portion de bâtiment pour la coupler à un autre ou pour l’ouvrir, ou tout simplement pour faire passer un espace entier du jour à la nuit.
Les bâtiments se creusent régulièrement de vies intérieures, agitées, égrenées comme autant de moments de vies singulières ou bien chaînées pour raconter en arrière-plan de petites histoires suivies ; elles zèbrent les grandes espaces d’autant de sillons creusés de vies autonomes et captivent autant par ce qu’elles laissent imaginer de la vie collective que par ce qu’elles y laissent supposer de multiplicité des voix singulières.
Certaines planches, regardées par transparence devant une lampe, révèlent au verso l’agitation secrète de grands espaces que le recto tenait dans la sereine quiétude d’une vue panoramique (les textes ne pouvant être lus qu’à cette condition).
Le dépliant explicatif qui présente ce long et complexe travail de dessin et d’écriture est lui-même une invention fascinante : feuilleté, il ouvre inlassablement la porte de l’Abbaye de Maredsous au lecteur, le faisant avancer de pliure en pliure dans les secrets de sa vie quotidienne depuis son portail principal. Nous y sommes conduits par un enfant que nous voyons grandir pendant douze ans, de porte en porte. La jonction du recto au verso est elle-même une invention narrative savante, faisant un pallier de deux portes à la fin de l’accordéon pour nous conduire à la suite de la lecture dans un mouvement si fluide que vous êtes déjà passé au dos de la feuille sans vous en être rendu compte.
Mais la réalisation la plus féconde du frère Thierry de Béthune me paraît être cette bande pliée d’un mètre vingt, imprimée recto verso, qui constitue à la fois une histoire et, très littéralement, son décor : posée sur elle-même, elle forme un double des ateliers de Maredsous, une maquette de bâtiment ceinturant une cour carrée que nous allons parcourir depuis un de ses angles au cours d’une année, mois après mois.
Nous parcourons tout d’abord à l’extérieur le bâtiment, le rythme de l’année affectant la végétation, le ciel, réglant les activités des ateliers. Une fois le tour fait, nous pénétrons au verso, à l’intérieur de la cours de papier, à l’intérieur des bâtiments où la vie fourmille dans ces cellules en coupe que le frère de Béthune aime tant dessiner.
Un nouveau parcours s’engage alors au long de la page pliée pour achever l’année et le récit.

Il n’y a évidemment pas de site internet où vous puissiez commander tout ça, pas de librairie où vous puissiez les feuilleter. Il reste l’Abbaye de Maredsous ou, l’année prochaine, si Dieu le veut, la cathédrale d’Angoulême.

Notes en vrac

Pour en savoir plus sur l’Abbaye, son site. Les deux dépliants de Thierry de Béthune qui s’y trouvent sont de loin les plus décevants, beaucoup trop assujettis aux règles des grandes figures allégoriques et symboliques qui encombrent les bimbeloteries ésotériques. Le portail d’une cathédrale est censé être placé à l’est, le mouvement de la nef orientant le bâtiment vers l’ouest. Vous en aviez déduit que Thierry se gèle donc les burnes à gauche en entrant ? Bravo. Il faut aller voir sur place, à la cathédrale d’Angoulême ou à Maredsous si le cœur vous en dit, les fourmillantes planches originales du moine parce qu’elles supportent souvent assez mal ses réductions éditoriales. Le terme de réalisme est ici employé dans le sens doctrinal et philosophique médiéval qui l’oppose au nominalisme. Si vous voulez découvrir la théologie figurative de Joachim de Flore, vous pouvez trouver un article pas mal du tout de Barbara Obrist sur Persée, source inépuisable de textes de qualité, voui madame. Enfin, sur les marges à drôlerie, les éditions Droz ont publié une somme magnifique et brillante de Jean Wirth, il y a quelques années, qui devrait figurer dans toute bibliothèque d’honnête homme. De sale type aussi. Dans toutes les bibliothèques du monde. Ils en ont pas tiré assez, alors battez-vous, entretuez-vous pour les avoir. Amen.

Chroniqué par en février 2013