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Gus t.1 : Nathalie

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Les codes du western constituent depuis des décennies une formidable matrice d’images et de récits, abondamment utilisée, subvertie, retravaillée par la bande dessinée comme par le cinéma. La souplesse de ces codes, et la large diffusion de l’imaginaire du Far West, laisse une grande liberté aux auteurs qui s’emploient aujourd’hui à creuser cette très ancienne mine.
Si Lucky Luke et Blueberry ont magnifiquement travaillé les possibilités aventureuses du héros au grand cœur, jouant sur la figure de l’éternel pélerin solitaire, en marge de la société des hommes, sillonnant les territoires fantastiques d’une Amérique dont la nature est omniprésente, ils ont aussi légué aux générations suivantes les immenses possibilités narratives de ce héros de western toujours en marge. Le cow-boy solitaire, toujours en première ligne sur le front de la lutte de la civilisation contre la violence naturelle, contient aussi virtuellement une réinterprétation inédite de la crise occidentale du personnage littéraire : incertain, en quête de lui-même, oscillant entre héroïsme et anti-héroïsme, le cow-boy est un personnage dans lequel John Wayne peut tendre la main à Gai-Luron.
De ce point de vue, Gus vient après une série de livres qui, ces dix dernières années, se sont réappropriés la matière foisonnante du western pour la mettre au service de la veine européenne : les deux volumes du Chiquito la Muerte de Capron & Micol chez Dargaud, la saga métaphysique de Lincoln, par le clan Jouvray chez Paquet. En publiant le premier volume de Gus, Blain boucle d’une certaine façon cette séquence qu’il a lui-même entamée il y a dix ans chez le même éditeur avec Hop-Frog, premier volume des aventures d’Hiram Lowatt et Placido, en collaboration avec David B.

Hop-Frog, comme le second volume (Les Ogres), rappelait que le western n’est pas seulement concerné par la conquête de l’Ouest sauvage, l’imposition de la loi et les aventures des garçons vachers : il y a aussi dans l’imaginaire ancien du continent américain une veine fantastique et sombre (celle-là même que Capron et Micol creusent dans Chiquito, et que Jan Kounen a exploitée jusqu’au ridicule dans son adaptation-massacre de Blueberry).
Gus se détourne de cette voie et revient à la veine mainstream. Le Far West de Gus tient de l’image d’Epinal et de la solide évidence graphique de Lucky Luke. Il est épuré, parfois schématique, capable de réduire les paysages à quelques silhouettes, ou les fonds entiers à des à-plats colorés. Mais il est aussi saturé de références, surtout filmiques : impossible de citer, et peut-être même de recenser, les innombrables références aux classiques de l’âge d’or.

A travers ce mélange de John Ford et de Morris, on voit clignoter la petite loupiote des Pieds Nickelés. Blain installe d’abord un cadre et des personnages qui font appel à l’éternelle mythologie du bandit de grand chemin. Les gangsters libertaires, maquisards de la conquête de l’Ouest, cherchant en pleine nature la retraite dorée qu’ils ne quittent que pour descendre en ville goûter les séductions de la Babylone nouvelle.
Gus, Gratt, Clem sont les trois bandits autour desquels se noue le pacte aventureux, dans une tonalité volontiers enfantine où quelques clichés sépia sont joliment ravivés — l’Attaque du Train, la Bagarre au Saloon, le Shériff Contre les Méchants. Et, comme toujours, c’est la double quête qui vient perturber les conventions du genre : quête de la richesse et quête des femmes, deux eldorados divergents que les trois Pieds Nickelés du Far West poursuivent en tordant dans tous les sens le pacte aventureux.
Le western va en effet croiser la quête amoureuse de toutes les manières possibles : de l’amour éperdu du bandit pour la jeune femme de la bonne société, jusqu’au vaudeville final de la femme-du-juge-qui-sent-vraiment-trop-mauvais, en passant par l’improbable mythe de la ville des plaisirs, Gus, Gratt et Clem croisent toutes les figures de la femme rêvée. Tout le livre est dans ce mélange, la naïveté «gros-nez» de la convention western donne aux personnages une assise solide, une liberté de geste et une fraîcheur avec lesquelles il est amusant de les voir aborder les affres de l’amour.

Gus, dans le rôle-titre, illustre très bien ce mélange : il est bon dans l’aventure, c’est un bon bandit, professionnel, dépassionné, inventif, réactif. Il est efficace, décidé, quand il agit il semble perdre toute nuance, tout contraste, toute profondeur. On le dirait détaché, absorbé dans la maîtrise de ce qu’il fait — comme dans la très belle séquence de l’attaque du train, enchaînement mécanique de gestes parfaits, qui montre un Gus-silhouette, muet, danseur exécutant à la perfection les mouvements de son rôle.
Mais avec les femmes c’est le contraire : il est fébrile, muet, emprunté, hésitant, figé. Ses postures changent : plus de déchanché, de chapeau incliné sur l’œil, de moulinets des bras ; Gus devient humide, gominé, désarticulé. Il constitue le point extrême de la tension entre le western et l’eau de rose : d’un côté la concentration pleine dans l’action, qui rappelle la fascination enfantine profondément absorbée dans le jeu, et de l’autre la dispersion et l’impuissance du désir amoureux.
De ce point de vue Nathalie est l’histoire de la perturbation du pacte des petits garçons aventuriers par l’irruption de la Femme. Avec Gus les cow-boys chromo découvrent la crise de la puberté, le trouble, les nuances et les clairs-obscurs de la sentimentalité amoureuse — traitée sous tous ses angles, de la liberté amoureuse et érotique à la fascination romantique et platonique.

L’immense intelligence de ce schéma vient des exceptions qu’il laisse exister : un des personnages a une autre histoire, infiniment plus adulte, plus compliquée, et d’ailleurs reconnue silencieusement comme telle par les deux autres. Clem en effet, contrairement à ses deux acolytes, a une femme et une fille qu’il adore.
Or Clem se laisse entraîner dans la quête d’El Dorado, la ville des femmes («J’ai trouvé l’endroit ultime. Le paradis. Une ville où toutes les femmes sont libres» annonce Gus à Gratt et Clem au début du troisième «chapitre»). Et, au lieu de servir de chaperon à ses deux copains, et de leur «faire la morale» (comme ils le craignent), Clem les quitte très vite parce qu’il fait la rencontre d’un des personnages les plus libres de tout le récit. C’est une photographe rousse dont il tombe amoureux, et dont l’histoire très joliment rythmée occupe tout le chapitre.
On peut s’attarder sur la structure de cette «histoire de la jolie photographe rousse», qui donne une idée très exacte du talent de composition de Blain : elle est introduite en une planche p.32 (une belle inconnue croise Clem) ; puis elle est reprise brièvement p.36-37 (trois cases viennent en insert dans les péripéties de Gus et Gratt, et montrent que Clem a atterri dans le lit de la jolie rousse) ; elle reparaît p.39, en un «plan de coupe» d’une case qui montre les deux amants endormis ; avant de prendre (apparemment) fin p.40 (Clem prend congé de la jolie rousse, mais il est troublé). Enfin l’histoire amoureuse éclate vraiment, en quatre planches (p.47-51) : la jolie rousse est la véritable femme libre d’El Dorado, amoureuse et adulte, et sa tendresse mêlée d’érotisme renvoie Clem à ses propres tabous et l’ébranle profondément.
La jolie rousse est photographe : elle prend l’image des gens, elle est prédatrice, et c’est cette liberté carnassière qui effare Clem, et qui le laisse les larmes aux yeux au moment de partir. En appendice, p.53-55, Gus et Gratt font discrètement disparaître un abruti qui se vantait publiquement d’avoir vu Clem et la jolie rousse à El Dorado : ils savent qu’ils n’ont pas trouvé, eux, la vérité de la ville rêvée, et que leurs flirts abracadabrants et leurs conquêtes avortées n’ont servi que de décor mi-burlesque mi-vaudeville à l’affaire sérieuse que vivait Clem.
Cette construction est à la fois le point d’orgue et le symbole de tout le livre, qui tient ensemble les deux extrémités de l’histoire (la saga des cow-boys, les méandres de la carte du tendre). Sa fraîcheur vient d’un bon naturel, joyeux ou triste, mais toujours engagé dans la plénitude de chaque sentiment, construisant sans souci de la contradiction des portraits riches et humains.

Cette fraîcheur vient aussi du trait : gras et naïf, coulant et limpide, jamais imprécis, il campe des personnages souples et nerveux, tout en masses et en tiges ; des personnages à la Caran d’Ache, ou à la Gus Bofa, qui évoquent aussi certains des premiers Disney avec leurs membres en caoutchouc infiniment déformables, leurs traits surexpressifs (forme et taille des yeux, du nez, de la bouche varient d’un dessin à l’autre pour renforcer les sentiments et les émotions transcrites par le dessin).
Stylisés, exagérés, saisis dans des postures ou des expressions surjouées, ces personnages appartiennent à la théâtralisation générale du récit, avec ses attitudes rigides ou typiques, ses instantanés, ses séquences muettes aux gesticulations démultipliées. Tous sont faits pour être vus de loin, et de loin on les reconnaît tout de suite, on comprend ce qu’ils font ou ce qu’ils ressentent, parce que le grossissement qui leur est imposé ne les ridiculise jamais, mais les magnifie, les rend éclatants de mouvement et d’équilibre.
Le mouvement, surtout, est superbement figuré, et l’on retrouve le génie d’Isaac le Pirate ou du Réducteur de vitesse : le mouvement est un composé de postures ou de gestuelles bien saisies, et de séquences qui installent ces postures. Le second «chapitre», intitulé «Gus, Clem, Gratt», donne une illustration saisissante de ce principe : tout d’abord, Gus s’entraîne à sauter du haut d’un canyon dans une charrette (il tâtonne, tombe, recommence, s’améliore, mais chaque série de gestes s’achève sur la chute, image à la fois énergique et arrêtée, décidée). Puis, dans un deuxième temps, il hésite à aborder une femme dans la rue et imagine toutes les manières de la rencontrer à l’improviste : cette fois les mouvements et les postures ne sont qu’imaginés, les contours des cases sont odulés et brouillés, et aucune situation n’aboutit vraiment, ni n’arrête la série. Enfin, dans un troisième temps, la séquence qu’il avait perfectionnée à l’entraînement est appliquée en grandeur réelle : Gus saute sur un train en marche, tous ses gestes sont précis et efficaces, et les fonds disparaissent dans le mouvement, pour laisser se détacher les postures et les silhouettes décidées des gestes de Gus.
Tout ce passage raconte l’impossibilité d’aboutir, dans la quête amoureuse, à la même efficacité préparée et délibérée que dans les étapes de l’aventure, mais dans le même temps ces pages racontent la fabrication du geste, la genèse des personnages eux-mêmes, à travers les hypothèses et les esquisses. Où est la vérité du personnage ? Dans ses hésitations et ses fragilités, ou dans ses décisions et ses actes arrêtés ? Lequel des deux moments contribue le mieux à engendrer un «caractère» ?

Les deux sans doute : le livre de Blain ne cesse de juxtaposer des propositions parallèles, qui sont autant d’éclairages différents sur les personnages et sur les émotions. La couleur contribue aussi à ouvrir cet éventail de possibilités : tout en traduisant la recherche de la plus grande lisibilité (couleurs franches, tracés gras), elle varie énormément ses effets.
Il y a des passages à la bichromie, ou à la monochronie, qui figent le récit ou le suspendent dans une «tonalité» affective pendant quelques cases ; il y a aussi des à-plats francs, à la Morris, dans des couleurs brutales ; il y a encore un jeu sur la palette des rouges qui décline différentes ambiances en variant simplement la proportion de bleu ou de jaune, des mauves maladifs du saloon aux orangés ternis de la mesa, en passant par les roses et les rouges vifs des ambiances intimes ou bagarreuses. Souvent le fond est monochrome, ou très faiblement coloré (parfois même très faiblement esquissé, ou estompé), pour laisser se détacher des silhouettes plus sombres ; à d’autres moments il est au contraire très fouillé, très détaillé, parfois même stylisé, comme théâtralisé pour signaler que l’essentiel se joue au centre, devant.
L’alternance des manières de traiter les fonds et les couleurs relève pourtant d’une même technique générale de focalisation et de captation du regard. De ce point de vue d’ailleurs Gus systématise des principes déjà appliqués dans Hiram Lowatt, Isaac le Pirate ou le Réducteur de vitesse : c’est un dessin prédateur, violent à sa façon, énergique, qui se nourrit d’une intense volonté de raconter. Le regard est happé, la lecture «lancée» profite à plein de l’énergie du récit, et rebondit d’une émotion à l’autre, d’une intensité à l’autre, d’un effet graphique à l’autre, sans toujours reconnaître la profonde beauté de certains dessins ou de certaines planches.
Gus mérite plusieurs lectures (en fait, la bande dessinée digne de ce nom mérite toujours plusieurs relectures).

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Chroniqué par en juin 2007