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Hautes Œuvres, Petit traité d’humanisme à la française

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En janvier 1757, Robert-François Damiens eut la mauvaise idée de porter au roi Louis XV un coup de canif qui lui fit à peine une égratignure. Condamné pour régicide, il fut exécuté deux mois plus tard. Exécuté, le mot est faible, et ne donne pas une très juste idée du spectacle interminable et sanguinolent de la mise à mort de Damiens : sa main à laquelle est liée le couteau du régicide est brûlée au soufre, puis on le tenaille aux bras, aux cuisses et à la poitrine, avant de verser de l’huile bouillante, du plomb fondu, de la résine et de la poix dans les plaies ; après quoi on l’écartèle (non sans finir par sectionner tendons et jointures au couteau, parce que les chevaux ne parviennent pas à arracher ses membres). Enfin le tronc et les membres sont brûlés.

Le récit du supplice de Damiens ouvre le premier chapitre de Surveiller et Punir de Michel Foucault.[1] Foucault l’utilise pour mesurer la disparition du spectacle de la douleur dans la conception de la punition en France au XVIIIe siècle : le supplice de Damiens est pour ainsi dire la dernière grande représentation du théâtre du châtiment, le dernier feu jeté par une justice de la souffrance spectaculaire offerte au public pour l’effarer, l’édifier et lui mettre très concrètement sous les yeux l’idée de ce que le pouvoir pouvait lui faire subir. Damiens appartient encore à la longue chaîne qui remonte à l’échafaud médiéval et aux gibets de Villon, mais c’en est le dernier maillon.
C’est au contraire sur cet ultime spectacle que se concentre le livre de Simon Hureau, qui y cherche avec la minutie du collectionneur un portrait de la société d’Ancien Régime au moment où elle va s’effondrer. Pour cela, il reconstruit la journée du supplice, en faisant se croiser dans un improbable hommage à Lelouch une douzaine de personnages dont les histoires se nouent autour de l’échafaud sur lequel Damiens est torturé.

Habitué des carnets de voyage et des crobards tortueux et léchés[2] , il campe autour du supplice de Damiens un ensemble de tableaux de la vie parisienne d’Ancien Régime : des gueux aux nobles, des pierreuses à la cour du roi, de Sanson le bourreau à Sade le poudré. Simon H. met au service de cette revue un trait fouillé, rodé aux pages des carnets de croquis dont il retrouve le goût de la précision dans le vêtement, du coup d’œil instantané pour le décor, mais aussi de la charge dans les trognes et les mouvement. Rarement cadré (sauf pour souligner l’irruption d’un récitant, voir ci-dessous), ses dessins sont des scènes de genre dont il faut savourer, en deuxième lecture, l’architecture et la fraîcheur.

Mais les personnages de Hautes Œuvres ne sont pas seulement des silhouettes qui traversent le champ : ce sont, chaque fois, des récits différents. Le châtiment public qui réunit tout le monde est ainsi au centre d’une rhapsodie de points de vue qui proposent tous une extension de l’histoire. Le récit principal est donc constellé de corridors latéraux, de petites digressions où l’on entend, mêlées, les voix de Sanson racontant le calvaire de cette journée à sa mère gardienne de l’honneur des bourreaux de Paris ; ou d’un gamin décrivant les hurlements du condamné à sa mère ; ou de deux clercs débattant des meilleurs moyens de tuer les condamnés (l’un est, par fantaisie, le docteur Joseph Ignace Guillotin) ; ou encore d’un soldat saoûl faisant la nique aux copains qui ont manqué le spectacle ; ou enfin d’une vendeuse de colifichets qui a connu Damiens, qui raconte des bribes de sa vie, et que l’on suit ensuite lorsqu’elle se vend dans les appartements d’une bonne société poudrée qui veut mêler les plaisirs de la chair aux extases du voyeurisme.

Un Maître des récits introduit lui-même dès le quatrième de couverture au livre comme ensemble des récits : Limul Goma, en effet, est un collectionneur. Il s’autorise même une apparition au milieu de l’histoire pour présenter le vrai-faux couteau du régicide qu’il s’est procuré pour sa collection, et, plus tard, réapparaît pour justifier au nom d’un manuscrit rarissime la présence de Sade dans l’appartement où la vendeuse de colifichet vient se prostituer ; mais, en réalité, ce sont avant tout les récits qu’il collectionne. Par son entremise l’histoire est mise sous cloche, observée comme dans une vitrine en bois précieux où l’érudit des Lumières rage soigneusement ses curiosa.

Cependant, le cabinet de curiosités de Simon Hureau n’est pas seulement une promenade d’esthète vaguement fasciné par le thème du supplice (quoiqu’il n’en épargne, comme il le signale lui-même, aucun détail) : c’est aussi une peinture sociale et morale. Il ne témoigne pas, il ne cherche même pas à soulever le cœur ou à susciter l’émotion. Le supplice est là (et bien là), mais il n’est que le centre de gravité, le chiffre autour duquel gravite la société dont l’auteur se plaît à suivre un instant, aléatoirement, telle ou telle figure dans sa trajectoire individuelle, balayant de bas en haut tout le spectre social, ses passions peu recommandables, ses arrières-cours tortueuses, depuis le caniveau le plus infect jusqu’aux soies et aux velours de la noblesse (le portrait en coupe d’une maison qui donne sur l’échafaud est de ce point de vue une illustration saisissante de cette vue d’ensemble que Simon Hureau essaye de reconstruire, voir l’illustration ci-dessous).

Donnant à voir le supplice pour mieux mettre en valeur ses spectateurs, Hautes Œuvres est un drôle de livre à tiroirs, enchâssant des histoires dans l’histoire, multipliant les récitants et les manières de raconter, pénétrant les maisons et sondant les cœurs par le moyen de ces récits qui se font écho. C’est un livre sur ce qui fait l’histoire, la bonne histoire, l’histoire qui vaut d’être racontée, collectée, archivée et parfois ressortie avec précaution. Limul Goma, c’est à la fois l’auteur et le lecteur, qui teste le pouvoir des récits et qui révèle, macabre, que le récit de mort et les troubles passions qu’il noue, du sexe à la grande histoire, est le seul récit qui vaille, celui qui permet de tester l’humanité des hommes. Et de cette humanité même l’auteur ne fait pas le procès, il l’observe, grande et petite, fascinée par l’événement de la mort et de la douleur interminable, mais tissant sa vie à cette horreur. Par là le sous-titre du livre, petit traité d’humanisme à la française, peut se lire de plusieurs manières, pas seulement ironiques.

Notes

  1. M. Foucault, Surveiller et Punir, chapitre 1, Paris, Gallimard, NRF, 1975, p. 9-11.
  2. Voir le récent Formol.
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Chroniqué par en septembre 2008