Here

de

Traditionnellement, depuis Alberti, toute image, surtout si elle est encadrée et accrochée à un mur, semble une fenêtre ouverte sur le monde. Dans cet ouvrage, Richard McGuire nous invite à tourner le dos au monde ainsi perçu, et à franchir un cadre qui n’est pas le châssis d’une fenêtre, mais la couverture d’un livre où se dévoile, entre les pages, un espace dans toute sa quatrième dimension.

Une fenêtre à l’avers du livre, un mur de brique au revers, tout deux quelque peu grossis sont les traces extérieures des deux éléments les plus intangibles de l’espace intérieur qui va se déterminer au fil des pages : une fenêtre à guillotine et le foyer d’une cheminée[1].
L’épaisseur du cartonnage de la couverture renvoie symboliquement à la solidité (relative) des murs qui construisent et déterminent l’espace dans lequel tout se passe[2]. Cette spatialité est renforcée par le fait que tout se dévoile systématiquement sur une double page montrant un coin de pièce autant qu’un coin du monde, dont l’angle est précisément matérialisé par la pliure de la reliure quand le livre est ouvert. Ce système de la double page forme une grande case dont le cadre n’est pas dessiné comme celles qui y surgissent à la manière d’inserts, mais qui se trouve suggéré par le léger décrochement de la couverture. Aspect renforcé par une dominante grise, couleur du mur extérieur qui est la même que celle des cadres dessinés, mais aussi des récitatifs placés systématiquement en haut à droite de chaque case (dans un angle là encore), indiquant des dates dans un écart allant de 3 milliards d’années avant notre époque[3] à 22 175 années après[4].
Notons aussi la mise en place avec une grande précision, du titre, du mot «Here», au centre de la partie inférieure semblant ouverte de cette fenêtre très côté Est, et très «Hopperienne» dans son rendu. En approchant/accolant au millimètre le deuxième «E» des rideaux situés à droite, McGuire crée une légère illusion d’optique accentuant l’effet de profondeur. Comme si l’auteur suggèrerait non seulement que tout se passe à l’intérieur, mais aussi que tout ce qui allait faire sujet dans ce livre était une matière ayant à voir avec un perceptif leurré par ses capacités et une opacité subconsciente déterminante.

Le livre débute à la date de 2014, année de sa première édition. Le choix de publication de l’ouvrage à l’extrême fin de cette même année n’est peut-être pas le fruit du hasard ou d’aléas éditoriaux. Il sort quand l’année qui inaugure son récit se termine, est désormais déjà de l’ordre du passé, semble n’avoir pu s’affirmer au présent. Par cette manière, l’auteur affirmerait peut-être cette impossibilité à saisir la quatrième dimension de notre existence, d’en faire un présent sans immédiatement en faire un passé.
La date qui suit est 1957, date de naissance de l’auteur. La pièce devient dès lors un espace du souvenir, d’un début de conscience, d’un cycle de vie commençant par l’apparition de la mère dans cette pièce, et qui entamerait sa fin par la maladie du père au milieu des années 2000, pour se terminer par la disparition des deux parents suggérée par la pièce vidée de ses meubles en 2014, libérée pour être de suite à nouveau aménagée par d’autres occupants. Le livre commence donc par la fin d’un cycle et le début d’un autre. Par là, avec seulement deux images, l’auteur dévoile son postulat, qu’il étaiera par l’idée de confronter des cycles de tailles variables, allant de ceux faisant l’étoffe d’une vie humaine, à ceux caractérisant les évolutions de la vie sur terre.
Reprenant le concept de sa célèbre bande dessinée homonyme de six pages publiée en 1989 dans la revue Raw, volume 2, dirigée par Art Spiegelman et Françoise Mouly, McGuire lui donne ici, une ampleur et une cohérence vertigineuse, dont on comprend qu’elle ait nécessité quinze ans de travail pour aboutir. En l’étendant aux dimensions, ou, pourrait-on dire, à l’architecture d’un livre, le principe simple et génial de la confrontation d’époques en un lieu précisément déterminé se trouve décuplé. La fenêtre, la cheminée, sont les étalons explicites ou implicites d’une scène[5], où vont apparaître et disparaître des cases de tailles variables, mais au contenu toujours à proportion du lieu, faisant chacune surgir des époques différentes situées dans un passé ou un futur plus ou moins lointain. En faisant se confronter ces cases dans une case ici devenant planche, Here montre plus que jamais qu’il doit son invention à la bande dessinée et ses mécanismes. De ces confrontations d’images morcelées de temps, de variations d’un espace, des vies qu’elles contiennent et de leurs représentations, naissent des entrelacs narratifs jouant de l’ellipse et de la mémoire, qui poussent la neuvième chose dans ses marges les moins fréquentés.

Au-delà de ces principes particuliers, l’ouvrage de Richard McGuire interroge de manière magistrale la nature du temps, l’humanité aux vies fugaces, la conscience humaine définie comme une histoire personnelle, et la relativité de nos existences, chacune forcément étalonnée à l’aune de notre naissance, de la même manière mais à une autre échelle, que notre ère contemporaine voire notre vie sociale, l’est, au moins pour le calendrier, à celle du prophète des chrétiens. La reprise d’une histoire vieille d’un quart de siècle et ayant été déterminante pour des auteurs majeurs actuels tel que Chris Ware, pouvait faire craindre le pire. Pourtant, McGuire a su faire de Here un véritable aboutissement, transformant son œuvre pour Raw en une lointaine ébauche. Un travail de longue haleine, où pour saisir un tant soit peu l’essence du temps et de ce qu’il conditionne, il fallait savoir prendre son temps, apprendre à être ici d’avantage que maintenant.

Notes

  1. Notons que le triangle d’ombre, dans la partie supérieure gauche, peut suggérer la présence d’une pergola, indice qui permet d’imaginer que cette maison ressemblerait à celle que l’on devine de l’autre côté de la rue, en quasi miroir, dans les pages datées de 1906.
  2. En déterminant un espace précis, Richard McGuire procède un peu comme certains scientifiques ou archéologues fouillant des parties circonscrites du sol pour ouvrir des « fenêtres sur le passé » à travers les différentes couches qu’ils dégagent. Son processus peut aussi évoquer celui de David Haskell, qui, dans son livre, Un an dans la vie d’une forêt, a examiné et décrit les évolutions saisonnières de celle-ci, ainsi que son écologie, à travers une parcelle précisément déterminée de 1m2.
    La différence est que McGuire ne regarde pas le sol mais un horizon et que son regard d’artiste peut se porter dans toutes les directions du temps. Il perçoit ce dernier un peu comme une onde, en capte ses images fragmentées à travers différentes longueurs ou fréquences, en allant en tout sens sur un spectre hypothétique.
  3. McGuire utilise l’acronyme «BCE», Before Common Era.
  4. Du début de la vie sur terre à quelque centaines de milliers d’années près, à une «posthistoire» comme équivalent ou contrepoids symbolique au paléolithique supérieur de l’histoire humaine. En quelque sorte, cette «posthistoire» débuterait en se situant par rapport à notre époque à la même distance temporelle mais dans le futur, que la préhistoire quand elle entamait sa fin pour les historiens et archéologues.
  5. Qui dans cette perspective 3D seraient respectivement et symboliquement l’abscisse (l’horizontale) et la côte (la verticale). La profondeur, ou l’ordonnée, serait déterminée par l’angle d’ouverture du livre, associé à la diégèse. On pourrait aussi filer la métaphore de coordonnées géographiques ou GPS toutes aussi symboliques.
Site officiel de Richard McGuire
Site officiel de Pantheon Books
Chroniqué par en janvier 2015