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Les Heures de Verre

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Il est des auteurs qui nous interpellent par leur approche graphique originale. D’autres, par la finesse de leur écriture. D’autres encore, par un point de vue inédit sur leur sujet. Puis, il y a ceux — et celles — qui nous étonnent pour ces trois raisons combinées. Et Alice Lorenzi est certainement de ceux-là.

Dire des Heures de Verre que c’est un livre impressionnant relève sans doute de l’euphémisme ; quoique, s’agissant d’un éditeur relativement confidentiel (La cinquième couche), on peut être pardonné de ne pas connaître. Moi-même, j’ai rencontré l’ouvrage par hasard. Je crois que l’anecdote mérite d’être racontée.
J’étais à Angoulême, et un petit bout de femme belge approche de notre stand, demande si elle peut avoir une dédicace de ma collègue Iris. Bien sûr que c’est possible. Mais qui êtes-vous, au fait ? (C’est que je deviens sociable quand je vends des bouquins.) Et de découvrir que l’auteure est du stand juste en face, et de feuilleter ses deux fanzines, More Human et Pourquoi me fuir (chez Mycose). Et puis finalement d’être aimablement dirigé vers ces Heures de Verre, livre somptueux dont l’éditeur tint à me spécifier que «même le code barre a été dessiné par l’auteure» (véridique).

Feuilleter un livre peut se révéler ingrat. On peut être rebuté par une approche graphique sans relief, loupant du coup un travail narratif exceptionnel. On peut aussi être ébloui par un dessin magnifique, mais rester méfiant, croyant que l’intérêt de la chose se borne à cela (car on devrait bien savoir qu’un beau dessin ne fait pas une bonne bande dessinée). Mais le travail de Lorenzi, immédiatement et même d’un point de vue strictement graphique, sent le récit. On n’a pas à regarder le dessin longtemps qu’on voit tout de suite qu’il raconte quelque chose. Ces décors foissonnants, ces figures humaines obsédantes, tout cela a rapidement valeur d’histoire. En fait, un certain sentiment de modération nous fera peut-être ne lire que partiellement Lorenzi, avec un peu de distance, tant ses images sont facilement évocatrices de sens.
Une affaire de patronymes nous incite, peut-être maladroitement, à penser à Lewis Carroll. Graphiquement, s’entend : dans le classicisme d’images sans âge, ressemblant à des gravures anciennes, dont l’absence de contexte procure une aura esthétique et sémantique indescriptible, à proprement parler étrange. D’autant plus qu’Alice, ici, serait l’auteure et non pas la créature de ces desseins.

Il y a un élément de redondance chez Lorenzi qui se révèle rien de moins que fascinant. D’abord car, et ce sera évident pour n’importe quel lecteur pas trop endormi, ses personnages se ressemblent. Toutes les filles sont de jolies mais frêles blondes. Tous les garçons, de lumineux et dangereux éphèbes, se fabriquant une virilité par condescendance.
Mais ce sont les filles qui sont les porteuses du récit : poétiquement «aliénées» (j’utilise le mot le trouvant laid et mésadapté à cette fin, mais que voulez-vous), poétiquement «naïves» (idem), elles incarnent un spleen inédit, celui de la jolie jeune fille refusant d’utiliser un pouvoir vulgaire qui est celui de la séduction pure et simple, cherchant à attaquer autrement mais avec quoi.
Ce motif résume peut-être l’œuvre récente de Lorenzi, quoique, on l’aura compris, celle-ci ne se limite bien sûr pas à cela. Mais cette observation nous force à faire rencontrer, ne serait-ce qu’en esprit, Alice et Cendrillon — combinaison aussi miraculeuse que formidablement malsaine.

Mais assez de poésie. Prenons Lorenzi par le formalisme, elle se révèle tout aussi fascinante. Déjà qu’il s’agisse de l’une des rares auteures depuis les années 1940 à reprendre à son compte les «changing backgrounds» chers à Herriman (dans More Human, ces décors deviennent même élément du discours, alors que la protagoniste se voit demander d’«éteindre» le papier-peint, superbe invention narrative d’autant plus qu’elle est dessinée de manière exquise). Élément de classicisme, mais de classicisme si pointu qu’il redevient d’avant-garde.[1]

Mentionnons aussi le format inhabituel des Heures de Verre ; car il s’agit d’un livre qui se lit à la verticale, comme un calendrier. Ce qui nous donne des cases à la fois exagérément grandes et encore trop petites pour la quantité de détails qui s’y trouvent. Marque de générosité et de luxe, bref : de rareté. Les Heures de Verre sont à peu près aussi gigantesques que Little Nemo, autre travail sur le rêve et sur le temps. D’ailleurs, et soit dit en passant, ces Heures de Verre n’ont probablement rien à voir avec un livre d’heures. Prenons plutôt le titre au mot, et notons la ressemblance avec ce mot anglais : «hourglass», c’est à dire sablier. Objet servant à calculer la durée et la douleur de l’attente, par exemple.

Et comme pour le sable, on a beau creuser, on n’arrive jamais au fond. Ces quelques réflexions proviennent d’une simple lecture de l’œuvre récente d’Alice Lorenzi. Je n’ose imaginer ce qui ressortira lorsque je relirai ses livres.

Notes

  1. Un peu d’eau au moulin de Northrop Frye qui affirmait que toute avant-garde prend sa source dans un classicisme juste un peu trop ancien pour qu’on s’en souvienne avec clarté. On retrouve cette observation dans la magistrale Anatomy of Criticism (Princeton, 1971).
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Chroniqué par en février 2007