Juliette

de

L’entrée en matière se fait douce et progressive ; d’emblée, le rythme et le ton sont donnés. Avant même la présentation ordinaire du titre, une bande apparaît seule au bas de la première page, en amorce d’un petit préambule comme on en voit souvent au cinéma. Au tournant, la page qui suit est complète, mais toujours muette. Comme la première, elle montre divers paysages ferroviaires, moroses et hypnotiques, familiers aux usagers de la SCNF. Et puis, alors que la Juliette annoncée sur la couverture apparaît enfin à l’intérieur du train, une discussion fortuite entre deux vieilles femmes près d’elle clôt ce préambule de façon prophétique : « C’est calme, mais ça va pas durer… »

Visuellement, l’œil est comblé par les motifs printaniers et la palette lumineuse de Camille Jourdy, qu’un encrage vacillant souligne à peine, laissant d’ailleurs les personnages dans un flou fertile. Page après page, le récit se déploie dans une alternance de gaufriers foisonnants et de grandes pleine-pages aquarellées qui ponctuent l’action dans des suspensions éclatantes, presque magiques. Discrète et tout en finesse, la construction narrative accorde en effet à chaque moment sa juste dimension, dans le temps du récit et dans l’espace de la page, n’hésitant pas à créer des échos et des miroirs, à faire revenir le lecteur sur ses pas.

Camille Jourdy nous y avait accoutumés avec les trois tomes de Rosalie Blum, parus entre 2007 et 2009 : chez elle, l’intrigue se situe principalement dans le cheminement introspectif des personnages ; elle est incarnée par ces figures romanesques dessinées tout en nuances, contradictions et complexités, réalistes en fin de compte, et rendues par là même attachantes. Il y a d’abord Juliette, jeune femme apparemment seule, qui rentre dans la petite ville paisible et arborée qui l’a vue naître et où sa famille au complet vit encore. Elle vient pour chercher des réponses, ou du moins questionner par ce retour aux sources l’angoisse qui, parfois, l’étreint jusque dans son rythme cardiaque. Sans doute aussi importante au récit, il y a Marylou, sa grande sœur, trop tôt mère de famille, sommée d’être forte, et dont les rencontres au jardin avec son amant vendeur de déguisements — on note l’agréable métaphore — mettent à sa vie du baume. Il y a Georges, célibataire oublieux, qui occupe en garçonnière la maison où Juliette a grandi, lisant dans ses toilettes des poèmes à son araignée Germaine. Au second plan, il y a les parents farfelus des sœurs, séparés, s’asticotant volontiers, maternés par Marylou. Enfin, en arrière-plan, il y a le reste de la famille des sœurs et le groupe d’amis ingrats que Georges fréquente au bar Le Tropical. La rencontre entre Juliette et Georges, se retrouvant dans leur vague à l’âme autour de bouteilles de champagne en plastique et d’un petit canard nommé Norbert, les non-dits et les difficilement-mais-enfin-dits entre Juliette et Marylou, entre Juliette et son père, les éclairs de lucidité de la grand-mère sans doute nonagénaire ; tout autant d’interactions entre ces individus qui vont faire émerger subtilement, dans un va et vient de fantaisie (de rire !) et de spleen, les mystérieux fantômes du sous-titre du livre.

Juliette, c’est le roman des petits riens et des grandes questions, à la fois tragique et burlesque, qui interroge sans en avoir l’air les liens familiaux, la mémoire et la perte, la recherche simple du bonheur.

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Chroniqué par en mai 2016