La crâne rouge

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L’expérience éditoriale continue…

Dans sa trajectoire unique qui présente des livres quittant les sentiers battus des courants éditoriaux balisés, le FRMK a publié cette année le superbe livre La Crâne Rouge en collaboration avec La « S » grand atelier, centre d’art différencié situé à Vielsalm, dans les Ardennes Belges. Le livre présente toutes les richesses que cette expérience éditoriale permet. Sa très grande qualité d’impression offre au lecteur un univers d’une très grande richesse graphique, un travail réalisé au bic bleu par ses deux auteurs, DoubleBob et Nicole Claude, à la fois très intense, voire enlevé, et en même temps tout en nuance, hypersensitif, épidermique. Conjuguée à cette attention à l’épiderme des pages, son format particulier, vertical, et tout en longueur (étroit), donne au lecteur l’envie de s’approprier cet écrin, cet objet fétiche, de le prendre en main, tout en se voyant porté dans une lecture contrainte et aride.

Des auteurs du FRMK avaient au départ été invités par Anne-Françoise Rouche, directrice artistique de La « S » Grand Atelier donc, à créer des collaborations avec des artistes membres de ses ateliers pour réaliser des récits graphiques durant une résidence de deux semaines. Projet qui dépassait tout sens commun quant à l’idée que l’on se fait du des artistes porteurs d’un handicap mental, et de la conception traditionnelle de la bande-dessinée. En effet, certains se sont peut-être demandé comment des personnes déficientes mentalement pouvaient « prendre leur lecteur par la main » (ou par l’œil) pour le guider à travers un récit graphique… Alors que d’autres se demandent toujours si cela faisait bien partie du champ de la « bande dessinée ». La rencontre du FRMK et de La « S » Grand Atelier montre que c’est justement la conjoncture de cette aspiration à l’expérimental, propre au FRMK, et la contrainte d’un travail qui naît de la rencontre d’artistes professionnels avec des artistes déficients, propre à La « S », que des récits graphiques ont pu prendre forme. Depuis l’expérience de l’ouvrage Match de catch à Vielsalm, ceux-ci multiplient les collaborations, et c’est dans ce sillage qu’est né La Crâne Rouge, ouvrage de collaboration entre Nicole Claude (membre de La « S ») et DoubleBob (auteur du FRMK).

…avec un livre écrin et rude

La Crâne Rouge s’entame sur un œil ouvert, un œil entrouvert, et une bouche encore fermée. Dans la vignette suivante apparaissent trois paires d’yeux scrutant le lecteur au milieu de l’espace blanc. Plus loin encore, un crâne souriant et un être sommairement dessiné semblent parler, bouches grandes ouvertes à un interlocuteur invisible. Ceux-ci se referment, et les visages deviennent des maisons, presque impénétrables, nervurées et capitonnées par des traits appuyés au bic bleu. Mais avec le passage d’une main à l’autre, ces murs connaissent de nouvelles extensions imaginaires qui rendent visible leur intérieur. Les trous et les orifices de ces visages denses matérialisent un espace saturé d’être. Dessinés par Nicole Claude, ces visages sont des espaces habités tels des barricades, des couvertures, des coffrages où se démoule un être empreint d’existence. Dans ses dessins, tout est cloisonné, coffré, et en même temps cri jubilatoire et débordement. Le visage et la page sont des surfaces sensibles où s’expriment certaines attaques plus appuyées, et ce sont alors, tout en douceur, les interventions de DoubleBob qui y répondent.

La crâne rouge c’est, avant ces images, un flot de paroles écrites qui se répand sur les premières pages du livre, texte ininterrompu formé d’un tissu d’éléments racontés, équivalent charnel à la teneur des images qui suivent, ouverture écrite qui fait le récit d’événements passés (d’apparence traumatique, mais qui semblent aussi fictifs) : « ELLE EST SOURDE LA CRÂNE ROUGE J’AVAIS UN CORSET MOI L’A TIRÉ C’EST UN BANDIT UN BANDIT CELUI LA TUER TUER MOI IL PEUT PAS FAIRE ÇA HEIN ? BONJOUR IL EST A LA PORTE B C’EST UN MÉDECIN IL EST MÉCHANT J’ÉTAIS ASSISE SUR UN TABOURET » « EST-CE QUE TU AIMES LES SOURDS ? MOI PAS ».

La crâne rouge se pénètre, ou ne se pénètre pas, comme une maison barricadée. Ses façades sont des visages dont la chair dessinée à l’encre bleue est compactée, condensée dans un apparent désordre, autour des bouches et des yeux, organes qui apparaissent en creux, tels de profondes écorchures, des trous béants, qui se creusent d’autant plus que les chairs qui les corroborent continuent à se former, en tissus serrés et agglomérés ne se laissant pas traverser. Ces trous, ces blessures, traces de pertes irrémédiables et marques de souffrances enfouies dont le mutisme semble équivalent à l’ampleur de la perte, sont aussi des espaces laissés vacants, où l’œil peut se poser, l’image caresser l’image, et l’amour se dessiner ; comme donc se loge un œil dessiné par un auteur là où se trouvait celui de l’autre. De manière à la fois tendre et abrupte, les êtres hybrides dessinés par l’un, puis par l’autre, peuvent se mêler ; au creux de leurs orbites, certains visages sont peuplés de nouvelles paires d’yeux plus caressants, ils en sont pénétrés.

Post scriptum

Et c’est ainsi que ce livre à quatre mains, né de la contrainte et d’un amour silencieux, tous deux transmués en image(s), et rendu possible par la collaboration étroite du FRMK et de La « S », attise encore aujourd’hui ce que Hans Bellmer révélait déjà autour de 1933 dans sa Petite Anatomie de l’Image : « L’image du sexe s’étant glissée sous celle de l’œil, il n’y a pas d’obstacle à ce que la sexualité (l’amour), déguisée en faculté visuelle, ne tienne ses promesses prestigieuses. Car le sentiment d’infériorité, de diminution physiologique (…) réclame une compensation et, davantage, un dépassement véritable, qui consisterait ici dans les preuves plus ou moins objectives d’une capacité supranormale : “pouvoir voir avec la main”. Et, soulignons que cette fois-ci le déplacement a atteint la surface de la conscience, son contenu irrationnel est devenu manifeste ».

Site officiel de FRMK
Chroniqué par en octobre 2012