La Page Blanche

de &

Notes de (re)lecture

Oh, le bel incipit

L’incipit désigne les premières phrases ou les premiers paragraphes d’un roman qui installent à la fois le contexte du récit (les lieux, les personnages, etc.) et la relation que l’auteur noue avec ses lecteurs («il était une fois…» introduit par exemple le conte). L’incipit sert évidemment aussi à éveiller l’intérêt du lecteur.

La Page blanche s’ouvre sur un préambule de six pages particulièrement efficaces constituant un incipit exemplaire. Sans trop dévoiler du livre, indiquons qu’il nous narre la quête d’un passé oublié menée par une jeune femme devenue amnésique. C’est cette jeune femme qui apparaît dans les premières pages de La page blanche.

Mise en présence du personnage principal

Assise sur un banc dans un paysage parisien familier, elle est seule en scène, à l’exception de trois figurants apparaissant furtivement en fond de case. Il convient déjà de souligner le petit tour de force que constitue l’animation d’une séquence introductive de six pages en ne misant que sur un seul personnage quasiment immobile (elle se lève une fois de son banc) et prononçant (in petto ou mezza voce) moins de cent mots : nous sommes habitués à des entrées en matière soit plus bavardes soit plus agitées (in media res). Cette mise en scène relativement rare n’est pas gratuite : La solitude de celle qui va bientôt découvrir s’appeler Eloïse Pinson, ainsi que l’état de désœuvrement, d’inaction dans lequel elle se trouve contiennent déjà tout le récit à venir.
Présente dans chaque case, le personnage en occupe le centre presque systématiquement : C’est ainsi que nous est pratiquement imposée la présence de cette jeune femme, quasi muette, statique et si peu agissante. Nous sommes obligés de prendre le temps de regarder ce corps qui prend, au fil des premières pages une épaisseur singulière au regard de l’économie du dessin de Pénélope Bagieu. Un contrat se noue ici avec le lecteur qui accepte désormais de suivre un récit qui se nourrira de la rareté des informations et de l’indigence des péripéties.

Une ambiance

Si la mise en scène de la solitude sur une aussi longue séquence relève plutôt d’un talent de scénariste (et il convient de rendre justice à Boulet pour ce beau travail), ces six premières pages sont aussi remarquables par une belle réussite de dessinateur : Il est rare de voir une ambiance de crépuscule urbain aussi bien rendue. C’est l’automne et la nuit tombe sur Paris et il est impossible de ne pas le voir dans les dessins de Pénélope Bagieu : quelques détails discrets (le commerçant abaissant son rideau de fer) ou rendus plus explicites (le tintement caractéristique de l’allumage des ampoules de l’éclairage public), viennent compléter un travail de couleur très réussi. La nuit tombe sur Paris qui s’engage dans l’automne et nous entrons avec Eloïse Pinson dans un monde moins clément et plus difficile à lire. L’obscurité qui l’enveloppe désormais, c’est aussi celle de ses souvenirs éteints et le réverbère de la dernière case n’éclaire qu’elle même, sans permettre de lire clairement l’environnement dans lequel elle va devoir évoluer.

Oh, la belle première planche…

C’est ainsi que cet incipit de six planches annonce l’ensemble du livre, tant dans son contenu (on découvre l’intrigue) que dans la forme du récit qui nous est proposé. La première planche (une image pleine page) semble fonctionner selon le même principe : on y lit déjà le crépuscule et l’automne ; on y fait connaissance de la jeune femme qui occupe le centre de l’image. Cette position et la taille de l’image l’annoncent sans doute comme le personnage principal. Son attitude solitaire et son air vaguement interrogatif pourraient signaler un état anormal… mais peut être que le lecteur, averti par le titre du livre et par la rumeur qui l’annonçait en savait déjà trop pour qu’il soit possible de prendre une mesure juste de l’efficacité de cet incipit de l’incipit

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Chroniqué par en janvier 2014