L’An 01

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L’Association publie pour la seconde fois L’An 01 de Gébé, mais cette fois dans une édition luxueuse faisant véritablement honneur à ce chef d’œuvre. Cartonnée, avec un papier à fort grain, une nouvelle préface signée Frédéric Pajak et, en fin de volume, le DVD du film L’an 01 accompagné de quelques bonus : l’édition du livre permet de (re)découvrir cette œuvre phare et surtout l’importance qu’elle a eu lors de sa publication.

Figure de proue de Charlie Hebdo dont il fut rédacteur-en-chef de 1971 à 1985, Gébé développe avec L’An 01 un projet utopique : le fantasme d’une société pacifiquement révolutionnaire, dont l’ampleur serait mondiale, qui réduirait le travail à quelques tâches ponctuelles nécessaires à la survie (la fabrication de nouilles par exemple), qui abolirait toutes les institutions comme la justice ou l’état et dont le but serait de laisser la population s’instruire et réfléchir sur sa propre condition. Ce grand bouleversement se mettrait en branle à travers des actions simples de la vie quotidienne (prendre le train suivant et même ne plus le prendre du tout, ou encore faire un pas de coté) et s’incarnerait par ces seuls mots : «On arrête tout».

Un esprit post soixante-huitard pour un projet collectif

Si certains créateurs du mensuel Hara-Kiri se sont souvent attribué, avec l’effronterie qu’on leur connait, la paternité de l’esprit de mai 68, le lien entre l’esprit libertaire du journal et des mouvements de l’époque est sujet à discussion. Dans son analyse de l’histoire de Charlie Hebdo (première époque), Stéphane Mazurier explique : «Il serait évidemment excessif de considérer Hara-Kiri comme un des moteurs essentiels de Mai […]. Hara-Kiri a, toutefois, participé à un sérieux dépoussiérage de cette France des années soixante, encore marquée par une certaine austérité morale.» Il cite plus loin le professeur Choron : «C’est vrai que Hara-Kiri a dû foutre un peu le feu là-dedans»[1]. Mais quelle que soit l’implication du mensuel dans ces évènements, L’An 01 est résolument une œuvre post-soixante-huitarde emblématique. Plus qu’un simple livre, c’est aussi une époque que décrit Gébé, reprenant l’essence philosophique et libertaire qui a animé toute une partie de la population. Chaque semaine, de 1971 à début 1974, Gébé dessinera une planche de L’An 01, présentant son projet utopique et le développant planche après planche. Il traduit et poursuit l’énergie qui a galvanisée autant de monde autour de questions de société qui peuvent nous paraître dépassées mais qui étaient alors (et qui restent malheureusement pour beaucoup d’entre elles) taboues et pourtant au centre de nombreuses préoccupations. Cette énergie prendra véritablement corps dans la création collective du film L’An 01 réalisé par Jacques Doillon et que Gébé annonça dans le numéro de Charlie Hebdo du 7 Juin 1971 sous le titre : «Un film à faire ensemble : L’An 01». Assez rapidement s’est ainsi dessinée cette idée de la production de deux œuvres parallèles et complémentaires : une sur papier publiée chaque semaine dans Charlie Hebdo, et l’autre cinématographique.

Le dessinateur présente le film comme l’accomplissement à trouver. Le film permet effectivement une dimension collective chère au dessinateur, présente et centrale dans toute cette œuvre et que ne supporte peu ou pas le dessin[2]. A travers les pages du journal, le dessinateur proposait aux lecteurs désireux de participer de lui écrire, donnait des rendez-vous ainsi que des nouvelles de l’avancée du tournage. L’équipe se rendait alors chez les gens, rencontraient physiquement les partisans de l’utopie née dans le journal. Le film mobilisa ainsi un grand nombre de volontaires animés par le désir d’incarner l’idéal de Gébé. Le journal reçut aussi l’appui de toute une génération d’acteurs issus pour la plupart du Café de la Gare, pas encore véritablement connus mais qui le devinrent par la suite comme la troupe du Splendid ou encore Coluche et Miou-Miou (qui posait déjà pour les romans photos de Hara-Kiri). Alain Resnais tourna une séquence entière du film (la séquence se déroulant à New York, avec la voix off de Stan Lee). Toute cette effervescence rend compte de l’impact qu’avaient ces planches pour la société. Elle témoigne le besoin de croire en cette utopie, que le vent de 68 soufflait encore et que les gens pouvaient encore se rassembler autour d’idées. Le film peut ainsi se concevoir comme l’aboutissement de ce désir de création à plusieurs (mais pas une création en commun) : un film réalisé collectivement, qui présente l’idée d’une utopie collective. La réalité rejoint en quelque sorte la fiction (de papier) par la fabrication d’un objet fictionnel (le film).

Le papier et la pellicule

Si, d’une certaine manière, le livre et le film sont donc complémentaires, il se pose toujours la question de la différence d’impact que peuvent avoir chacun de ces deux objets.

La première différence qui vient à l’esprit, prosaïque, est celle du nombre de personnes touchées, le cinéma passant comme plus populaire que la presse. Si nous venons de voir que la traduction de cette utopie qui passe du papier à la pellicule est tout à fait cohérente avec le projet en lui-même, la raison de cette «adaptation» pourrait aussi se trouver dans la volonté de toucher un plus grand public. Cependant, cette réalité actuelle de la domination populaire du cinéma sur la presse n’a pas toujours été vraie. Pour Stéphane Mazurier, la période 1971-1974 est l’âge d’or de Charlie Hebdo (qui coïncide avec la publication de L’An 01 (mais est-ce une coïncidence ?) ) : «L’hebdomadaire des éditions du Square connait durant ces années les meilleures ventes de son histoire, tant et si bien que Georges Bernier évoque «quatre ans de bonheur»». Il s’appuie plus loin de chiffres : «Les ventes de l’hebdomadaire à Paris ont quintuplés en six mois, passant à près de 25 000 exemplaires. Charlie Hebdo est alors vendu à 120 000 exemplaires pour un tirage de 180 000.»[3] Le film quant à lui fut projeté dans une seule salle à Paris, et accueilli en tout et pour tout 120 000 visiteurs pour un cumul en France de 258 110 entrées. Il est donc probable que L’An 01 ait eu plus de lecteurs que de spectateurs. Toutes les semaines, le journal avait son noyau dur de fidèles auquel venaient s’ajouter des lecteurs ponctuels. De plus, le journal se prête facilement, se lit dans les bars, permet une plus grande circulation. Mais s’il y a certainement eu un plus grand nombre de lecteurs d’au moins une page de L’An 01, le film a permis de présenter ce projet utopique dans sa globalité en un objet homogène à une population plus grande. Durant 1h24, les spectateurs assistaient à un condensé des pages du journal, qui étaient elles-mêmes dessinées dans le but d’esquisser le scénario du film. De plus, le film a permis de toucher une sphère critique plus importante que le livre, parvenant même à recueillir les éloges de journaux plutôt réfractaires à ce genre de philosophie comme Le Figaro par exemple. Le film a ainsi eu un impact plus important sur toute une sphère critique, étant souvent cité dans les œuvres inspirées par Mai 68. A titre purement indicatif, si on tape «L’An 01» sur le moteur de recherche Google, il n’est fait mention du livre qu’à la quatrième occurrence de la première page. Le film est ainsi mentionné trois fois avant que n’arrive le livre.

Au-delà de la différence d’atteinte numérique du public se pose une contradiction ontologique. La divergence dans la réception de cette utopie se situe dans la confrontation entre la représentation d’une réalité que propose le film et la construction d’une idée qui passe par le dessin. En effet, l’image filmique offre une certaine matérialité au récit, les séquences recouvrent une réalité presque palpable. Le jeu approximatif des acteurs et la mise en scène conventionnelle qui donnent la part belle aux dialogues peuvent parfois tourner le film en un jeu théâtral gonflé d’absurde, une farce cinématographique. Au contraire, le dessin de Gébé, presque technique, renvoi bien plus au monde des idées, à l’élaboration d’un possible. Il y a un pouvoir d’appropriation plus fort dans le dessin car le lecteur peut véritablement se projeter dedans. Manifestement influencé par la formation de dessinateur industriel que Gébé ne reniait pas (et qui s’exprimera particulièrement dans L’âge de fer), certaines planches de L’An 01 se conçoivent comme un mode d’emploi pour faire l’An 01, et le lecteur se projette dans les silhouettes qui habitent les schémas et qui s’adressent alors directement à lui. Ce qui relève de l’utopie à l’écran, d’une sphère purement fictive s’appréhende à travers le dessin comme un véritable projet en soi.

Mais à trop vouloir analyser, on en perdrait l’essentiel : l’humour et le lyrisme de Gébé. Son trait, plein de déliés, empli de finesse, se réinventant presque à chaque dessin apporte une grande élégance à ce projet. La délicatesse de ses personnages s’exprime par le trait qui oscille entre mollesse et rigidité. Il y a quelque chose de fascinant et d’indescriptible chez Gébé qui anime la lecture, et dans un même temps un mystère, une incompréhension qui subjugue. Les pages de L’An 01 étaient lues dans leur périodicité, au milieu des autres pages de Charlie Hebdo traitant de politique nationale et internationale. Elles s’inscrivaient alors de facto dans un contexte politique et social qui les encerclait. Elles pouvaient sonner comme une réaction, une alternative aux dérives de la société, mais surtout comme un espace de respiration au sein des turpitudes contemporaines. Avec L’An 01, Gébé nous invite dans une révolution joyeuse où la simple idée d’un mouvement collectif, qui rejette pacifiquement et dans l’allégresse les entraves de la société, revêt une certaine forme de poésie. C’est finalement cette poésie, intemporelle, qui rend la lecture de L’An 01 toujours aussi moderne.

Notes

  1. Stéphane Mazurier, Bête, méchant et hebdomadaire, une histoire de Charlie Hebdo (1969-1982), Buchet Chastel, 2009, p.48-49.
  2. Cette affirmation est bien entendu sujette à discussion. En tout cas, il est surprenant que, si Gébé tenait à faire du film L’An 01 une œuvre collective, ses appels à participation accompagnant ponctuellement les planches qu’il publiait dans Charlie Hebdo n’étaient destinées qu’à des comédiens ou à des personnes désireuses de jouer dans le film. Il restait ainsi seul maître du scénario et gardait une certaine place de démiurge au sein de cette entreprise annoncée comme plurielle.
  3. Stéphane Mazurier, Bête, méchant et hebdomadaire, une histoire de Charlie Hebdo (1969-1982), Buchet Chastel, 2009, p.109-110.
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Chroniqué par en décembre 2014