Le Dramaturge

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Avec la publication d’Alec, les éditions çà et là nous faisaient découvrir une facette importante du travail d’Eddie Campbell, celle d’un pionnier de l’autobiographie, montrant que l’auteur-éditeur britannique était bien plus que le simple dessinateur de From Hell. Avec Le Dramaturge, c’est sur une autre partie de son œuvre que le voile est levé, celle d’un illustrateur caustique et d’un étrange coloriste.

Dans cet ouvrage tout en récitatif, le scénariste Daren White décrit en dix scènes un personnage pour le moins antipathique. Hautain, égoïste et méprisant, le dramaturge n’en est pas moins un obsédé sexuel ordinaire. Frustré, systématiquement maladroit avec le sexe opposé, il dissèque les femmes du regard dans le bus, découvre le porno en ligne, fantasme sur son agente et se venge de l’espèce humaine dans ses pièces. En s’inspirant de sa vie, il atteint le succès (tant public que critique) à chacune de ses saillies – même si pour cela il doit rompre avec sa famille, qui ne supporte pas les hideux portraits qu’il dresse, en particulier ceux de son frère handicapé.
Un frère qui va soudain resurgir dans la vie du dramaturge, qui se retrouve à s’occuper quotidiennement de cet étranger si familier. Cette compagnie à première vue dérangeante lui offre étonnamment ses premières vraies relations avec le monde, grâce à l’arrivé d’une aide-soignante sachant répondre habilement au mépris souverain de l’écrivain. Sans transformer le personnage en un homme formidable et généreux, cela le trouble, l’amène à reconsidérer quelques-unes de ses idées pourtant ancrées depuis des années, et lui permet même d’être un peu heureux… Mais le bonheur est nettement moins inspirant que le désespoir, et c’est désormais l’angoisse de la page blanche qui le guette.

Par petites touches aux contours flous, Darren White dévoile dans chaque chapitre les différentes facettes du personnage.[1] Des petites touches qui concordent parfaitement avec le dessin de Campbell, réaliste mais lâché, d’apparence négligé mais d’une précision absolue. Le tout relevé par une aquarelle donnant à l’ensemble un éclairage curieux, entre le peintre du dimanche et un alourdissement de l’ambiance par des couleurs souvent vives, mais sciemment salies, aux traces de pinceau apparentes. Ce traitement graphique, ajouté à un découpage au cordeau (la plupart du temps trois cases de taille quasi-égale, même si les contours varient), et à une voix-off  omniprésente (le dialogue est proscrit, tout passe par un lourd commentaire omniscient) donne à l’ensemble une pesanteur absolue, étouffant le lecteur autant que les angoisses du personnage.
Au fil du récit, l’habitude s’installant, le lecteur trouve ses marques, en même temps que le dramaturge semble se libérer de ses démons. La construction des chapitres suit ce fil : à l’origine bien circonscrites à des espaces concrets (« Dans l’autobus », « Au jardin public », « À l’école »…) les séquences deviennent petit à petit plus abstraites, tenant plus aux affects du personnage qu’à un espace temporel. Ainsi, dans un schéma narratif plutôt immuable, les auteurs réussissent pourtant à transformer le récit et à le déplacer dans des endroits inattendus, allant de l’amour du dramaturge pour les cartes postales grivoises — souvenir de ses débuts — à une réflexion sur la relation de l’auteur à son œuvre quand elle quitte sa gouvernance — comme lors d’une adaptation cinématographique.

Si Le Dramaturge emprunte certains aspects du récit d’apprentissage — le personnage se transforme durant le récit, et en sort visiblement meilleur — il s’inscrit cependant dans une démarche plus subtile, navigant entre différentes approches graphiques et narratives, donnant de nombreuses pistes mais jamais de solution. Réussissant à peindre une personnalité complexe, adulée par une société à laquelle elle est incapable de prendre part, il laisse suffisamment de points de suspension et de contradictions pour éviter une lecture unilatérale, et atteint ainsi un réalisme d’une grande justesse qui échappe à l’anecdotique comme à la morale.

Notes

  1. Originellement publié en strips avant d’être retravaillé pour son édition en recueil, Le Dramaturge en garde une rythmique marquée, souvent ternaire, expliquant notamment un gaufrier particulièrement resserré.
Site officiel de Editions çà et là
Chroniqué par en octobre 2012