du9 in english

Les 1001 BD qu’il faut avoir lues dans sa vie

de &

Un ouvrage qui prétend lister les grands classiques de la bande dessinée ne peut être parfait : ses défauts et son ambition sauteront d’abord aux yeux et feront oublier ses possibles qualités. Reconnaissons donc en introduction que la critique est facile.

Comme son nom l’indique, 1001 BD qu’il faut avoir lues dans sa vie entend lister 1001 chefs d’œuvres du 9eme Art. 1001 chefs d’œuvre et non pas 1000 : certainement l’objectif est-il d’inclure une dose d’exotisme dans l’inventaire. Comme si Schéhérazade devait lire l’un de ces chefs d’œuvre chaque nuit pour échapper à la mort. 1001, cela signifie surtout que le corpus est large : encore plus que mille bandes dessinées, 1000 + 1 ce qui ouvre le chiffre à l’infini. Et notons que – même si cela n’est probablement pas volontaire – ce +1, le mille-et-unième et dernier ouvrage n’est autre que Habibi de Craig Thompson qui justement fait allusion aux contes arabes en brodant son récit d’histoires orientales.

Généralement, le jeu avec ce type de listes consiste à en identifier les oublis et les lacunes. Nous ne nous étendrons pas là-dessus, car les débats peuvent se révéler interminables. Disons que nous sommes choqués/attristés/déçus de ne voir figurer aucune ouvre de Charlie Schlingo, Pierre La Police, Carlos Nine, Tony Millionaire ou encore Ruppert et Mulot. Il nous paraît également fautif de ne pas citer Une vie dans les marges de Tatsumi (néanmoins présent avec Blizzard noir et Goodbye) et de n’inclure dans la liste que deux livres d’Alberto Breccia (Mort Cinder et Perramus… on y aurait bien vu son Dracula, Dracul, Vlad ? Bah ; Le cœur révélateur ou sa version de l’Eternaute). Se pose également la question de savoir si Habibi mérite vraiment d’être l’une des seules œuvres à qui les auteurs consacrent une double page…

Passées ces premières critiques, reconnaissons que la liste d’ouvrage est impressionnante et que beaucoup d’auteurs et de titres cités nous sont complètement inconnus. On appréciera aussi le côté « global » de cette liste : des auteurs non traduits en anglais ou en français mais ayant joué un rôle important dans leurs pays sont présents (voir les bandes dessinées coréennes, brésiliennes, d’Europe du nord, etc.). La liste couvre aussi la plupart des genres : de la bande dessinée alternative au manga grand public, en passant par les comics de super héros, les romans graphiques, les œuvres des pionniers… Les auteurs choisissent également de se focaliser plus longuement sur la période allant des années 1990 à aujourd’hui (les derniers ouvrages cités datent de 2011), ce qui nous paraît tout à fait pertinent étant donnée la multiplicité des courants et la vitalité de la bande dessinée dans le monde durant les deux dernières décennies. En outre, l’ouvrage rassemble plusieurs experts de différents pays de la bande dessinée, à commencer par le critique et auteur Paul Gravett. Les notices sont donc généralement bien documentées et bien écrites[1]. Notons également la présence de Benoit Peeters qui a rédigé la préface de l’ouvrage … et signalons que Terry Gilliam a rédigé celle de l’édition anglaise.

Globalement, ce travail apparaît donc comme satisfaisant : éclectique, international et érudit. Encore une fois, on peut regretter des lacunes – mais un tel ouvrage ne peut (et n’a certainement pas à vocation à) être parfait.

Malheureusement, une liste de 1001 bandes dessinées et de bons critiques pour les commenter ne suffisent pour à faire un bon livre. La navigation de l’ouvrage est peu aisée, la présentation des séries n’est pas cohérente, les informations sur les éditeurs sont incomplètes, les logiques de la classification et du classement ne sont pas explicitées.

En premier lieu, l’ouvrage est donc peu maniable. Par son format, d’abord : un pavé d’environ mille pages, donc naturellement difficile à manipuler — mais d’une certaine manière, cela fait partie du jeu pour ce genre de livre à visée encyclopédique. Par contre, l’ouvrage n’a pas de table des matières : pour retrouver un auteur, il faudra aller consulter l’index des auteurs, à la fin de l’ouvrage ; pour retrouver un titre, il faudra regarder l’index des titres situé en début d’ouvrage. On le voit, tout cela n’est pas très logique.

Plus gênant, si chaque bande dessinée présentée est accompagnée d’une fiche détaillée (qui énumère : le titre, une date, le nom des auteurs, la première parution, parfois la première parution française puis, à nouveau, le nom des auteurs avec leur date de naissance et nationalité), le renseignement de l’ensemble n’est pas réalisé de manière cohérente. Ainsi, pourra-t-on voir en l’année 1954 la titre Marvelman/ Miracleman de Maurice Anglowitz… avec pour illustration un épisode scénarisé par Alan Moore et dessiné par Garry Leach et sorti en 1982. L’essentiel de la notice est consacrée aux épisodes scénarisés par le même Moore, mais Marvelman n’est pas cité dans les œuvres qu’il a scénarisées en index (on en compte douze, outre celle-là ; ce qui fait de lui l’auteur de loin le plus présent dans l’ouvrage). Cela pourrait s’expliquer si les auteurs choisissaient de traiter les séries à partir de leur premier numéro : cela n’est pourtant pas le cas, puisque Tintin est présent à plusieurs reprises dans l’ouvrage (avec Le Lotus bleu, Le Secret de la Licorne, Les 7 boules de cristal, Objectif Lune/On a marché sur la Lune, Tintin au Tibet, les Bijoux de la Castafiore). Malheureusement, à aucun moment le lecteur ne trouvera d’explication sur ce classement.
Plus grave, les informations concernant les éditeurs sont lacunaires : pour certains ouvrages en langue étrangère, seul le premier éditeur est indiqué. Par déduction, il est probable que cela signifie que la bande dessinée n’a pas été traduite, mais des précisions auraient été les bienvenues… Citons, par exemple, Big Numbers, série abandonnée d’Alan Moore et Bill Sienkiewicz. L’œuvre est réputée aujourd’hui introuvable et n’a – à notre connaissance – jamais été traduite. On aurait apprécié plus d’informations sur le sujet, plutôt que la simple phrase qui vient conclure l’article : « voici la bande dessinée la plus importante qui ait jamais existé et qui mérite d’être recherchée ».

Enfin, on critiquera les choix de classement des œuvres. Tout d’abord, le choix chronologique : certes, les séquences choisies pour présenter les œuvres peuvent être pertinentes[2], mais à aucun moment les raisons de ces délimitations ne sont exposées. Il aurait de plus été intéressant d’apporter quelques explications, mêmes rapides, sur les évènements se déroulant pendant les périodes évoquées. Elles auraient certainement été plus intéressantes que les doubles pages aux couleurs criardes qui servent à séparer les chapitres.
Ensuite, au sein d’une année, il est difficile de comprendre comment les ouvrages ont été classés : Comix 2000, ouvrage sorti à la fin de 1999 est la premier ouvrage cité cette année-là, mettant en évidence un classement qui n’est donc ni chronologique, ni alphabétique (Comix 2000 est suivi par Big Questions, lui-même suivi par le Réducteur de Vitesse et par The Goon).

Enfin, on critiquera la méthodologie – nous supposons que les auteurs ont choisi de ne pas citer de revues[3]. Ainsi Garo, Raw, Ax, Lapin, Dernier Cri, Sai Comix, Canicola ou encore Nobrow (pour n’en citer qu’une poignée) sont tous absents de ces pages. Les inclure aurait pourtant permis de donner une cohérence à la liste, en structurant l’énumération des œuvres. S’il serait exagéré de considérer ces revues comme constituant des courants ou mouvements à part entière, elles ont néanmoins permis à des groupes d’auteurs d’émerger et de faire évoluer le monde de la bande dessinée (citons Lapin et son impact sur la bande dessinée alternative mondiale). Elles auraient également peut-être permis de justifier les choix de découpages chronologiques pour certains pays, en identifiant des groupements d’auteurs ayant eu des évolutions parallèles.

De manière générale, il est regrettable qu’aucune indication ne vienne expliquer les raisons ayant présidé à la constitution de ce corpus, et dans sa présentation. Certains choix semblent être des partis-pris (celui par exemple de ne pas inclure de revues), d’autres peuvent sembler plus arbitraires. Quelle méthodologie a été adoptée ? Qui a choisi les œuvres, et sur quels critères ? L’édition française (à l’édition de laquelle a participé le journaliste Nicolas Finet) a visiblement été complétée par des ouvrages francophones non présents dans les autres versions, pourquoi ne pas le mentionner ? Pourquoi Little Nemo ne bénéficie-t-il que d’une demi-page sans illustration, contre une double page pour Habibi  ? Pourquoi Big Numbers, citée plus haut, est-elle « la bande dessinée la plus importante qui ait jamais existé ? »

En conclusion, rappelons une nouvelle fois que l’ouvrage a un réel intérêt car il présente des œuvres méconnues. Un travail plus poussé d’édition aurait peut-être pu en faire une référence dans la littérature portant sur l’histoire de la bande dessinée. On se référera cependant avec intérêt au site de Paul Gravett qui consacre plusieurs pages consacrées à l’ouvrage : index, classements, commentaires, mises à jour… Une partie de ces pages n’est à l’heure actuelle pas accessible. Regrettons que ce complément (qui nous paraît plus qu’indispensable) ne soit pas cité dans la version française de l’ouvrage.

Notes

  1. A quelques exceptions près : citons la note de Comix 2000  : « le thème du recueil n’est autre que le XXème siècle, une invitation à créer des comics cyniques et violents regorgeant de meurtres et de viols, de guerre, de destruction et de laideur. Seules de rares histoires saisissent l’occasion de considérer avec des problèmes tels que le racisme ou le sexisme».
  2. L’ouvrage est découpé en six séquences chronologiques : Avant 1930 / de 1930 à 49 / de 1950 à 69 / de 1970 à 89 / de 1990 à 99 / les années 2000.
  3. A l’exception notable de Kramer Ergot et BitterKomix… mais cités en tant qu’anthologies.
Site officiel de Paul Gravett
Site officiel de Flammarion
Chroniqué par en septembre 2012