Les rêveurs lunaires

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Si l’on peut se réjouir que la bande dessinée s’intéresse à autre chose que la fiction purement divertissante, et sache parler d’actualité, d’histoire ou de science, cela reste la plupart du temps dans les limites d’une vulgarisation où le lecteur se trouve plus ou moins directement infantilisé. On illustre, on met de l’humour, on fait tout pour montrer ce qui serait trop abstrait, on fait tout pour «apprendre en s’amusant». Cette infantilisation n’est pas forcément consciente et est peut être liée à l’histoire et aux origines de la neuvième chose. Les auteurs deviennent des «Oncle Paul» du XXIe siècle, travaillant dans le rapport classique d’un argument + une image, qui sent vite le suranné malgré l’usage du décalé ou de virtuosités graphiques plus spectaculaires que réellement nécessaires. Il y a heureusement des exceptions, mais cette nouvelle neuvième chose didactique reste trop souvent dans des clichés formels jamais vraiment renouvelés par l’originalité des matières abordées.

Le sous-titre des Rêveurs lunaires («quatre génies qui ont changé l’histoire») pouvait faire craindre le pire, tant il évoque ces énièmes manchettes racoleuses popularisées par certains magazines de vulgarisation scientifique. Les quatre sont Werner Heisenberg, Alan Turing, Leo Szilard et Hugh Dowding. Tous ne sont pas scientifiques (Dowding est un militaire), mais tous ont participé indirectement aux affrontements de la seconde guerre mondiale.
En commençant par le célèbre physicien s’intéressant au particulaire, Cédric Villani semble vouloir démontrer ce qui a fait la matière de l’Histoire à son échelle atomique, isoler de ces particules pouvant par leurs échappées intellectuelles provoquer en cascade des déflagrations aussi énormes que celles d’armes nucléaires. Cette mise en parallèle est astucieuse, montre la place des sciences et leurs usages, qui entrent en écho avec des préoccupations plus actuelles comme celle du principe de précaution, intelligemment décrit loin des clichés habituels[1] au milieu du livre.

Le travail de Baudoin n’est ici heureusement et surtout pas celui d’un illustrateur. De son  dessin humaniste et à l’écoute, il distille des images en résonance avec le discours d’un scientifique et d’un univers qui lui est complètement exotique. Elles sont le signifié de l’apprenant Baudoin, les visions personnelles d’un dessinateur aux paroles d’un mathématicien passionné par l’histoire des sciences. Les lecteurs se trouvent renforcés dans leur situation d’écoute et par conséquent d’apprentissage. Pour eux comme pour le dessinateur, il s’agira d’une rencontre.
Les rêveurs lunaires renvoient aussi à la forme dialogique de la neuvième chose, pour en faire une conversation et non un même discours à deux voix qui seraient le texte et l’image. Dès les premières pages, les auteurs se rencontrent et fixent ce qui deviendra un dialogue implicite, où chacun s’interroge au fil du projet, où les dessins questionnent le voir, où la parole essaie de démontrer.

Notons pour finir que Villani a un talent de conteur, et qu’il ne vient pas à cause de son aura médiatique mais bien par un intérêt véritable pour la neuvième chose en général et l’œuvre de Baudoin en particulier. Des qualités qui s’ajoutent à un ouvrage instructif, portant la réflexion, donnant à voir la science moins dans ses fictions habituelles que dans son humanité cachée.

Notes

  1. Ceux de la contrainte faite au progrès, du symptôme d’une société pusillanime, etc..
Site officiel de Gallimard Jeunesse
Chroniqué par en mai 2015