du9 in english

Les Schtroumpfs noirs

de also available in english

Le détournement fait depuis longtemps partie du paysage de la bande dessinée. Il ne s’agit pas de parler ici de plagiat ou de l’utilisation inattendue de personnages existant dans des situations nouvelles. Les bandes dessinées ont connu le plagiat dès leurs débuts (Töpffer, avec Cham et Obadiah Oldbuck) et les parodies sexuelles ne datent pas d’hier (Tijuana Bibles, Air Pirates), mais nous voulons évoquer ici une tactique (au sens des Situationnistes) très spécifique et identifiée dans l’histoire. Le détournement est une forme engagée d’utilisation des moyens du spectacle hégémonique du commerce et de la politique, qui puise dans sa capacité d’objectifier et de focaliser l’attention, et qui lui donne une nouvelle ambition. Plus simplement, il s’agit d’utiliser les mêmes éléments qui ont été utilisés jusqu’ici, mais en leur donnant un sens nouveau. Bien souvent d’ailleurs, cette ambition vient mettre en lumière l’artificialité même de la structure programmatique de ces moyens et de ces canaux, subvertissant en partie les contenus standardisés qu’ils véhiculent habituellement. En d’autres mots, un détournement réussi non seulement crée un nouveau texte, mais également un nouvel éclairage de l’ancien. Si je précise en partie, c’est parce que les entreprises et les pouvoirs institutionnels ont la capacité d’absorber et de banaliser quoi que ce soit, y compris cette stratégie de détournement, n’en faisant qu’un vecteur de publicité supplémentaire. Le nom de ce processus est la récupération, et il est particulièrement efficace.

Cette année à Angoulême, on pouvait trouver un nouveau livre publié par la Cinquième Couche, du même auteur qui avait réalisé Katz, Ilan Manouach. Ce livre prend la forme d’une version des Schtroumpfs noirs de Peyo, dans une reproduction des plus fidèles : même couleur, même histoire, même nombre de pages, même format, et une qualité de papier, un grammage, etc. aussi proche que possible de l’original. Mais le tout, avec une unique différence : ce livre est imprimé avec une seule couleur. Bleu. Tous les éléments qui aurait dû être imprimées dans les autres couleurs (noir, magenta et jaune) ont été imprimées, mais en cyan. Comme la présentation du livre le précise, «The new CMYK is CCCC. Four plates of cyan.» [«Le nouveau CMYK est CCCC. Quatre passages de cyan.»]

Ainsi, au lieu d’avoir des Schtroumpfs bleus qui deviennent des Schtroumpfs noirs, et qui essayent de mordre d’autres Schtroumpfs bleus pour qu’ils deviennent des Schtroumpfs noirs à leur tour, nous avons des Schtroumpfs bleus poursuivant des Schtroumpfs bleus pour en faire des Schtroumpfs bleus. Schtroumpfement compliqué ! Et pourtant si schtroumpfement simple… S’il m’est permis de me citer moi-même, cette description du récit m’évoque cette scène que j’ai analysée dans MetaKatz,qui au lieu d’avoir une souris juive tirant sur un chat allemand sous les ordres d’un cochon polonais, nous avions un chat qui tuait un chat sous les ordres d’un autre chat. Là où les auteurs originaux jouaient sur les différences actantielles et figuratives/chromatiques, Manouach introduit une opération qui les évacue au profit d’un plan singulier, unique, commun et immanent.

Cependant, il me semble dans le cas de cette version cyan des Schtroumpfs noirs (que je désignerai par 4CS), nous n’assistons pas à la même intervention politique que dans Katz. Il existe une dimension similaire, sans aucun doute, mais il me semble que l’on est plus près de quelque chose qui se rapproche d’une «idée en bande dessinée» spécifique, pour citer Deleuze («Qu’est-ce que l’acte de création ?»), auquel nous ferons amplement référence dans ce texte.

La première chose qui vient à l’esprit lorsque l’on prend ce livre, découvrant sa matérialité et ses caractéristiques techniques, sa présence, est combien l’ensemble paraît impersonnel. Tout se passe comme si, en dépit de l’existence d’une personne réelle, un «auteur» qui s’est chargé de réaliser toutes les étapes nécessaires à la création de ce nouveau livre (scan, séparation des couleurs, transformation des couleurs, impression, etc.), celui-ci s’est volontairement placé en dehors du domaine de l’expression auctoriale, et même humaine, afin de favoriser l’émergence d’une expression dépersonnalisée — dans ce cas précis, l’expressivité de la matérialité de cet album en quadrichromie. Dans une certaine mesure, ce geste se rapproche de celui dont nous avons traité à propos du 978 de Pascal Matthey. Les deux livres ressortent comme un questionnement pertinent de la nature matérielle de la bande dessinée classique (tout du moins, dans le cadre du marché européen).

Cette approche est sensiblement différentes des exercices de salon qui se tarissent aussitôt que leur concept est exposé, comme cela arrive avec beaucoup des procédés Oubapiens, en particuliers ceux qui relèvent de la transformation et qui s’appuient sur un matériau déjà existant. Pour certains, même, leur déclinaison dans un format plus long révèle leurs limites et plus encore, leur propre faillite en tant qu’interpellation critique de l’original, les réduisant au final à l’ombre d’une plaisanterie légère. Deux exemples de ces ratés sont Tintin au Congo à poil et le Ric Remix de David Vandermeulen (qui est par ailleurs l’auteur du superbe Fritz Haber). Le premier échoue, il me semble, dans une approche qui se limite à un aspect superficiel du livre, et révèle même un point de vue moraliste, en creux, comme si la simple nudité suffisait à choquer les lecteurs de l’original. Pour le second, j’identifie deux raisons. Tout d’abord, Ric Remix est basé sur la série Ric Hochet de Tibet, laquelle n’a cessé de se dégrader tant au niveau narratif que graphique (la série comique Chick Bill faisant montre de bien plus de tenue), et qui, au même titre que le Michel Vaillant de Jean Graton, incarne à mes yeux ce qu’il y a de pire dans la soit-disant bande dessinée Franco-Belge classique, une production qui atteint le degré zéro en termes de discours analysable (ce n’est pas complètement vrai, mais il me semble que cela demeure un territoire assez aride à explorer). Ensuite, et c’est plus important, parce que Vandermeulen semble ne s’intéresser uniquement aux aspects superficiels — des actions, essentiellement — et, en réalisant une sorte de court-circuit avec ces mêmes actions mais sans les recontextualiser ni même les reconceptualiser, ce qui à mon sens introduit un effet de similarité, si on l’étend à la narration. Au final, et ceci est corroboré par le fait que le livre est publié par le Lombard et avec l’accord de Tibet, ce livre relève de la catégorie des «hommages». Un clin d’œil, peut-être — ou même une récupération.

A mon sens, l’objectif de 4CS est assez différent du travail de Manouach sur Maus, le projet Katz désormais réduit à un tas de cendres (et prolongé par son méta-détournement, MetaKatz). Il ne s’agit pas d’une quelconque forme de critique, qui nous encouragerait à considérer le livre originel avec un nouveau regard, comme c’était le cas pour Katz, et ce, bien que le procédé pourrait le laisser entendre. Il ne s’agit pas non plus d’un hommage, même si l’on peut supposer que cela ait pu jouer un rôle dans les motivations de l’auteur à réaliser ce projet (si nous revenons à la présentation officielle du livre, il y est écrit «Majestic joy of pre-puberty heaven» [«Bonheur majestueux du paradis prépubère»]). En réalité, la problématique des Schtroumpfs n’est ni celle d’un «hommage», ni celle de «lèse-majesté». La relation entre les deux auteurs, Manouach et Peyo, le détourneur et le détourné, .le re-créateur et le créateur, le moléculaire et la molaire (voir plus bas) n’a aucune pertinence. Et j’irai même jusqu’à affirmer que ce qui se produit avec le matériau original n’est pas sa ré-inscription, positive ou négative, dans le tissu de l’Histoire (comme c’était le cas, à nouveau, pour Katz), mais plutôt une suspension de cette même Histoire. Je reviendrai plus loin sur ce point.

Mais avant cela, et cela peut sembler paradoxal, un peu d’Histoire. Bien qu’ils fassent leur apparition comme personnages secondaires au sein de la série principale de Peyo, Johan et Pirlouit, en 1958, les Schtroumpfs vont rapidement accaparer son attention et lui attirer une notoriété et une réussite inégalées (on connaît des histoires comparables tout au long de l’histoire de la bande dessinée, que ce soit George Herriman avec The Family Upstairs/Krazy Kat,  Cicero’s Cat ou E. C. Segar avec Thimble Theater/Popeye). Après quelques histoires courtes, ils ont bientôt leurs propres récits longs publiés en albums, sans compter tous les dérivés commerciaux qui viendront plus tard, jusqu’aux abominables adaptations of cinéma de ces dernières années. Ce livre est précisément le premier qui soit publié, en 1963, rééditant et redessinant trois histoires précédemment publiées dans Le journal de Spirou, entre 1959 et 1963 : Les Schtroumpfs noirs, Le Schtroumpf Volant et Le voleur de Schtroumpfs.

Pierre Culliford, ou Peyo, appartenait à la fameuse école de Marcinelle, tout comme Franquin, Roba, Will et Tillieux. On a beaucoup écrit sur ce qui unissait ces auteurs d’un point de vue historique, éditorial et stylistique (la rondeur des personnages en étant le trait le plus immédiatement reconnaissable, et initié pour les Schtroumpfs avec ce livre en particulier, puisque dessiné dans un style légèrement différent de la version parue dans Spirou). Cependant, il suffira aux nouveaux lecteurs de se limiter à considérer les oreilles de tous les personnages dessinés dans le cadre de cette École : quel qu’en soit le dessinateur, peu importe le genre de récit, les oreilles auront toujours cet aspect de petite brioche. Cette forme particulière se révèle être (dans une approche étrange qui combinerait Bertillon et Haeckel) la racine-même de ces personnages au trait rond qui semblent être composés d’éléments recombinables à l’envi. Les Schtroumpfs poussent le concept encore plus loin, répétant le modèle encore et encore, avec des altérations minimes mais d’importance pour l’individuation. Les personnages se retrouvent définis par des traits caractéristiques tels que lunettes, sens de l’humour douteux, talent culinaire, humeur systématiquement massacrante, etc. Leur sujet est défini non pas par une différence qui s’incarnerait totalement, mais bien plutôt précisément par un trait unique identifiable appliqué à un modèle immuable.

Il demeure néanmoins trois cas particulier d’une différence incarnée : l’âge (et la couleur des habits) avec le Grand Schtroumpf — qui vient souligner l’identité d’âge de tous les autres personnages –, le sexe avec la Schtroumpfette — mettant en lumière une masculinité affirmée mais supposément non marquée de l’ensemble des Schtroumpfs –, et la noirceur des Schtroumpfs «malades» de ce récit (l’origine de cette «noirceur» étant la morsure d’un insecte, lui-même infecté). Certes, des récits ultérieurs introduiront d’autres éléments, que ce soient le bébé ou un autre élément féminin, et ainsi de suite, mais cette démarche se rapproche de ce qui s’est produit avec les personnages Disney, qui n’ont que très tardivement ajoutés des mamans et des papas, dans un monde où n’existaient jusque là qu’oncles et neveux désexués. Le but ici n’est pas de considérer la création de Peyo comme statique et dépourvue de développements historiques, mais le livre de Manouach s’inscrit par rapport à un état «classique» de ces histoires, qui correspond à un certain imaginaire dans la mémoire des anciens lecteurs de ces livres (maintenant quadras ou quinquas), et non pas dans leur état actuel d’atomisation multi/intermédia des produits.

Ce que je veux dire ici, c’est que les Schtroumpfs semblent tous issus d’un modèle statique, ce qui, originellement, les place également en dehors de l’histoire (et de la sexualité), et les transforme en ce que Bruno Lecigne appelle «l’hypergémellité». D’ailleurs, Thierry Groensteen cite cette notion, appliquée précisément aux Schtroumpfs par Lecigne, quand il aborde dans Système de la bande dessinée l’une des six manières possibles à la bande dessinée d’éviter la «présence d’un personnage récurrent», précisant que cette option «détruit l’identité». Le livre de Manouach va encore plus loin : en fondant tous les personnages ensemble dans le bleu, tout se passe comme si cette hypergémellité était renvoyée dans une matière primaire indifférenciée, un bouillon de cellules, duquel tous les Schtroumpfs seraient nés — non pas les personnages inscrits dans leur monde diégétique (avec l’illusion d’un espace et d’une histoire, etc.), mais bien les personnages en tant que lignes-sur-papier. De plus, les objets diégétiques qu’ils emploient et les décors dans lesquels ils évoluent se retrouvent également absorbés dans ce plan absolu. Plus encore : l’ensemble de la matière graphique, des lignes de vitesse aux onomatopées, des récitatifs aux phylactères, des lettres elles-mêmes aux bordures des cases, tout se fond dans un bleu (quasi) absolu.

Dans certains cas, la présence du blanc (les pantalons et les bonnets des Schtroumpfs, le blanc des yeux des personnages, l’intérieur des phylactères, les nuages, une zone éclairée, etc.) vient inverser le sens originel. Ainsi, lors de la confrontation entre les Schtroumpfs bleus et les Schtroumpfs noirs (page 18, première case), ce n’est plus la différence qui est révélée, mais plutôt d’identite (si l’on fait abstraction de leurs positions respectives, ou du rictus des Schtroumpfs noirs). A la page 51 (case du bas), les Schtroumpfs cachés deviennent en fait bien plus visibles dans la cuisine de Gargamel. Cet effet court-circuite un grand nombre des éléments du récit, ce qui peut introduire des interprétations oppositionnelles, en particulier pour celles qui voient dans ce livre un discours aux tendances racistes.

Ce livre a été traduit et publié dans toute l’Europe et au-delà — dès la fin des années 1970 pour le Portugal et l’Espagne, par exemple. Curieusement, aux États-Unis, bien que Dupuis ait publié la série en anglais au Canada, puis Random House aux USA durant les années 1970 et 1980, ce titre en particulier ne paraîtra en livre qu’en 2010 chez Papercutz. Révélant peut-être une politique sensible aux questions raciales, et opérant la même modification que dans la version animée (et antérieure en anglais), le «noir» a été remplacé par du «mauve» [«purple»]. Il n’est donc pas surprenant que l’ouvrage n’ait pas été la source d’autant de débats qu’en Europe, particulièrement après la publication du livre d’Antoine Buéno, Le Petit livre bleu : Analyse critique et politique de la société des Schtroumpfs. Il ne nous est pas possible ici d’aborder tous les sujets traités dans ce livre, pas plus que sa méthodologie, ses choix textuels et ses analyses, donc certains relèvent parfois de l’affabulation. Contentons-nous de dire qu’il est indéniablement nécessaire de considérer un livre comme replacé dans la culture de son époque, tout en ayant conscience des contre-discours de cette même époque, de l’économie narrative et formelle des textes qui peuvent éclairer des lectures simples en apparence, et éviter tout jugement sur la personnalité et les pensées intimes de l’auteur. En cela, je choisis souvent de suivre le conseil d’Hugo Frey en évitant à la fois les «débats excessivement polémiques» et les «activités commémoratives».

Dans la bande dessinée, le fantasme de changer de couleur de peau, et en particulier du blanc au noir — ce qui est radicalement différent de la question du passing, du noir comme blanc — est un thème récurrent tout au long de son histoire. Mark McKinney, dans ses divers articles et ouvrages, a souvent abordé ce sujet, procédant à une excellent contextualisation historique des bandes dessinées francophones. Ce «passage», cependant, peut endosser des rôles très différents. Spirou et Fantasio ont connu une telle transformation dans Le rayon noir, questionnant précisément à la fois le racisme contemporain, mais également l’aveuglement de la série elle-même aux questions raciales. Dans un récit bien connu, Lois Lane s’est également un temps «faite noire», afin de «comprendre» le fardeau des Américains noirs de Metropolis, mais cette histoire paternaliste crée bien plus de problèmes qu’elle n’en résout. Ces différents «passages» ont été produits dans des contextes très différents, et doivent être l’objet d’études spécifiques, mais d’un point de vue général, même en écartant la réaction réflexe qui consisterait à les trouver tous «racistes», il ne fait aucun dout qu’ils peuvent être perçus comme peu subtils au point d’en devenir insultants. Après tout, et peu importe le nombre de personnes souhaitant débattre de ces sujets en des termes mathématiques où les propriétés de commutation seraient avérées, le fait est que la blackface n’est pas la whiteface. Que ce soit d’un point de vue historique, social ou politique.

Dans le cas des Schtroumpfs, qui relève naturellement d’un symbolisme et d’une mythologie Européenne, le noir ressort comme un symbole de la corruption et du mal, une lecture qui était justement alors appliquée aux gens à la peau sombre. Avec nos valeurs contemporaines, il n’est pas possible de ne pas ressentir un choc face à cette case superbe qui montre les derniers Schtroumpfs bleus se préparant à l’ultime bataille dans leur combat contre les Schtroumpfs noirs, et qui s’exclament alors : «Les noirs ! ! Ils arrivent !» (p. 17). Des versions noires et infectées envahissant l’utopie !

La transformation opérée par ce livre vers un plan bleu unifié traite-t-elle ce sujet particulier ? Probablement, mais ce n’en est pas l’élément principal. Et c’est ici que Deleuze et Guattari peuvent nous aider en nous encourageant à lire 4CS comme remettant en cause les visions hégémoniques de l’identité, par le biais de son propre «devenir-mineur» dans le cadre du médium de la bande dessinée. Le livre s’autorise des libertés qui sont du même ordre que celles qui ont été en œuvre depuis des décennies dans d’autres domaines artistiques. L’expérimentation n’est pas nouvelle dans les arts visuels, le cinéma, la littérature et le théâtre. Mais en bande dessinée, ce n’est que très récemment — à l’exception de cas historiquement isolés, comme le travail de Vaughn-James — que l’expérimentation est devenue une possibilité pour la bande dessinée. Et si l’œuvre d’art est une «singularité sans concept» selon Deleuze (Différence et répétition), 4CS apparaît comme un gest singulier, qui ne cherche en rien à établir un chemin qui serait suivi par d’autres (comme c’est toujours le cas pour certains exercices Oubapiens).

Permettez-moi d’évoquer longuement une expérience à première vue sans rapport. En 1976, le grand dramaturge italien Carmelo Bene écrivit l’une de ses pièces les plus célèbres, Romeo e Giulietta : storia di Shakespeare secondo Carmelo Bene. Pour celle-ci, il modifia le texte original de Shakespeare par une opération très simple — dans le sens de «choix», d’«entrée», de «premier pas opératoire», comme le fait de «tout transformer en bleu» est simple — il enleva Romeo de la pièce. Ce rôle disparut, cette voix se tut, ce corps s’évapora.

Une autre pièce de Bene basée sur Shakespeare, Richard III, sera publiée dans une traduction française en 1978 dans un recueil intitulé Superpositions, accompagné par un court texte de Gilles Deleuze, «Un manifeste de moins». Ce texte est le point de départ de certains des idées qui vont suivre. En enlevant le personnage et le corps de Romeo de la tragédie, en la recentrant sur Mercutio, et en y rajoutant des éléments extérieurs comme les sonnets de Shakespeare et la musique de Bellini, Carmelo Bene travaillait à la fois sur le souvenir du public de la pièce célèbre, mais aussi sur la possibilité de remplir les «vides textuels» avec un corps du présent (dans ce cas, celui de l’acteur, ses gestes, sa voix, une réalité). Bien que Deleuze évoque un «théâtre de l’absence», dans le sens où celui-ci serait l’acte de soustraction des éléments stables du pouvoir, ouvrant ainsi une nouvelle potentialité, une forme non-représentative et toujours instable, il ne s’agit pas d’une absence pour l’absence. Bene utilisait en fait le terme «partition» plutôt que texte. Et une partition est actualisée dans son exécution, sa réalisation dans le présent. L’ablation de Romeo fait basculer la pièce au profit de Mercutio. Dans la pièce, Mercutio, frappé à mort, refuse de trépasser, et parle d’amour, reprenant même à son compte le monologue finale de Romeo.

Si la pièce «adaptée» de Bene (le terme est bien vague, mais acceptons-le néanmoins), dans sa lecture singulière par Deleuze, est un acte de résistance qui vient saper les structures de pouvoir mises en place par la pièce originale, elle met également en avant un plus grand amour pour le texte original que les versions plus conventionnelles et respectueuses du pouvoir. Dans «Qu’est-ce que l’acte de création ?», Deleuze évoque une «idée en cinéma» différente d’une «idée en roman», ce qui permet de comprendre que les artistes n’ont pas besoin de la philosophie pour penser, puisqu’ils peuvent penser dans le cadre de leur propre art, mais également qu’il n’existe pas d’idées non-incarnées qui pourraient être adaptées indifféremment à tel ou tel médium. Une idée étant toujours déjà «en un certain medium». Manouach suit ici une «idée en bande dessinée». Si l’on peut considérer les célèbres personnages et histoires et pratiques de Peyo comme représentant une pratique socio-économique «normalisée» de la bande dessinée (Franco-Belge), soit une force normative (que l’on peut également appeler hégémonie ou molaire), alors Manouach semble introduire une inflexion moléculaire de la configuration molaire de Peyo, un acte de résistance. En écrivant,  il n’y souscrit pas. By rewriting, he is not underwriting it. Mais une fois de plus, et comme pour Bene par rapport à Shakespeare, ce geste peut être perçu à la fois comme un acte irrespectueux et un acte d’amour. Une main flamboyante et destructrice brandissant ses objets afin de mieux les aimer. True blue.

En dehors de cette opération sur le texte, Bene utilise également l’ensemble des moyens du théâtre à cette fin. Et pas uniquement le texte verbal qui est parlé, ôté ou ajouté, déformé ou brouillé. Cela touche également les lumières, les accessoires, l’espace, le corps des acteurs et leurs gestes, etc. Manouach, comme nous l’avons vu, semble préférer une approche minimaliste, dans le sens où il ne travaille que sur un seul plan, la couleur, mais qui bouleverse l’entièreté de l’œuvre originale. En se limitant à un seul mode (ou faudrait-il parler de système ?) d’expression disponible au sein de l’équipement intrinsèquement multimodal de la bande dessinée, soit la couleur, Manouach influe en réalité sur tous : premier plan et arrière-plan disparaissent dans un plan unique, le texte extra-fictionnel (dialogue et récitatifs) et objets diégétiques se fondent les uns dans les autres, le multicadre devient plus intense dans ce contraste entre blanc et bleus, de deux ou trois intensités, les traces d’encre se voyant parfois jusque sur l’autre côté de la feuille. Le sang coule, et du sang bleu de surcroît. Comme celui de Mercutio, qui se meurt mais parle encore. N’est-ce pas là une belle image pour décrire également ce livre ? Une voix qui refuse de mourir, et qui utilise son dernier souffle non pas pour un râle funeste, mais pour un dernier baiser d’amour ?

Le théoricien du théâtre Mark Fortier a souligné les problèmes ou même les faux-sens de Deleuze sur Bene, et a attiré en particulier l’attention sur le fait que les promesses faites par les «littératures mineures» n’ont pas été tenues. En fait, dans le domaine de la bande dessinée, il semble que ces actes de résistance n’ont pas eu de grand effet. Nous sommes bien loin des promesses des années 1990. La plupart des lecteurs qui préfèrent le maintien du status quo écartent ces expériences comme étant de peu d’importance, et la majorité des gens qui ne s’intéressent pas à la bande dessinée l’écartent également comme n’étant «que de la bande dessinée». Cela peut entraîner la conclusion dangereuse qui voudrait que les véritables lecteurs volontaires et éduqués de ces travaux appartiennent à une classe particulière, qui accepte la bande dessinée comme un art aussi libre que n’importe quel autre. Cela est en effet dangereux, car suintant l’élitisme. Cependant, et une fois de plus en citant Deleuze quand il écrit que «Il n’y a pas d’œuvre d’art qui ne fasse pas appel à un peuple qui n’existe pas encore», ne faudrait-il pas plutôt se demander si ce lectorat n’est pas à venir ?

Site officiel de La Cinquième Couche
Chroniqué par en avril 2014