Logicomix

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Notes de (re)lecture

Déambulation narrative

Relativement classique dans son découpage et dans sa mise en page, Logicomix fait cependant appel à plusieurs reprises à un procédé peu fréquent en bande dessinée.

La page 23 (planche 12) représente un décor en pleine page, dans une vue en plongée ménageant une légère persepective sur un chemin serpentant à proximité de l’Acropole. Deux personnages, avatars des deux scénaristes (Apostolos Doxiadis et Christos Papadimitriou) circulent sur ce chemin en discutant de l’oeuvre qu’ils sont en train d’écrire (et que nous sommes donc en train de lire).

L’intérêt de cette page se trouve dans le fait que ce couple de personnages est dessiné à trois reprises dans le même décor, à des lieux successifs du parcours tracé par le sentier. L’image se lit en posant son regard sur chacune des positions successives de ces personnages (ce faisant, nos yeux parcourent donc le même trajet qu’eux) et en lisant les bulles associées.

Ce procédé se poursuit en page 24 (la suivante, donc), représentant une rue en perspective, rue dans laquelle le couple Apostolos – Christos est représenté à trois reprises, de dos, en train de s’éloigner. Il est à nouveau mis en oeuvre page 201 (planche 190), où trois binômes Apostolos – Christos sont représentés descendant une rue en pente, puis dans les pages 202 et 203 où il se déploie cette fois sur une pleine double page dans laquelle Apostolos et Christos sont représentés en six exemplaires cheminant sur un sentier qui semble être celui de la planche 12.

 Un procédé qui n’est pas inédit

Ce procédé est peut être rare, mais il n’est pas nouveau. Il a notamment été poussé à son comble par Sergio Garcia dans Les trois chemins et Les trois chemins sous la mer (en collaboration avec Lewis Trondheim) ainsi que dans Mano y Lobo. Avec Sergio Garcia, la déambulation narrative s’étend sur un album entier et constitue le moteur du récit. Elle est d’ailleurs démultipliée puisque ce sont plusieurs chemins (trois, bien sûr, dans Les trois chemins) qui sont parcourus simultanément, se croisent, se joignent et divergent à nouveau.

Suspendre le temps, arréter l’histoire

Dans Logicomix, les déambulations narratives viennent plutôt ponctuer le récit. La première, qui est constituée, on l’a dit, de deux planches, intervient très tôt après le début du récit (planches 12 et 13). La deuxième, constituée d’une planche et d’une double planche arrive aux deux tiers du récit (planches 190, 191 et 192). Dans les deux cas, le récit est suspendu et nous assistons à des discussions entre les auteurs sur la façon de le conduire.

De nombreuses séquences de ce type (c’est à dire mettant en scène les auteurs au travail) ponctuent Logicomix, mais elles sont généralement menées selon un principe de découpage classique : La planche 11 montre ainsi Apostolos et Christos marchant dans les collines d’Athènes en discutant de l’oeuvre en cours dans un découpage très sage, constitué de trois strips composés chacun de une ou deux vignettes.

Il est cependant remarquable que l’effet produit par la planche 11 (découpage classique) et celui produit par la planche 12 (déambulation narrative) sont très différents. Dans la planche 11, chaque case appelle naturellement la case suivante, laissant l’impression que le dialogue est une histoire qui nous est racontée, qui se déroule selon un scénario écrit à l’avance. Dans la planche 12, en revanche, fondée sur une déambulation narrative, le temps semble arrêté. Le fait que le dialogue s’inscrive à l’intérieur d’une case unique (dont le cadre coïncide avec «l’hypercadre» de la planche) donne l’impression qu’il est réversible, qu’il est possible de revenir à l’argument précédent. Le chemin est sinueux et présente plusieurs embranchements… Nous évoluons ici dans l’espace, en compagnie des deux auteurs, mais sans progresser dans le temps (que l’on parle du temps diégétique ou du temps de l’auteur, qui se confondent ici).

Ce que mettent en évidence ces déambulations narratives, c’est finalement le mécanisme qui est à l’oeuvre lorsqu’au contraire les images s’organisent dans une succession de vignettes : Chaque case enferme une tranche de temps (équivalente, par exemple à la durée du dialogue qui s’y déroule) et le temps enclos dans les cases précédentes appartient à un passé révolu. La lecture n’est pas irréversible et il est bien sûr toujours possible de revenir en arrière (ce que permet le livre, mais ni le cinéma ni le théâtre, signalons-le), mais en portant mon regard sur des cases déjà lues, en franchissant le cadre qui les enclôt, j’ai l’impression de voyager dans le passé pour suppléer une défaillance de ma mémoire.

 Un procédé difficile à maîtriser

La déambulation narrative n’est cependant pas évidente à mettre en oeuvre tant certaines règles et conventions continuent à s’appliquer :

– Les personnages déambulent de gauche à droite (mais évoluent indifféremment de haut en bas ou de bas en haut)

– Les bulles composant leurs dialogues sont aussi disposées selon un parcours de lecture allant de gauche à droite et de haut en bas

Ces deux règles sont respectées dans la planche 12, qui nous permet de confirmer que la progression des personnages n’a pas besoin de suivre un sens particulier sur l’axe vertical. La planche 13 souffre en revanche d’un défaut : Si le déplacement des personnages, de gauche à droite et de bas en haut n’a rien de troublant pour la lecture, le placement de certaines des bulles semble plus problématique. Les paroles d’Apostolos et de Christos figurent dans des bulles «accrochées» en haut de la planche et se succédant de gauche à droite (cet accrochage haut permet de laisser de l’espace au décor). Cependant, deux des bulles contenant les paroles prononcées par Apostolos figurent dans le coin du bas à droite de la planche et risquent fort d’être lues après les autres, alors qu’elles sont prononcées au début du dialogue (plus exactement après les deux premières bulles), ce qu’indique l’orientation de la queue de la bulle.

Les planches 191 et 192 présentent elles aussi une originalité de conception. Si le décor de la déambulation se déploie sur toute la double page, la composition est plutôt celle d’un dyptique : Chaque page se lit de haut en bas et de gauche à droite et le regard doit donc remonter du coin en bas à droite de la page de gauche au coin en haut à gauche de la page de droite. Ce qui est ici surprenant, c’est que cette remontée verticale ne se fait pas en suivant la pliure médiane du livre, mais à sa gauche. Sur la page de gauche, le premier couple Apostolos – Christos se situe à mi-hauteur à gauche, le deuxième en bas au milieu et le troisième en haut à droite, laissant l’impression que l’on entame la deuxième page avant même d’y arriver.

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Chroniqué par en mai 2014

→ Aussi chroniqué par Jessie Bi en juin 2010 lire sa chronique