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Ma maman est en Amérique, elle a rencontré Buffalo Bill

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Nous l’avons souvent dit ici, l’enfant est étymologiquement celui «qui ne parle pas»,[1] celui qui ne maîtrise pas le langage articulé, mais aussi, dans nos sociétés, ses retranscriptions en mots, en images, voire en gestes.
La bande dessinée, et ce depuis Töpffer, s’est trouvé intimement liée à cet apprentissage, illustrant ces mots que l’enfance ne saurait voir, décrivant ces images qu’elle ne saurait lire, à la fois par manque de présence sur terre, d’expériences enrichissantes diversifiant cette temporalité courte et d’une mémoire organisant tout cela. Ajoutons-y l’envie, la faiblesse peut-être si on oublie la curiosité, d’apprendre et de faire apprendre en s’amusant pour graver l’information dans ces cerveaux juvéniles, par l’intensité d’un plaisir qu’il s’agira de renouveler.

Devenue une grande fille depuis peu à l’échelle de son histoire, la neuvième chose peut, entre autres, parler d’enfance. Elle peut devenir le discours d’adultes ne s’adressant pas aux enfants mais parlant des enfants qu’ils étaient.
La bande dessinée se souvenant langage didactique, peut alors être lue par nostalgie, de ce plaisir d’avoir appris en s’amusant, aujourd’hui étalonné à celui de savoir, ou pour le moins de le croire. Certains se contenteront de ces petits plaisirs décidément en enfance, d’autres, toujours à cette curiosité qu’ils n’oublient pas, s’interrogeront sur ces mots et ces images, sur la période de leur apprentissage, comme ici en ce livre. Interrogation d’autant plus stimulante que la bande dessinée a, en autres particularités, d’avoir des scénaristes se consacrant aux mots écrits et des dessinateurs se consacrant aux images imprimables.

Celui des mots écrits est Jean Regnaud, qui raconte ici, à la rentrée 1970, le début de son apprentissage de ceux-ci et de l’inconnaissance auquel ce manque l’attachait.
Il ne sait pas lire, il ne sait pas écrire, il est alors une page blanche pour ceux qui savent, même ceux et celles, grands ou petites, qui en savent le moins. Il y a aussi cet autre cas de ceux, adultes curieusement, qui ne savent pas dire, ne veulent pas dire, voulant épargner l’homophonie de «mot» avec celui de «maux» que Jean ne distinguera vraiment qu’en sachant l’écrire, plus tard, aujourd’hui. La question, aiguillonnée par la curiosité, est pourtant déjà là : «où est ma maman ?»

Celui des images imprimables est Emile Bravo, qui montre, ici, ce qui n’est pas dit mais qui est lisible pour ceux qui savent lire et écrire, comme toi et moi, ami lecteur, lectrice mon amour. Le langage est non verbal et il ne s’apprend pas à l’école, du moins pas directement.

Mettre des mots qui n’ont pas d’image sur des gestes qui en sont peut-être, devient un problème et pique au vif la curiosité du petit Jean. Alors, il y a ce polaroïd qui, aux défauts des mots, pourra mettre en image ce Père Noël aussi invisible que sa maman, par exemple, ou ces cartes postales qui ont une image au recto et des mots au verso. Il ne les lit pas encore mais Michèle les lui lit. Elle a deux ans de plus que lui. Elle lui fait confiance,[2] on peut lui faire confiance, elle n’est pas adulte. D’eux, il faut se méfier, leur rôles semblent interchangeables,[3] les mots qu’ils disent ne disent pas tout, et ceux qu’ils ne disent pas pourraient en dire beaucoup. Il y a aussi l’étrange psychologue qui montre des images servant à dire des mots, alors qu’on aimerait se taire et que ces images ne sont pas des images mais juste des taches semblant salir soi (image de soi) et les mots qu’on utilise.
Reste la bonne nouvelle. Le C.P. offre un commencement en même temps que la première lettre de l’alphabet. Vingt six autres suivront et le temps et les sons prennent alors corps. Se souvenir devient familier, l’oubli devient une question qui pourra se formuler.

Bien sur, s’il y a un début c’est qu’il y a une fin. Avec ce début palliant celui dont personne ne se souvient, Jean comprend aussi que le temps passe, que tout a une fin, des bons aux mauvais moments, à celui de croire au Père Noël, etc.
C’est Michèle qui lui dira la vérité. Elle dira ce que tout le monde sait. Il a un costume d’indien, mais il n’est pas un Indien. Jean comprendra que son erreur juvénile était de croire tous ce qu’on lui disait/lisait. Ce que l’école ne lui apprenait pas encore, c’est que les mots mentent, qu’ils ne disent pas tout, qu’ils suggèrent des images qui n’ont pas de réalité et que celle-ci en impose d’autres, parfois toutes aussi fausses, par ces normes non écrites et non dites.

Le bonheur de ce livre est de ne jamais tomber dans la nostalgie et le «moi-je» autobiographique. C’est une histoire universelle, touchante, parlant de l’enfance à tous, ce qui explique peut-être qu’il ne soit pas édité par le Gallimard de Klezmer, mais par celui de la «jeunesse». Sa mise en page est savante, dans un équilibre impeccable entre l’album dit de «bande dessinée» et celui dit de la «jeunesse» continuant d’explorer (ou profitant de) l’expérience Bréal d’il y a quelques années. A tout cela s’ajoute le rythme particulier des images de Bravo qui savait déjà se montrer à l’aise aussi bien dans les séquences muettes que dans celles les plus bavardes, et sait ici donner une profondeur modulée, colorée, entrant harmonieusement en résonance avec tout l’ouvrage.

Notes

  1. «Du latin infans, à l’accusatif infantem “qui ne parle pas”», source Le Grand Bob.
  2. Elle lui a dit de ne pas dire, de partager uniquement avec elle ce secret des cartes postales envoyées par cette maman absente.
  3. Le copain de Jean, Alain, a des parents adoptifs (ce n’est pas ses «vrais» parents), et Jean a eu plusieurs gouvernantes. La maîtresse change aussi en cours d’année scolaire.
Site officiel de Gallimard
Chroniqué par en juin 2007