Notre père

de

Entre la prière et le précaire il y aurait une étymologie commune. La question de l’instant idéal et de son éternité s’y poserait, et si l’on a une religion elle s’adresserait à quelque entité pouvant y répondre : faites que cela soit, faites que cela dure, parce que cela est bon, parce que cela me rassure.

Si Notre père est une prière chrétienne, elle est ici l’expression en titre du souvenir d’un père catholique et patriarcal à la fin des trente glorieuses. Un père bousculé dans ses repères et dans l’irréalisation de ses prières : sa femme s’émancipe, ses quatre enfants grandissent trop vite. De la paternité au centre de sa vision de la famille comme son Dieu aux cieux, il verra la précarité de sa fonction et de ses dogmes dans un monde aux changements soudainement accélérés.
Peut-être est-il à sa manière plus bêcheur qu’en train de bécher ? Le livre commence en tout cas par une scène de jardinage, qui se révélera plus un alma mater tellurique qu’un pater noster et sa vierge Marie.

Dès l’enfance, Thisou s’est intéressée à l’étoffe des choses, à ce qui les tisse, à ce qui s’y brode[1]. Plus ou moins consciemment, elle en a fait un regard, peut-être un système, qui deviendra un métier mais aussi un moyen d’expression. Dans Notre père, tout cela fait langage, habille les existences tout autant que des vêtements. Changement d’époque aussi, l’habit devient moins un costume, un uniforme affirmant un rôle dans la société, qu’un discours individuel conditionné avant tout par l’instant, revendiquant le précaire et l’illusoire, où les visions les mieux établies deviennent relatives, tombant dans la notion de mode et de sa désuétude programmée consubstancielle[2].

A cela s’ajoute le fait, qu’à l’avers des motifs tissés ou brodés qui parent toute époque, correspond un revers — ici certains sont bien montrés par l’auteure — révélant des structures ou des coulisses, affirmant dans une forme d’éloquence inconsciente un rapport au monde semblant plus fondamental. Peut-être est-ce là une des formes les plus saillantes de notre époque et de sa modernité ? Une manière de déconstruire ou de dévoiler des structures, des dogmes ? A moins que cela ne vienne de la forme introspective du souvenir qui donne un sens à rebours, qui remet au goût du jour, fait émerger un instant ce qui reste et a semblé jusque là obsolète, voire démodé, pour ne pas dire incompris ?
L’auteure n’offre pas de réponse, s’en amuse presque. Peut-être a-t-elle brodé toute son histoire ? Rhabillés ceux qui hantent sa mémoire ? Car aucun proche n’est représenté. Tous sont des silhouettes éclatantes que l’on devine par leurs vêtements ou leur coupe de cheveux.
Comme un pied de nez, une enveloppe jointe au livre, remplie d’images pieuses réinterprétées, semble faire de la vision du monde de l’auteure et de son livre au texte court comme une prière, une autre forme du spirituel et, peut-être, de nouvelle bondieuserie.

Notes

  1. A la messe elle ne prie pas, elle regarde les vêtements de ceux qui y participent, en fait des paysages, une seconde nature.
  2. Triomphe de ses postulats, rejet puis retour en grâce (« revival »), le phénomène de la mode a pourtant aussi quelque chose de « passion christique » dans son fonctionnement. Notons enfin que la mode crée aussi des uniformes mais qui semblent venir de la base, « de la rue », plutôt que des sommets.
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Chroniqué par en mars 2016