Nouilles Tchajang

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Cœur d’artichautDans la collection qui a déjà traduit les cinq volumes du Sommet des Dieux de Taniguchi et Baku et les six volumes de Number 5 de Matsumoto, Dargaud et le Lombard publient un manwha (coréen, donc) : Nouilles Tchajang. Le thème est simple et classique : un adolescent entre dans l’âge adulte ; il quitte sa famille, trouve un petit boulot de livreur, noue ses premières amours et ses premières amitiés autour de la moto, vit ses premiers chagrins. Ces étapes initiatiques, faites de rébellions et de déceptions, sont entrecoupées de scènes familiales remémorées : un père instituteur, rigide, à la fois complice et distant, une mère silencieuse et asservie, la vie quotidienne. Le tissage des chapitres entrelace le présent narratif et les flash-back en courts chapitres, introduits chaque fois par quelques lignes de commentaire.

Raconté du point de vue de l’adolescent lui-même, l’histoire est curieuse, parfois très mièvre, parfois très sensible, parfois très dure. Le ton varie d’un chapitre à l’autre, et le contraste mime les conflits intérieurs du jeune homme qui cherche sa voie en se teignant les cheveux, en affrontant son chef, ou en s’intégrant dans une bande de motards. La seconde moitié du récit est essentiellement construite autour de la naissance d’un premier amour, avec une fille de la bande, qui est apprentie coiffeuse : premières approches, complicité faite de petits riens, confidences esquissées. Mais tout bascule lors d’un rodéo en moto en ville : la police intervient, les adolescents forcent un barrage, et l’un d’eux, «crâne d’œuf», est arrêté. Le héros s’enfuit, laissant sa belle au chevet de «crâne d’œuf», et provoque un accident / suicide dont il réchappe par miracle : le récit s’achève sur cette ultime métamorphose, qui marque enfin le passage à la maturité. Dans cette peinture d’une adolescence désorientée et compliquée, le leitmotiv est une phrase tirée du récit pour être mise en exergue : «A dix-sept ans, je voulais devenir quelqu’un de responsable. Mais responsable de quoi ? J’ai cherché. Je n’ai jamais trouvé.»

Le dessin (encre rehaussée à l’aquarelle) est aussi contrasté que le récit : certaines cases sont bâclées, à peine composées, sans détails ni décors ; d’autres sont très fouillées ; certains personnages sont presque caricaturés, d’autres portraiturés avec soin, dans un trait doux et précis, d’autres enfin changent au fil de l’histoire ; des scènes lentes et contemplatives succèdent à des découpages plus brutaux, cases déformées en parallépipèdes urgents (en particulier dans les courses de moto : Akira n’est pas loin).
Il faut aussi noter qu’au-delà des contrastes du dessin, l’impression du livre est limite : dessins tramés, planches à la numérisation douteuse dont les traits pixellisent en escalier, lettrage peu soigné (avec le parti-pris pas toujours très heureux de superposer les onomatopées traduites aux caractères coréens). Au total, si certains dessins et certaines planches sont de véritables bonheurs visuels, d’autres laissent l’impression désagréable d’être face à une mauvaise copie couleur d’un story-board de Candy…

Pourtant le récit fonctionne. Au-delà des défauts matériels, au-delà de la mièvrerie occasionnelle du ton, l’histoire parvient à transcrire l’impression de gêne et d’enfermement de ces métamorphoses adolescentes. Les rapports sociaux rigides, les codes éthiques et familiaux, la dureté générale de l’existence matérielle finissent par transparaître.
Un des vecteurs essentiels de ce sentiment — et l’on ne s’en aperçoit pas tout de suite — c’est l’anonymat des personnages. A l’exception de quelques figures secondaires assez anodines, et toujours adultes, aucun des personnages principaux n’a de nom — pas même le narrateur. Ce simple choix donne une lumière singulière aux traits classiques du récit adolescent : le lyrisme exacerbé, le mélange de rébellion aveugle, de sentimentalisme pastel et de quête de soi, les souvenirs et les images, tout se trouve revêtu par cet anonymat d’une sorte de distance froide et dure.
Le sentimentalisme et l’anonymat : voilà les clefs de l’adolescence coréenne telle que la dessinent le récit de Nouilles Tchajang, et ce dessin est attachant, par-delà ses maladresses.

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Chroniqué par en mai 2006