Les Ogres

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Il y a quelques années, David B et Blain créaient l’événement avec un album complètement atypique, La révolte d’Hop-Frog. Dans un Far West étrange, les objets se révoltaient contre les humains. Cette drôle de fable en couleurs directes confirmait le singulier talent de conteur de David B et nous faisait découvrir Blain, un dessinateur parmi les plus originaux de sa génération.
En lançant son nouveau label, Poisson Pilote — qui se veut une vitrine de la nouvelle génération des créateurs français de bande dessinée — Dargaud a naturellement réédité ce titre et les auteurs se sont mis à écrire une suite.
Entendons par « suite », la reprise des deux personnages principaux, le conférencier Hiram Lowatt et son ami indien, Placido, chef des Tonkawas, et du cadre général, un western légendaire, qui a sans doute plus à voir avec le Dead Man de Jim Jarmush qu’avec le renouveau hollywoodien du genre.

Les Ogres tiennent-ils la comparaison avec La Révolte d’Hop Frog ? Graphiquement, la réponse est affirmative, à n’en pas douter, et si Blain troque les couleurs directes pour des aplats souvent monochromes, l’atmosphère fantastique qui se dégage de ses dessins aux silhouettes noires semi-réalistes (si cet adjectif a un sens) en est encore renforcée.
Le cadre de l’histoire s’est déplacé d’un Far West mythique vers un grand Nord aux frontières de la terre connue. L’Alaska que dépeint David B n’a sans doute rien à voir avec la réalité, mais ce n’est pas ce qui l’intéresse. Le propos ici se satisfait surtout de ses forêts noires impénétrables, de ses fjords à peine accessibles.
Nous sommes aux limites du monde humain et de celles de la nature sauvage. Dans cet environnement qui écrase et domine les hommes, quelques colons affrontent une tribu indienne réputée anthropophage. La dichotomie sauvages/civilisés apparaît donc comme évidente et justifie le titre : les ogres seront ces sauvages, à ce point proches de la bestialité qu’ils dévorent leurs victimes.

Evidemment, rien n’est aussi simple, et notre conférencier, aidé de son chef indien de Placido, va rapidement découvrir un univers renversé où les sauvages ne sont pas ceux que l’on croit. Parce qu’ils vivent de la Nature, les Indiens ne sauraient être des monstres et parce qu’ils essaient de la maîtriser, les colons perdus d’Alaska le sont devenus. Ce sont eux les vrais cannibales.
Reprenant une idée ancienne, depuis Montaigne, David B va s’interroger sur la notion de civilisation, en la frottant à un autre monde. Le thème des Ogres dépasse donc largement celui de l’anthropophagie, et s’appuyant sur la légende des loups-garous, va s’attacher aux notions de bestialité et de barbarie.
Le récit est naturellement sanglant, sauvage comme son décor, et ambigu. Ainsi Hiram Lowatt combat cette monstruosité, et rejoint les Indiens, mais dans un même temps, il n’arrive pas à échapper à la séduction du mal qui frappe la région : il se trouve en concurrence avec le juge, chef des colons cannibales, pour les beaux yeux d’une jeune femme et finit par céder à la tentation de goûter la chair humaine — par curiosité scientifique ou par instinct de conservation ? — devenant à son tour victime de cette lycanthropie alimentaire.
Les Indiens prennent l’apparence de loups, mais combattent la bestialité du juge et de ses hommes : David B refuse les évidences et les lieux communs, et fait d’eux, non pas des simples « vrais hommes » en symbiose avec la Nature comme nous le propose le nouveau cinéma d’Indiens à la Danse avec les loups, mais déjà des civilisés américains qui confondent réalité et représentation fictionnelle, puisque leur bible sera Texas Jack et Tungas, les pisteurs invincibles, un improbable récit de cow boys.

C’est donc un récit noir comme la forêt et la nuit, rouge comme le sang qui ne manque pas de couler, âpre et dense, un récit dont on ne s’échappe pas, comme aspiré par sa logique, auquel le lecteur est convié par David B et Christophe Blain, et la fable a cette beauté vénéneuse de la représentation du mal, où la morale n’est pas fournie clés en mains.

Site officiel de Dargaud (Poisson Pilote)
Chroniqué par en décembre 2000