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L’ Ombre d’Igor

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Igor offre un drôle de paradoxe. Dans la vie son ombre semble en avance, quasi autonome au point de sembler discuter avec des gens et de parfois devenir une partenaire de jeu sur laquelle il peut compter dans ses moments de solitude. Mais dans les rêves — ces jours dans les nuits — c’est lui qui s’envole, c’est elle qui reste, le voit partir. Igor serait-il l’ombre de son ombre ?

L’audace serait à l’ombre et l’autonomie serait en rêve chez cet enfant comme les autres. Plutôt qu’une phrase au sens littéral et (au) conditionnel, Juliette Binet en fait une fable sans mots dire, comme pour initier l’action, une forme de clarté, lui donner un futur où les mots s’apposeront peut-être avec le temps et le courage de s’avouer soi-même.

Si l’ombre est comme cette projection/prolongement de l’âme, elle l’est ici non pas comme double obscur dont l’absence signifierait un pacte malin, voire diabolique ; mais comme projection de soi entre l’oser et l’espérer. Ambiguë, elle peut n’être qu’une illusion platonicienne si elle ne se résume qu’à un rapport de forme ; mais elle peut être aussi le seuil d’un devenir si elle s’accorde aux actions du corps qui la projette en s’interposant dans la lumière, et au temps où elle s’inscrit.

L’autre belle idée de Juliette Binet est de faire en sorte que l’ombre d’Igor ne se déploie jamais sur un mur, mais bien sur le sol[1] où tout se construit ou se déplace.[2] C’est un enfant, rappelons-le et le décor n’a pas ce signifié baroque qu’il acquiert dans l’adultat. Sa limite est moins de pierres ou de béton, que de chair et d’inconscient, et son corps se confond avec le moi dont la croissance/ontogénèse l’inscrit fondamentalement vers un futur proche et possible, à portée de pas, voire d’ombre.
Celle-ci est donc lui-même, c’est une confrontation directe avec le moi par l’indirect de l’opaque et du projeté. Ce rôle de l’ombre dans l’autonomie du moi, Jung en avait déjà évoqué l’importance. Juliette Binet lui donne corps, mais aussi, peut-être, une autre part d’ombre puisqu’Igor découvre l’âme-sœur. L’ombre détachée est-elle soi-même ou quelqu’un d’autre ?

La beauté de ces pages au dessin aérien est de montrer sur la scène blanche de ce monde indéterminé, que cette découverte de l’âme-sœur se fait par sa part d’ombre et son acceptation, aussi bien de soi que de l’autre.
Ce sont les ombres d’Igor et de cette jeune fille rencontrée à un arrêt de bus, qui initieront cette union. Elles s’enfuient ensembles, les laissent là, à cet arrêt, sans destination s’ils ne bougent pas, s’ils ne font pas les premiers pas. Mais ils les feront et se retrouveront tout deux sans ombre, dans une joie affirmant leur complétude et leur certitude.[3]
L’ultime image est alors remarquable, judicieusement cadrée,[4] sorte de miroir inversé dans le temps et l’espace, dont la logique cachée pourrait venir d’un retro-éclairage savant associant ombre et corps en un cercle lumineux vertueux. Le jeune couple en bas à droite salue leurs ombres en haut à gauche qui font évidement de même. Geste de connivence et/ou «au revoir»[5] de la main pour faire de sa part d’ombre, moins une obscurité, qu’une ombromanie de soi invitant à se dire et se comprendre. Il ne s’agit plus de subir l’interposition du corps face à la lumière, mais bien au contraire de le positionner pour en jouer avec elle et en révéler la nature profondément vitale.

Notes

  1. A la fois de la page blanche et comme une feuille blanche.
  2. Sur un mur, l’ombre pourrait acquérir le statut de porte vers un monde des ombres, voire crépusculaire, thème hors sujet dans ce livre.
  3. Le «sans l’ombre d’un doute».
  4. On ne voit pas les pieds où les ombres s’accrochent.
  5. Non un adieu, mais un merci pour «re-voir» ce qui était devenu invisible.
Site officiel de Juliette Binet
Site officiel de Autrement Jeunesse
Chroniqué par en mai 2009