L’ Ombre d’un Homme

de &

Jeux d’ombres et de couleurs
Avec l’Ombre d’un homme, Peeters et Schuiten ouvrent un nouveau volet dans la saga des Cités Obscures, confirmant une orientation déjà sensible dans l’Enfant penchée, centrant désormais l’intrigue, non plus sur les cités elles-mêmes, mais sur leurs habitants.
Cette fois, c’est le destin étrange de l’agent d’assurances Albert Chamisso qui nous est conté, victime d’une ombre qui ne mérite plus son nom puisqu’elle est en couleurs. Les amateurs des Cités seront peut-être surpris, voire décontenancés, par les choix graphiques ainsi que par la tournure de l’histoire, qui rétrograde la ville au rang de simple décor alors qu’elle avait le plus souvent un statut de personnage à part entière.
Ceux qui aiment Peeters et Schuiten saurons rapidement se défaire de l’impression de banalité qui naît lorsque l’on se contente de feuilleter l’album, et traquer, sous la surface du récit, la profondeur du propos.

Après un album en noir et blanc, jouant sur l’interpénétration de la photo et du dessin, le ton plus «classique» de l’Ombre d’un homme ne doit pas masquer son but véritable, qui est une réflexion sur le dessin lui-même, ou plutôt sur les rapports existants entre la couleur et le noir et blanc.
Au premier abord, l’histoire ne semble pas passionante, et l’on est assez indifférent aux problèmes d’Albert et de son ombre, jusqu’à ce que l’on comprenne que les auteurs ont tenté une fois encore de faire passer dans leur album une analyse de la ligne et du trait, de la couleur est des jeux d’ombres. Qu’on en veuille pour preuve l’ultime section de l’ouvrage, où Albert utilise son anomalie pour monter un spectacle d’ombres chinoises (qui donne lieu à une magnifique planche graphique). Mais un matin, cette ombre avec laquelle il se trouve enfin réconcilié reprend son aspect originel, et le voilà perdu : quel intérêt les gens vont-ils trouver à un spectacle dans lequel les ombres sont en noir et blanc ? Ne venaient-ils pas pour la couleur ?

Ce nouveau tome s’insère parfaitement dans la trame des Cités Obscures, non parce qu’il s’agit là d’ajouter une pierre au réseau des cités, mais parce qu’il reste fidèle à l’intention initiale des auteurs : tisser un monde fait d’ombres et de lumières, de faux-semblants et de vérités, où l’histoire elle-même semble secondaire par rapport aux métaphores qu’elle véhicule. Servi par le dessin toujours fascinant de Schuiten, l’Ombre d’un homme est un ouvrage qu’il faut lire à deux fois, une première fois pour le plaisir, une seconde pour la réflexion sur la bande dessinée qu’il contient.

[Didou|signature]

L’ombre d’un homme est l’histoire d’un homme (Albert Chamisso) qui devient transparent de l’ombre et souffrira de n’avoir plus l’opacité normale admise.
Du haut des gratte-ciel à l’élégance modern-style de Blossfeldtstad, cet employé d’assurance efficace promis à un bel avenir, chute dans les bas-fonds sociaux et architecturaux, et ne s’en sortira qu’en affichant sa transparence dans la fenêtre acceptable de l’art du spectacle.

Schuiten et Peeters, au-delà d’une mise en lumière de plus sur les Cités Obscures, signent là une belle et profonde parabole sur l’image et son statut, mais aussi un hommage à la photographie et la bande dessinée des origines, deux arts du même âge bien plus jumeaux que l’on ne le croit.
Le double bidimensionnel de Chamisso n’est pas acceptable en permanence dans le tridimensionnel où l’image en général et de soi en particulier (narcissisme) y est un problème constant [1] .
Si «différence», si «plus du tout dans la norme d’apparence», si «transparence projectable comme une diapositive» alors il y aura problème. L’ombre doit être noire comme la part négative de tout un chacun. Sinon discrimination, mise au coin, ghettoïsation. On peut alors se demander si, dans nos contrées où le racisme est toujours là (tapis dans l’ombre), un corps noir serait plus acceptable si son ombre était blanche ?
Chamisso ne met en évidence sa transparence qu’à la lumière (projection), il fuit donc l’onde photonique et s’habille d’une chape de plomb. Et fuir l’onde c’est l’impossibilité de communiquer, il s’enferme dans une chambre noire et en ressortira quand sa transparence sera transcendance (transe en danse), c’est-à-dire utilisé et donc utile.
Peeters pousse loin l’analogie photographique. Chamisso devient diapositif après l’absorption d’un somnifère garanti sans plantes, purement chimique !. L’ombre de l’homme Chamisso devient alors pellicule (support chimique) de lui-même, et même plutôt film [2] puisqu’il y a mouvement.

Le scénario se découpe en trois parties :
1) prise de vue (du regard objectif des autres) sur le support ombre de l’appareil photo Chamisso,
2) Chamisso ombre de lui-même n’est plus qu’une image latente dans les bas-fonds de Blossfeldtstad et il s’enferme dans une chambre à la fois noire et claire (de souvenirs, Peeters ancien élève de Barthes) en cherchant à se redessiner (camera lucida) ou s’effacer.
3) Puis vient Ardan, journaliste à la Lumière (donc littéralement photographe) qui fait le portrait [3] de Chamisso avec une chambre et un trompe l’oeil, dévoilant ainsi son double, sa transparence, son visage derrière les apparences (celle du corps).
De là Chamisso rencontrera Minna, qui est belle pas qu’en apparence, par l’intermédiaire d’une fenêtre ouverte en face. Ce développement permettra la reproductibilité, ce sera celle du spectacle en noir et blanc et d’ombres portées avec Minna muse et partenaire. Dorénavant le nom de scène d’Albert Chamisso sera pour toujours Max Newman. Et du minima au max ima, un élégant gratte-ciel style liberty/sezessionstill est habité et mieux encore : happy end.
On est passé des couleurs sombres d’une chambre, au noir et blanc projeté sur la texture d’un écran/papier et l’album (de papier) se referme.

Blossfeldtstad est métropolienne, mais dans la positivité de la couleur et du modern style/art nouveau. Les aéronefs y sont d’élégants ballons dirigés (n’oubliez pas Nadar aérostier) aux formes de pétales (blossom en anglais) se fixant sur les grattes-ciel tige de fleurs (des photos de Blossfeldt évidemment).
Est-ce la verticalité et les vertiges, qui provoquèrent la chute de Chamisso ? Ou bien l’allergie au pollen de ce monde (Kafkaïen) dédié aux assurances ? Chamisso est-il en fin de compte plus de Brentano que de Blossfeldtstad ?
Tout commença par des rêves, où des mains démiurgiques (d'(h)auteurs) rendaient son lit (à deux places mais aux mêmes proportions que celui de Little Nemo) tout mou (débandade), et le projetait dans le vide d’entre immeubles. Perte d’assurance par les cauchemars, la vie du couple Chamisso et le sommeil n’est dès lors plus assuré. Chamisso en quête de quiétude de quotidienneté, n’était déjà plus l’ombre de ce lui-même quotidien quand il prit le médicament chimique qui le fît basculer dans la fermeture des paupières puis la transparence aux photons. La part d’ombre s’enfuit et avec elle toute sociabilité. La lumière (Aufklärung) devient son cauchemar. Sans paradoxe, la leçon est : c’est l’ombre qui rassure et l’assurance vient de l’ombre (de soi même).

Comme il s’agit d’happy end, après le fall vient le rise.
Max Newman [4] existe par l’inversion (mais pas en négatif) de son destin et de son image. Transparence projetée sur l’écran, il devient dia-positif (au lieu d’avoir une part de mal et de bien) dans un jeu (théâtre) d’ombres. Le mot fin vu des coulisses est inversé (p.84) happy end oblige.
Les spectacles d’ombres rassurant ceux qui les regardent, sont traduits en séquences muettes comme les bandes dessinées de la revue du chat noir (célèbre théâtre d’ombres aussi). Mais l’animal n’est ici point celui du malheur, bien au contraire.
Muette, mouvements, cauchemars réveillant, etc. que de beaux clins d’oeil zoomant aux origines, aux buts et aux possibilités d’un médium né au XIXième.
Mais Peeters (dont Chamisso devenu Newman a physiquement plus que des faux airs), n’en oublie pas la modernité ou le modern-style du médium. Au tout début de l’histoire dans la chambre au clair de lune (camera lucida pour Schuiten au dessin) où fenêtre et tableaux sont autant de sténopés, Chamisso se réveille en sursaut comme s’il était Little Nemo (c’est-à-dire un petit rien) ou l’amateur de fondues au Chester de Mac Cay.

Schuiten l’architecte ajoute la dialectique du trait et de la couleur. Vieux débat, où ici le corps est traits et couleurs, et où l’ombre de transparence est uniquement couleur. Dans la ville très graphique issue de l’imaginaire en noir et blanc du photographe berlinois Blossfeldt, l’ombre uniquement colorée pose problème, ce qui est logique.
C’est pour cela que l’album se termine avec une case de traits noirs où, en toute quiétude, la lumière blanche (celle de toutes les couleurs) s’unit au réseau de traits noirs (matière de toutes les couleurs). Union du soustractif et de l’additif pour une fin en équilibre, exactement (visuellement) inverse à celle du Stigmates de Mattotti.
Cette obscure cité offre sa lumière et vous impressionnera. Conservez l’image latente et développez-la si besoin est. Dans cette urbanité en clair-obscur, il y a aussi les fenêtres (ouvertes et lieu d’entrée physique et de regards), les images dans l’image, des diaporamas/panoramas, du topos et de la verticalité. Je vous les laisse dé-couvrir et bien d’autres choses encore, entre lucida et obscura.
Du particulier au général (autre croissance) la cité d’origine photographique (donc décrite avec la lumière contenant les fréquences colorées) vous fait comprendre (avec un peu de transparence) l’ombre comme une trace de notre opacité. Elle nous est fondamentale car notre humanité peut se résumer à un jeu de/sur/avec des traces (donc avec une part d’ombre).

[Jessie Bi|signature]

Notes

  1. Et justement à cause de trop d’inconstance : celle du temps et de ses corollaires, le vieillissement et/ou la mode.
  2. Film, vient à l’origine d’un mot allemand, qui veut dire peau.
  3. Défonçage de porte ouverte sûrement, mais je précise quand même : Ardan est bien l’anagramme de Nadar le célèbre photographe portraitiste du XIXième siècle, photographe de la verticalité (en faisant la première photo aérienne et la première photo de bas-fonds/catacombe en lumière artificielle — il a donc vu la topologie lucida et obscura de Paris ! ! ! !) et aussi pionnier de la bande dessinée en étant le premier à la mettre en feuilleton dans la presse avec son Môssieur Réac. De plus Monsieur Gaspard Felix Tournachon a un pseudo cachant un nom qui en ferait un personnage d’Hergé.
  4. NewMan est aussi un logo d’une marque de vêtements, dessiné par Loewy le célèbre designer américain d’origine française, qui a la particularité de se lire même quand on l’inverse (palindrome graphique à la Upside downs de Gustave Verbeeck autre pionnier de la bande).
Site officiel de Casterman
Chroniqué par en mai 1999