Patience

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Dans son livre Iconologia (1593), Cesare Ripa décrit l’allégorie de la patience comme une jeune femme portant un joug sur les épaules, marchant les mains jointes sur un chemin jonché d’épines. Une « invincible vertu » supportant les symboles respectifs des douleurs du corps et de l’esprit, en poursuivant son chemin sans se plaindre, dans une attitude entre prière et espoir, entre imploration muette de la providence et croyance en la possibilité d’une autre destinée.

Aujourd’hui, une allégorie se définirait moins par une figure que par une narration. En donnant le nom de Patience à une jeune femme, Daniel Clowes poursuivrait l’idée d’une forme classique dans notre époque contemporaine[1]. Entre le XVIe siècle et le XXIe, il constaterait alors des valeurs persistantes et des écarts de nature culturelle ou sociétale. Son personnage subit le poids de sa situation sociale et les épineuses épreuves qui en découlent, et comme la figure de Ripa, elle poursuit sa voie, croyant en son destin ou des forces la dépassant[2].

L’autre question pourrait être pour qui cette Patience contemporaine est-elle une allégorie ? Qu’elle le soit avant tout pour les lecteurs/lectrices est la plus évidente réponse mais certainement la plus trompeuse. Car Patience est un personnage dans un récit pouvant faire allégorie, et surtout elle vit avec Jack Barlow avec lequel elle attend l’arrivée de leur premier enfant. Paradoxalement, c’est quand cet homme va perdre Patience, qu’il va devoir patienter. Elle va se révéler pour lui l’allégorie d’une vertu, lui qui était dans une forme d’impatience en 2012, au moment de sa disparition violente, et qui devra attendre jusqu’en 2029, patiemment donc, pour saisir la possibilité de rectifier la destinée de son épouse.

C’est à cette date, dans un futur aussi improbable que caricatural, que Clowes montre la mythologie et, peut-être, la croyance de son siècle. La où Ripa, en pleine Renaissance, rationalisait les symboles de la culture gréco-latine et chrétienne, l’auteur de Ghost World fait lui aussi avec raison usage de la sci-fi étatsunienne[3], dans un récit de renaissance patiemment mise en place, témoignant avant tout d’une science de la fiction. Le voyage dans le temps est alors un découpage narratif dont les savants emboîtements finissent par participer eux-mêmes à l’histoire. Pour les justifier, la science-fiction se trouve par conséquent naturellement convoquée, d’autant qu’elle implique nécessairement un rapport au temps, le futur, et une attente face à la réalisation de ce que certains prennent pour une annonce, une prophétie. Là aussi la patience est de mise.

En faisant de Jack Barlow un personnage Janus, bifrons avec deux âges, entre une jeunesse qui ne savait, ni ne pouvait, et une vieillesse qui sait et qui peut encore, Daniel Clowes fait aussi le constat de sa propre histoire d’homme et de créateur dont la carrière a commencée dans les années 80. Par la force des choses, il est un voyageur du temps, comme tout le monde, mais se sentant déjà en 2029.

Patience commence par des errances de jeunes gens chères à l’auteur, mais se termine en un commentaire en creux de trente ans de création de bandes dessinée, grâce à un Jack Barlow vieillissant, véritable deus ex machina prolongeant l’auteur démiurge. Désormais celui-ci sait, il sait la cohérence future des angoissantes attentes juvéniles. Il sait que tout finira par faire un récit, que celui-ci, particulier, répondra ou questionnera une attente de nature plus universelle, dont il perçoit l’allégorie possible par ce recul fascinant de plus d’un demi-siècle. Dans ce livre, ultimement, (la) Patience reprend vie et peut enfanter, se situer dans une filiation, une chaîne de vie. Elle est enfin récompensée.

Ce nouvel album a pour cela et également, beaucoup à voir avec une forme de quête spirituelle et de connaissance de soi. Les voyages temporels du personnage se font moins par un biais technique que par une substance synthétique, traduite par « la sauce ». Celle-ci accommode en effet soudainement une vie qui semblait ratée, fade, en amplifie les saveurs cachées. Mais plus encore, elle s’emploie comme une drogue psychédélique, ouvrant les portes de la perception et pouvant donner son lot de « bad strips ». Ce simple usage ramène ses voyages dans le temps à des voyages intérieurs.

Sans ce bazar sci-fi dont l’auteur s’amuse, cet imaginaire de notre temps impatient voulant dépasser le futur même et où la cause est toujours une faute originelle, Patience serait ce qu’elle est, un voyage introspectif, une recherche de ces temps perdus qui nous ont façonnés, que la mémoire convoquée ne fait qu’affleurer dans des récits parcellaires. C’est par un recul dont la précision requiert l’attente, qu’ils se trouveront un jour reliés, formant une légende personnelle lisible jusque dans sa fin, juste avant l’oubli.

Notes

  1. Incarner la figure de la Patience par une femme par exemple. En anglais le terme « patience » est neutre alors qu’il est féminin en français. Reste que comme prénom de femme, ce mot apparaît dans le monde anglo-saxon chez les Puritains du XVIe siècle.
  2. Ici une force futuriste, celle de l’homme-dieu grâce à la science.
  3. Qui ici est une explication que l’on pourrait qualifier « d’à la con » et qui aurait conscience de l’être, tant les objets futuristes sont des caricatures. Les Grecs ont-ils cru à leurs mythes ? se demandait Paul Veyne dans un des ces livres les plus fameux. Les tenants d’une croyance dans un progrès que l’on ne peut arrêter et dont la science-fiction serait l’augure, pourraient se poser cette question à propos de Clowes, tant sa vision du futur est improbable. Pourtant, celle-ci contient la réponse et, comme les grecs, l’auteur de neuvième chose y voit surtout et avec raison une littérature populaire et un imaginaire dynamique, ancrés dans le présent.
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Chroniqué par en mars 2017

→ Aussi chroniqué par Benoît Crucifix en mai 2016 lire sa chronique