du9 in english

Pendant que le loup n’y est pas

de &

Peut-on se promener pendant que le loup n’y est pas ? Oui, bien sûr. Mais la vraie question serait plutôt pourquoi le loup n’y est plus. Car il semblerait que depuis quelques décennies, des monstres aient remplacé ce grand méchant. Comment ? Peut-être parce que les forêts ont laissé la place à celles urbaines en béton, parcourues par des automobiles dévorant les circulations communes et ne laissant que de minces trottoirs petit à petit devenus interdits aux enfants non accompagnés. Dans ces bruxellisations étendues, on marche en rasant les murs. Il n’y a plus de terrains vagues pour les Quick et Flupke du XXIe siècle, plus de place pour des marelles tracées à la craie sur le bitume noir, où l’on peut sauter à cloche-pied pour essayer d’atteindre le ciel de la victoire.
Les monstres savent que l’enfance est aujourd’hui plus qu’à d’autres époques un oiseau en cage. Entretenant ce fait, il leur suffit d’en construire d’autres indécelables, pièges se refermant en grinçant comme des cachots ou des salles de tortures.

Légendes urbaines ? Pas pour ceux et celles, comme les deux auteures, ayant eu l’essentiel de leur enfance dans les années 90, dans la Belgique des premières marches blanches. Là, les monstres s’ébauchaient à leurs oreilles dans les rumeurs des médias ou à leurs yeux par le visage horrifié d’un adulte découvrant les détails du drame. Les échos des horreurs résonnaient avec leur bas âge, leur ontogenèse suractive, leur rapport au monde tissé de pensées magiques et ses histoires, souvent du soir où « il était une fois… ». Toute une tension qu’amplifiaient les rares autonomies soudainement perdues par l’accompagnement systématique d’un adulte aux moindres sorties dans la rue, et par cet autre fait encore plus injuste du goût des monstres pour les filles plutôt que les garçons.

Autobiographie à quatre mains[1]Pendant que le loup n’y est pas décrit avec une subtilité rare les fils qui tissent voire définissent les jeunes années. Les auteures en montrent les vitalités éruptives, les  émotions imprévisibles aussi intenses que fondatrices, ou bien les artifices expressifs communs formalisant un questionnement, délinéant une conscience et balisant la singularité de tout chemin existentiel par leurs combinaisons infinies et incertaines. Le traitement crayonné s’accorde à merveille avec l’idée de mémoire et d’introspection que cette dernière suppose. La recherche se dessine en révélant dans sa technique sa fragilité et sa seule possibilité d’ébaucher. Les traces de gommes ou d’effacement partiels parfois décelables, surgissent comme des repentirs de tableaux analysés dans des lumières extrêmes et confirment cette idée de prospection où la surface du papier s’explore, devient une gangue d’oubli qui s’élimine lentement par l’ajout de graphite, de manière à faire surgir les crêtes d’une construction mémorielle dont seuls les matériaux les plus denses, les plus minéraux, les plus pulsionnels peut-être, ont échappé de peu à l’érosion et acquièrent la valeur de fondations. C’est toute l’enfance comme nuit du temps humain et d’édification de la conscience  qui ainsi se dévoile intelligemment, dans ses étapes, ses émotions structurantes et l’affirmation des caractères sexués.

Si le récit singularise l’air du temps, montre une enfance à la fin du XXe siècle et au début du suivant, les auteures l’inscrivent dans des symboliques plus vastes, plus universelles auxquelles on associe les contes et leurs discours sous-jacents.
L’autobiographie se devine par la correspondance des prénoms. Pas de « je », mais une émergence de deux d’entre eux dans le devenir, mais aussi les aléas des rencontres où celle ultime devient la véritable clé du livre.
L’étrange relief de l’ouvrage tiendrait aussi a un parallélisme : celui des auteures, dont l’une est légèrement plus jeune qui plus est ; et celui de deux discours rapportant le monde qui, dans le flou perceptif de l’enfance, confondent leur nature tout en entretenant paradoxalement leurs différences. Phénomène déroutant qui fait qu’un fait divers et ses monstres semblent avoir la nature des contes, laissent deviner le rôle et l’émergence de ces derniers comme un travail de l’inconscient, tout en questionnant ce qui fait la texture d’une conscience et de sa perception de la réalité. Un double « je » pour des mémoires en conversations qui littéralement retracent et racontent[2].

Notes

  1. Manière inédite à ma connaissance, puisque les deux auteures dessinent dans un style proche, dans des différences non immédiatement identifiables.
  2. Voire « re-content ».
Site officiel de Atrabile
Chroniqué par en février 2016