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Les Plans de la ville

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Le premier qui dit « oh, encore un alboume de bédé sur la banlieue » a perdu. D’abord parce qu’on ne dit pas « alboume ». Ensuite parce qu’on n’écrit pas « bédé ». Et enfin parce que Les Plans de la ville est un livre trop étonnant, trop ambitieux et trop fin pour qu’on en fasse un énième « livre-de-bandes-dessinées-sur-la-banlieue ». Le sous-titre, d’emblée, donne la mesure du projet : Psychogéographie intrinsèque des grands ensembles. On se calme, on arrête de ricaner : ce sous-titre n’est pas un gag verbal, un pastiche, une fausse formule pour mimer la prise de tête et faire sourire finement les demi-instruits. Ce sous-titre est un programme sérieux, conséquent, et il annonce clairement ce qu’Adrien Fournier entreprend de réaliser dans son livre.

Il s’agit bien, premièrement, d’une « psychogéographie » : il s’agit de saisir au fil des récits qui se succèdent et s’emmêlent la manière dont une certaine manière qu’ont les hommes de concevoir et de dessiner l’espace qu’ils habitent induit une certaine façon de construire leur conscience. Ce n’est pas de la sociologie urbaine, ni des sciences politiques, ni de la géo humaine : cette occupation de l’espace, c’est le dessin qui l’assume, sans rien expliquer, sans rien professer, sans bâtir la moindre théorie. Le sous-titre du livre de Fournier indique juste de quoi les pages qui suivent vont constituer la description, ou l’enregistrement. Il va s’agir de reconstituer, de dessiner, quelques-unes des formes que prend la conscience quand on lui demande se plier à la logique des grands ensembles.

Et « intrinsèque », alors, ça veut dire quelque chose ? Oui, aussi : ça veut dire que les passions, les affects, les raisonnements, les types de langage, les comportements, les idées, les projets, les espoirs sont façonnés de l’intérieur par le cadre géographique. Ça veut dire qu’il ne s’agit pas du tout de juger qui que ce soit, ni en bien, ni en mal, mais de relever, avec l’outil le plus efficace possible, les formes que prend le psychisme humain quand on le place dans l’environnement urbain moderne. Cet outil, c’est le dessin bizarre et âpre d’Adrien Fournier, fait de perpectives déformées ou aplaties, d’humains filiformes aux grosses têtes simplifiées, de décors tronqués ou à peine suggérés. Rien de plus étrange pour l’œil que ces dessins à peine équarris, dont les traits semblent hésiter, et noircissent la page en fils-de-fer vagabonds qui s’entortillent, et dont il faut quelques secondes pour tirer le sens. On s’étonne même de comprendre alors si bien un dessin qui paraissait au premier regard si pauvre et si confus à la fois : tiens, non, ce n’est ni pauvre ni confus, c’est autrement, c’est plein de détails et d’humeurs, mais exprimés selon des codes inhabituels. Premier succès des Plans de la ville : voilà une bande dessinée qui invente son code au fur et à mesure qu’elle avance. Il est rare d’avoir le plaisir de devoir apprendre presque complètement un langage graphique pour suivre le fil d’un récit.

Pas seulement d’un récit, d’ailleurs, mais en réalité de plusieurs. Adrien Fournier suit un petit groupe de personnages, qui se croisent et entremêlent leurs bribes d’aventures, leurs brèves prises de bec, leurs violences rentrées, leurs longs ennuis. Rien n’est mieux senti dans ce livre que le temps, la durée, l’ennui énorme qui nimbe toute la circulation dans et autour de ces « grands ensembles » dans lesquels ses personnages tournent. Si le ciel était plus bleu, et les femmes plus blondes, et la musique plus tsigane, ça pourrait être du Lelouch, tous ces gens qui se croisent, s’engueulent, s’échangent des bons plans, brûlent un chat, s’embrouillent avec les flics. Mais non, c’est bien plus noir, ou bien plus gris. Avec ses bonshommes-troncs dont les bras et les jambes ne sont que des fils tordus, Adrien Fournier utilise sa cohorte de personnages pour faire de l’anti-Lelouch : les destins n’en sont pas, les voix multiples des personnages ne créent pas d’harmonie, c’est juste une petite cacophonie fidèlement enregistrée, avec ses voix discordantes et inattendues.

C’est même là l’autre grande réussite des Plans de la ville : les personnages en fil-de-fer y ont de vraies voix, surprenantes, décalées, bienvenues, inscrites dans des registres surprenants, qui ne se cantonnent pas à l’imitation plus ou moins réussie de la tchatche de banlieue apprise dans un manuel. Ducy, Elise, Gaspar, Berthy, les flic, les éducs, tous ont leur voix propre, et qui change, leur voix intérieure n’est pas la même que celle de leurs dialogues, et toute leur petite existence en fil-de-fer y trouve une réalité elle aussi surprenante, plus riche et plus grasse que le maigre dessin ne la laissait prévoir. Les Plans de la ville, ça n’est pas un livre de plus sur la banlieue. C’est une expérience réussie, une langue jusqu’ici pas entendue, une façon inventive et attentive de saisir les circonvolutions de l’humanité urbaine. Ça ne pouvait pas s’appeler autrement, finalement.

Site officiel de Adrien Fournier
Site officiel de Cambourakis
Chroniqué par en mai 2009