Les Plumes

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Maquetté comme un volume de la NRF, bandeau rouge sur fond coquille d’œuf, le livre d’Anne Baraou et François Ayroles assume d’emblée sa double ambition littéraire : Les Plumes, c’est une bande dessinée qui prend la littérature romanesque pour sujet et pour forme. Une bande dessinée sur les écrivains ? La petite littérature commentant la vie de la grande ? Aussitôt, on imagine le microcosme pittoresque et sa caricature commode : le portrait du petit monde de l’écrivain parisien, coincé entre la grandeur rêveuse de ses aspirations poétiques et les trivialités de la vie quotidienne, harcelé par son éditeur, éreinté par les critiques, malmené par sa concierge… Les Plumes évitent d’emblée ces écueils, par la grâce de l’écriture soignée d’Anne Baraou, qui donne vie à un quatuor de romanciers minutieusement approchés, et du dessin distant et sophistiqué de François Ayroles, qui neutralise d’emblée la tentation du portrait-charge.

Le héros des Plumes n’est pas un, mais quatre : Inscht, Alpodraco, Greul, Malard, quatre «plumes», quatre romanciers aux fortunes variables, quatre compagnons d’écriture et de déambulation. Habitués du même bistrot, anxieux, épuisés, inadaptés, cultivés, ils partagent les mêmes fébrilités langagières et les mêmes fragilités cyniques, qui leur confèrent, tout compte fait, une précieuse humanité. Ils constituent une troupe, une bande, un cénacle. En prenant pour véritable sujet ce quadruple personnage, Ayroles et Baraou choisissent d’emblée de saisir le travail du romancier du point de vue de la multiplicité des voix et des caractères. Anne Baraou, membre de l’Oubapo depuis la première heure, et par là familère des écritures à contrainte et des passerelles entre les littératures dessinées et les littératures romanesques, avait déjà démontré sa capacité à construire un personnage multiple avec Une demi-douzaine d’elles, dessiné par Fanny Dalle-Rive à L’Association,[1] où elle s’attachait déjà à rendre la polyphonie des caractères, construisant ses personnages par petites touches précises, habillant progressivement chaque profil pour lui donner sa chair, son nerf, son muscle propre : c’est le même travail qui est ici à l’œuvre.

La finesse du cette approche n’empêche d’ailleurs pas qu’occasionnellement le gros trait et la caricature l’emportent. La bataille d’épithètes que se livrent pour jouer les quatre «plumes» dans la première séquence du livre donne le ton : c’est un livre d’image sur les amoureux des mots, et ces amoureux sont torturés, boursouflés, profondément sincères en même temps que profondément grotesques. C’est là tout ce qui fait l’intérêt du travail d’Anne Baraou : elle traite frontalement des egos à la fois énormes et flasques de ses quatre personnages, et, là où il aurait été facile de s’enfermer dans la caricature, elle parvient à les sauver toujours, à en faire de véritables personnages, à leur apporter peu à peu des nuances et de la profondeur.

Le quotidien des romanciers, c’est un quotidien comme un autre, au fond ; ce sont simplement des humains qui ont pour métier d’écrire et que leur métier, comme tous ceux que l’on pratique profondément, déforme et obsède. Reste à savoir comment on décrit le quotidien d’un écrivain ; quelles scènes, quels épisodes, quels moments on doit montrer. C’est le choix et le rythme de ces épisodes qui fait la substance de ce portrait croisé, saisissant ces quatre personnages par ce que leur interaction révèle. Contrairement à des livres aux traitements plus basiques, avec des personnages pas très consistants, travaillés en à-plats,[2] le travail de Baraou sur Les Plumes rappelle la construction d’Une Demi-douzaine d’elles : c’est de la peinture à l’huile, dont les couches minutieusement appliquées le unes sur les autres donnent progressivement des effets de luminosité, de profondeur, de matière.

Paradoxalement, cet exercice de peinture classique, par petites touches compréhensives et lumineuses, s’appuie sur le dessin dépouillé d’Ayroles, dont la précision froide et délibérément détachée évite soigneusement toute empathie graphique surjouée. Son expressivité retenue, son trait savamment amidonné, à peine réchauffé par les couleurs terreuses, délavées et joliment mariées d’Isabelle Merlet, sert efficacement le verbe millimétré de Baraou, et laisse les personnages se déployer lentement, et prendre leur épaisseur à leur rythme. Les Plumes est un livre lent, élégant, dont le brio est d’autant plus remarquable qu’il est discret. On attend impatiemment le second volume, annoncé pour mars 2012.

Notes

  1. Six tomes dans la collection Mimolette, ou une intégrale dans la collection Ciboulette.
  2. Par exemple dans les deux Judette Camion qu’elle co-signe avec Jeanne Puchol chez Casterman en 1997-1998, ou dans les quatre tomes parus de La BD des filles, chez Dargaud, 2007-2010, avec Colonel Moutarde : deux séries qui offrent des constructions humaines moins intéressantes, et pas très convaincantes, la seconde surtout surjouant la BD «de fille» et saisissant l’air du temps avec une légèreté forcée, forcément futile, agaçante au bout de trois pages.
Site officiel de Dargaud
Chroniqué par en mars 2012