Pluto

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Dans le domaine du manga, Urasawa Naoki est sans aucun doute l’un des rares auteurs à bénéficier d’une réputation mondiale, acclamé pour son savoir-faire dans le domaine du suspense, et auréolé du succès rencontré par ses deux séries Monster et 20th Century Boys, au Japon comme à l’étranger. Un nouveau projet de sa part est donc immanquablement un événement — et ce, d’autant plus quand on y voit associé le nom de Tezuka : Pluto, qui vient de se conclure dans les pages de Big Comic Original, est ainsi fièrement crédité d’un «Urasawa Naoki x Tezuka Osamu» du plus bel effet.[1]
On pourrait croire à une rencontre, il s’agit plutôt d’un remake. Urasawa s’inspire d’une histoire de Tetsuwan Atom (Astro en version française) datant des années 64-65 et intitulée «Chijô Saidai no Robotto»,[2] et la revisite à sa sauce — tirant des 180 pages du récit original destinée aux enfants, une série adulte en 8 volumes de 200 pages.

Bien sûr, un tel exercice se juge dans l’alchimie qui s’instaure entre le respect de la trame originale, et l’audace de la ré-interprétation que l’on opère. Sur le premier point, Urasawa est quasiment irréprochable, respectant à la lettre les rapports entre les personnages et les moments-clés du récit, se permettant seulement d’en ajuster légèrement la chronologie (retardant en particulier le premier combat entre Pluto et Atom).
L’hommage d’Urasawa est bien sûr aussi largement graphique. S’instaure alors un jeu de piste, qui s’étend au-delà de l’identification (immédiate) des personnages empruntés à Tezuka et présentés dans un style plus moderne et réaliste : ce sont des scènes entières qui se retrouvent reproduites, jusqu’à l’image de conclusion du récit, dont la composition est reprise à l’identique.

Au-delà de ces références délibérées, il faut également noter un écho plus étrange, puisque cet hommage rendu à Tezuka pourrait pratiquement mettre en évidence l’existence d’un autre «star system» qui serait propre à Urasawa lui-même. Et de scruter les visages des uns et des autres, repérant ici le préposé à la prison du robot Braun 1589 (portrait craché de l’inspecteur Runge de Monster), ou là encore le docteur Abra (copie conforme de la version jeune du SDF surnommé «Kami-sama» dans 20th Century Boys).
Enfin, autre marque de fabrique, si Pluto est une œuvre de science-fiction, il faut bien reconnaître qu’Urasawa ne cherche pas vraiment à l’afficher partout. Au contraire, il semblerait que les (occasionnels) paysages de tours futuristes soient plus là comme un pense-bête pour l’auteur, que pour véritablement ancrer l’histoire dans un avenir technologique. L’ensemble du récit baigne plutôt dans cette ambiance qu’affectionne Urasawa, d’une sorte d’Europe Centrale des années 80, où la vie s’organise autour des repas de famille et des jeux d’enfants.

Alors que la trame initiale de Tezuka se montrait simplement tournée vers l’action, et les affrontements de robots à grands coups de chevaux-vapeurs,[3] Urasawa en fait un récit de traque de serial killer, et introduit un contexte politique plus complexe en nous faisant progressivement découvrir le 49e conflit asiatique, opposant les Etats-Unis de Thrace à la dictature Perse de Darius XIII[4] — parallèle évident avec la dernière guerre du Golfe, poussé jusqu’à la recherche d’armes de destruction massive et d’un dictateur moustachu dont l’inspiration est sans équivoque.
Fidèle aux marottes de l’auteur, la question du passé et de la mémoire se révèle une fois de plus centrale à l’intrigue. S’y attachent aussi la question de l’identité (du «méchant» principal en particulier), de la connaissance de l’autre, et la fascination renouvelée d’Urasawa pour le Mal Absolu. Enfin, on retrouve également l’importance des enfants, dans leurs jeux mais aussi dans l’enjeu qu’ils représentent — jusqu’à l’utilisation du «gimmick» du livre d’images avec sa symbolique appuyée.[5]

Il faut reconnaître qu’avec un format plus court (8 volumes seulement) et une trame plus ou moins imposée, Urasawa évite les écueils de ses deux dernières séries plus longues. Ici, pas de dénouement qui se dérobe par un retournement de situation improbable, les révélations repoussées le sont plus pour maintenir le suspense que pour gagner du temps, et l’ensemble semble au final plutôt bien ficelé. Et pourtant, reste l’impression persistante qu’Urasawa fonctionne en pilotage automatique, utilisant son talent de «faiseur» pour mettre en scène un hommage intelligent et bien mené, mais finalement sans âme.
Le premier volume recèle ainsi un exemple frappant : alors qu’il s’agit d’établir la série de «meurtres» des robots les plus puissants de la planète, Urasawa s’intéresse à North II, qui se trouve désormais au service d’un vieux compositeur acariâtre.[6] Si son talent à camper des personnages secondaires n’est plus à démontrer, la dynamique qui s’établit entre le vieil homme et le robot touche à la caricature surchargée de pathos — il faut évidemment que ce vieil homme soit en pleine crise créative, que celle-ci soit liée à un vieux traumatisme ayant trait à sa mère disparue (à la recherche de la berceuse que celle-ci lui chantait), et que le robot cherche à apprendre la musique et, ainsi, finisse par servir de catalyseur.

C’est peut-être même le paradoxe de cette adaptation : en établissant la source de l’inspiration du récit, elle permet de constater clairement les apports de l’auteur — et finalement, d’observer ses techniques narratives. L’intérêt du récit finit alors par souffrir de voir ses ficelles ainsi exposées, et ce d’autant plus quand ces dernières flirtent avec la redite pure et simple.
On se retrouve alors à faire preuve de circonspection à la lecture des premières pages du nouveau projet d’Urasawa Naoki, Billy Bat qui paraît dans Morning. Certes, une fois de plus, on se laisse happer par l’atmosphère épaisse de ce thriller historique, situé dans le Japon occupé d’après-guerre, en 1949. Mais déjà pointent les questions de mémoire et d’identité, sur fond de sociétés secrètes et de manga pour enfants. Et l’on se demande si la recette, désormais trop bien rodée, ne serait pas devenue incapable de nous surprendre…

Notes

  1. Il est à noter qu’Urasawa Naoki est de son propre aveu un grand admirateur de Tezuka, et que c’est la lecture des classiques Tetsuwan Atom et Jungle Tatei qui l’a poussé à devenir manga-ka.
  2. Littéralement, «le robot le plus fort du monde».
  3. Puisque chacun des robots n’hésitait pas à exprimer sa puissance à l’aide de cette unité savoureusement rétro.
  4. Qui remplace ici le Sultan du récit d’origine, dont la seule ambition était de devenir riche pour assouvir ses envies.
  5. Ici, l’histoire de Pinocchio et Gepetto qui vient offrir un parallèle avec les robots et cette galerie de savants dépassés par leurs créations.
  6. Dans le récit original, le vieil homme (sans nom) est plus simplement le créateur de North II.
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Chroniqué par en avril 2009