Le Poisson-Chat

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La collection «Mirages» chez Delcourt nous a habitué à être particulièrement inégale, n’attirant du coup ni les lecteurs potentiels de bande dessinée d’auteur, souvent très exigeants, ni ceux qui lisent «juste pour se divertir», généralement peu séduits par ce type de récits. Rajoutons que Le Poisson-Chat est un album hors norme, parfois aride, on comprend alors pourquoi sa sortie a été comme il se doit accompagnée d’un immense silence tant médiatique que critique.
Sur le Net, la discrétion du Poisson-Chat n’a d’égale que l’aspect négatif des rares critiques qui en sont faites. En rester là donnerait l’impression que du poisson cet album n’aurait que l’odeur, nauséabonde, et que du chat il tiendrait ses délicates pattes de velours… Pourtant il me paraissait important d’apporter une autre vision de la lecture de ce livre, tellement il m’a semblé être l’un des albums les plus remarquables de la rentrée littéraire 2008 en bande dessinée.

Si l’on a lu Elle ne pleure pas, elle chante,[1] on sait que Thierry Murat excelle dans le travail du découpage et de la mise en scène. Le Poisson-Chat le confirme. L’impeccable travail sur l’espace, les respirations et l’esthétique globale de chaque page méritent l’attention. Un travail posé et pensé, bien pensé même : la construction symétrique des cases donne un aspect esthétique très géométrique, qui apporte une froideur volontaire. Froideur elle-même compensée par une mise en scène judicieuse, presque sensuelle, par des cadrages cinématographiques qui nous transportent au plus près des émotions, et par un graphisme charbonneux qui apporte une véritable chaleur, celle de la matière, vivante et brute.
Il y a quelque chose de profondément touchant dans la manière dont Thierry Murat travaille sa mise en scène, une sorte de distanciation légère, juste suffisante, envers l’action et les personnages. Il ne cherche pas à imposer une émotion au lecteur, certainement par peur de forcer l’intimité émotionnelle de celui-ci. C’est une forme de pudeur. Pudeur envers le lecteur, et pudeur envers ses personnages également, comme pour leur laisser la place d’exprimer, de vivre réellement, leurs émotions. Pourtant, scènes et cadrages sont souvent très proches d’eux, mais Thierry Murat parvient néanmoins à maintenir constamment ce délicat équilibre entre explicite et tacite.

Quant à lui, le récit d’Arnaud Floc’h donne en apparence une vaste impression de vacuité, d’où ce rejet de beaucoup de lecteurs. Voici un pitch rapide : près d’un village paysan profondément ancré dans un esprit rural et communiste, Serge tente d’échapper à la réalité en s’isolant dans un blockhaus. Son frère Hubert, qui vit de petits trafics, essaye désespérément de l’aider à sortir de son état dépressif, mais Serge ne garde qu’une seule obsession : tenter d’adapter les poissons rouges à la vie en eau de mer !

Le village est agonisant, dépouillé de la vivacité de sa jeunesse par l’urbanisation, luttant contre l’évolution socio-économique pour sauvegarder son identité, sa culture, son mode de vie, contre l’industrialisation et le capitalisme, armé de banderoles face à un monde politique qui ne le comprend plus. Puisque le sentiment de vacuité est nécessaire à l’œuvre, il fallait raconter les choses de façon discrète, l’utilisation de la symbolique est parfaite pour remplir ce rôle narratif avec suffisamment de délicatesse, et le lecteur attentif s’intéressera à certains signes.
L’esprit communiste du village en premier lieu, que l’on ressent par l’engagement socio-politique des habitants, par la citation explicite du PCF, mais aussi par quelques symboles évidents tel que Jean Ferrat (qu’une banderole traînée par un avion vient citer) ou cette horloge en forme d’étoile rouge qui trône dans le salon du père. Communisme qui aujourd’hui n’a plus rien d’un mouvement, qui n’est plus qu’un symbole justement, celui de la lutte des classes et celui de la révolte. Il ne faut donc pas longtemps pour s’apercevoir de l’importance de cette idéologie dans le récit. Ce village désemparé est un peu la métaphore de l’individu perdu au beau milieu d’une société de plus en plus déshumanisée, luttant pour sa survie, pour conserver le droit de vivre comme il a toujours vécu.

Mais l’histoire de Serge et de son frère n’est évidemment pas gratuite, elle participe également au propos, puisqu’il ne faut pas oublier que les poissons, tout comme les pilules de LSD consommées par les deux frères, sont rouges.[2] L’état dépressif de Serge suggère une grande difficulté à accepter le monde dans lequel il vit, et son acharnement à tenter d’accoutumer les poissons rouges à vivre dans de l’eau de mer n’est-il pas la démonstration d’une quête utopique ? Il semble rechercher désespérément à appréhender la potentielle possibilité d’adaptation à un monde pour lequel l’humain est pas fait, utilisant les acides pour s’échapper de la réalité. La drogue devient sa manière de lutter contre une vision désespérée de la vie, tandis qu’Hubert, qui a depuis longtemps baissé les bras, tente de survivre comme il le peut, s’accrochant à son frère comme à une bouée de sauvetage pour donner un sens à son existence. Qui sauve qui dans cette histoire ?
Revenons à la vacuité du récit. Vacuité qui correspond déjà parfaitement à la vie dans un village qui se meurt. Mais j’accorde aussi une grande importance à celle-ci parce qu’elle donne un sentiment d’impuissance. Impuissance des personnes à résister à l’inéluctable et du monde à évoluer positivement. Que peut faire l’individu face aux mouvements de société ? Que peut faire l’homme, être de chair et d’émotion, face à la prise de pouvoir sur nos vies d’un système financier, abstrait et déshumanisé ? Impuissance des mots à dire le mal-être. Comment exprimer ses questionnements et ses angoisses quand les mots font aussi peur que le réel ? Impuissance de l’auteur à résoudre les thématiques et les questions qu’il pose. Comment le pourrait-il dans ce cas précis ?

Le Poisson-Chat n’est donc pas un livre d’un abord facile. Le récit semble servir un propos plus vaste qu’il n’y paraît, essentiellement basé sur un discours symbolique. Ce n’est pas qu’une histoire de décadence due à la drogue et à l’urbanisation, la fiction sert également de socle thématique, sorte de bocal quasi plein qui ne pourrait s’équilibrer que grâce à d’éventuelles réponses et réflexions qui ne viennent jamais, renforçant ainsi le sentiment de désespoir et de fatalité déjà suggéré par la mise en scène.
Les silences, les non-dits, et les différents symboles jonchant les pages peuvent faire surgir diverses interprétations. C’est toute la force de la suggestion, et de ce fait, au delà d’un récit d’une grande détresse à l’ambiance oppressante, les deux auteurs proposent ici un vaste champ quasi vierge, qu’il appartient au lecteur d’investir. Ou pas.

Notes

  1. Excellent livre soit dit en passant, et également dans la collection «Mirages», d’après un roman d’Amélie Sarn, adapté par Corbeyran.
  2. Notons également que ces pilules sont de formes étoilées…
Site officiel de Thierry Murat
Site officiel de Delcourt (Mirages)
Chroniqué par en septembre 2009