Pompéi

de

L’expression qui vient quand on évoque Pompéi est : «Instantané de vie». La ville, figée par la cendre pendant presque deux millénaires, a offert, déterrée de sa poussière, l’esquisse la plus précise d’un quotidien, d’une intimité humaine éternelle que l’Histoire a longtemps appris à oublier aux profits d’une chronique plus ou moins orientée de crises et de massacres collectifs.

Pompéi nous renvoie à la fragilité de l’existence sur une terre fertile, où les problèmes sentimentaux et existentiels en feraient oublier la dépendance absolue. Elle est à la fois une vision d’un passé rendu proche par certain invariants humains semblant paradoxalement les plus fragiles (sentiments et émotions par exemple), et la probabilité appuyée d’un futur plus ou moins lointain. Son destin fut scellé par une force tellurique qui dépasse toujours l’humanité, l’absorbera un jour.
Son invention au XVIIIe siècle offrit au monde un livre fait d’écritures indiciaires, et surtout d’images semblant prises sur le vif en surgissant du sol quasi intactes. Sises dans leur environnement pétrifié, il n’y avait plus qu’à les regarder, les faire siennes et les habiter pour les rendre à nouveau vivantes, semblant immortelles.

Frank Santoro est à cette leçon. L’histoire est simple. Celle d’un peintre célèbre et volage, et de son jeune apprenti qui, tout en aidant son maître dans les complications de son métier et de son marivaudage, s’interroge et s’inquiète parallèlement de son devenir professionnel et sentimental. La proximité de la catastrophe scellera bien évidement le destin des deux personnages.
Ceux-ci ressemblent aux  silhouettes moulées, figées dans leurs derniers instants de vie par le souffle ignivome du Vésuve. Toutes ces amours avant le drame sont comme celui de ses amants rendus visible par le plâtre dans la belle scène du film de Roberto Rosselini (Voyage en Italie, 1954, avec Ingrid Bergman). Ici, les couches successives de la cendre noire dévoilant les corps, sont les pages lumineuses d’un livre tournées au rythme des signes. Santorro par les nues ardentes de l’imagination, délimite d’un trait ces corps. Il les forme, les anime, les fait surgir lui aussi par l’apposition sur une surface d’une terre brûlée. Elle est ici sépia par sa variante minérale, brune comme du sang séché ou une calcination partielle. Elle rend visible la  sismographie d’une main animée par un souffle ardent, se fait la trace chaleureuse d’une vitalité dévoilée dans et par ses mouvements.

«Instantané de vie» ne signifie pas la précision des décors mais bien la saisie de ce qui fait la vie, la saisie de cet insaisissable où les ruines apparaissent comme les fondations d’une projection de soi, à la fois une persistance et une chance d’être vivant. Un «et in Arcadia ego» en quelque sorte mais avec ce paradoxe, peut-être trompeur et plus certainement amplificateur dans le cas de Pompéi, d’avoir pu surgir après 2000 ans, d’avoir pu défier le temps et les limites de l’existence par ce qui l’a abrégée soudainement. Pour le Pompéi de Santoro, la limite est aussi le livre, la dernière page qui clôt l’histoire ; son renouvellement paradoxal défiant le temps sera dans ses relectures.

Jouant du «disegno» (le dessin/dessein), l’auteur crée aussi avec intelligence des personnages faiseurs d’images plutôt qu’images. Ils font des portraits, essaient de transmettre ce qui même à l’échelle d’une vie est éphémère. Si ces images ne survivront pas, d’autres choses en feront sans dessein.
Cette intimité montrée ne doit pas être confondue avec les proximités accentuées de ces panels de personnages des films catastrophes, avec lesquels il s’agit d’ancrer l’émotion de monsieur tout-le-monde au milieu de débauches pyrotechniques spectaculaires se voulant soi-disant le «plus réaliste» possible.
Les personnages de Frank Santoro ne sauvent personne. Ils ne fuient pas non plus. Ils affirment et questionnent le fait d’être au monde, dans des existences ici visiblement esquisses à l’échelle géologique.

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Chroniqué par en février 2014