Prof. Fall

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La chute. Non pas originelle, mais ultime, et incontournable. Un fatum que Michel, employé à la caisse d’assurance maladie, attribue à l’architecture qui l’environne. « En construisant de telles machines à habiter et en modelant ainsi l’urbanisme, les architectes ont planifié la vie sociale, technique, économique et psychique de milliards d’individus. Ils ont façonné notre destin avec leurs théories constructivistes qui n’ont jamais été autre chose, malgré leur apparente bienveillance, qu’un mode de pensée voyant dans les phénomènes sociaux le produit conscient d’une intervention planifié par leurs soins. » « Tous ces blocs… Toutes ces lignes… Tout converge en un seul point de fuite. » Celui de corps s’élançant dans le vide. En 1929, le 11 septembre 2001, ou une date à venir, encore inconnue mais indéniable : celle où une femme se jettera de l’une des 512 fenêtres que comptent les deux blocs d’immeubles devant lesquels Michel passe tous les matins. C’est une certitude. Et il, y assistera, impuissant.

C’est en réalité le corps d’un certain Domingues, escroc notoire, qui se précipite du haut de ces « usines à défenestrer » pour éviter son procès. Celui-là même dont Michel avait surpris la discussion avec son avocate la veille… Épouvanté, l’homme aux visions morbides décide pourtant d’enquêter sur les raisons de ce suicide. D’autant que l’histoire du mercenaire se met à se dérouler d’elle-même en un étrange film intérieur, qui le mène sur les pas d’une Histoire de la violence.

En sélection pour le prix polar d’Angoulême 2017, Prof. Fall ne donne pourtant que l’illusion d’une enquête. Se joue davantage une quête, celle d’une émancipation, de la découverte d’une « Joia » (nom d’un personnage féminin de l’histoire, qui évoque évidemment la « joie »), qui ne se révèle être qu’une longue descente aux enfers.

Si le récit nous perd dans ses voies fantastiques, voire ésotériques, mené par une dense narration adaptée du livre éponyme de Tristan Perreton, la profondeur du propos submerge. Du mal-être contemporain aux horreurs de la guerre civile au Mozambique, en passant par la traite des femmes, les auteurs lyonnais dressent un terrible tableau de la barbarie humaine. Après No comment ou War songs, Ivan Brun se rapproche de la fiction, et investit l’espace d’une intimité pour mieux pénétrer l’essence de la souffrance. Personnage profondément mélancolique, névrosé, mais sorte de Pythie moderne, le protagoniste énonce le sort tragique d’un individu, de l’Individu. Celui que le travail aliène, que l’architecture des années 70 oppresse, que la médecine standardise, que le commerce asservit. Les images nous mènent au plus près de cet homme au visage sans traits, nous invite à devenir une présence curieuse de son destin ; elles conduisent également à prendre du recul, à considérer cette ville devenue personnage, à prendre le temps de la pensée. Le dessin, entre gris nuancés et sépia, nous guide dans les méandres d’un esprit tourmenté et d’une violence universelle.

Le discours politique se lit ainsi en filigrane au cours de cette sombre et nébuleuse histoire. Michel n’a rien d’un militant, au grand dam de sa grand-mère, qui n’a eu de cesse, alors qu’elle l’élevait, de lui vanter la nécessité révolutionnaire. Mais de spectateur de sa vie, il en vient à devenir peu à peu acteur, en commençant par arrêter de travailler. Et son regard sur le monde évoque sans détour un héritage de la pensée situationniste, de Guy Debord, dont le film in girum imus nocte et consumimur igni donne son titre au dixième chapitre. Se reconnaissent dès lors au cours de la bande dessinée certains préceptes, tant esthétiques qu’idéologiques, chers au mouvement : la critique du consumérisme, la « psychogéographie » et ses « dérives » urbaines qui faisaient de l’errance et la déambulation des situations à part entière, le détournement d’images, notamment cinématographiques, une voix off invitant à mettre à distance les images défilantes… L’adaptation graphique semble donc prendre ici toute son ampleur, et permettre au texte initial d’approcher encore davantage l’esprit de La Société du Spectacle. Celui qui invite, non à l’appropriation de sa théorie, mais à son dépassement. Ivan Brun et Tristan Perreton, par ce récit tragique — au sens le plus littéraire du terme — se font indéniablement acteurs de ce dépassement.

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Chroniqué par en février 2017