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Qui mange des couteaux

de

Que la mort soit représentée par un squelette ne tient pas seulement au fait que cela soit cet élément minéral de l’anatomie humaine qui résiste le plus longtemps et bien après la fin, à la décomposition. Le squelette c’est la mort car, comme elle, il nous structure, nous fait tenir debout, conscient, vivant. Avec son crâne au contenu perdu, il donne un regard et un sourire à l’opacité de ce néant dont tout surgirait. Et puis, comme un dessin schématique aux traits assemblés, il est la métonymie d’une abstraction, lui donne un caractère anthropomorphe comme pour affirmer le fait que l’humanité serait la seule forme de vie ici-bas, consciente de la camarde bornant l’au-delà.

La mort est donc parmi nous. Contemporaine, elle passe inaperçue, s’essaie comme chacun à l’uniforme, observe plus qu’elle ne provoque. Le squelette est ici un vêtement, une image d’une image sur un t-shirt, un masque, etc. La vêture est ajustée à un plein qui forme un désir, celui d’un accès à l’humanité autrement. La mort a, dans ces pages, une pulsion de vie.
L’auteure en fait l’exact inverse de ces femmes décrites, réduites à des rôles qu’elles interrogent en ne sachant les mener à bien, de mères, d’amantes, d’images d’images elles-aussi où leurs corps semblent être réduits à ces affiches de boucheries, indiquant sur la silhouette d’un animal le nom des différentes parties présentées et découpées sur l’étal, prêtes à être cuisinées et mangées.

Dans ce récit muet, la découpe se fait par soi. Couteaux intériorisés (mais non verbalisés), il suffit d’agir faussement pour que les parties tombent, soient à découper ou à détacher : seins, vulve, tête. Les différents chapitres sont dans la dialectique de la/les partie(s) faisant la fonction qu’on ne sait garder, utiliser ou incarner[1]. Le quatrième en serait l’ultime contre-point, en montrant une mère ayant congelé son bébé, voulant garder cette partie en elle pendant neuf mois (genèse), qui s’en est séparée. A moins qu’il ne s’agisse de dire que donner la vie c’est surtout donner la mort à long terme et qu’ainsi conservé, l’enfant n’est pas mort-né comme tous, mais offre une image de vie préservée et une forme relative d’éternité dans une vie de femme.

La mort s’emparera des parties détachées et de ce nouveau-né. Elle sera par l’image cette pulsion de vie qu’elle veut connaître. Le contraire de ce que les hommes ont décidé d’elle.
Pourquoi le veut-elle ? Parce que la mort est un mot féminin ?
Peut-être, mais surtout pour participer à ce feu de solstice fêtant la vie dans son efflorescence, autour duquel les métaphores incarnées des cinq sens exécutent une sarabande unie.
Malgré les apparences, cette danse deviendra macabre par le regard démasquant d’une fillette chaperonnée de rouge, symbolisant sans pupille le sens de la vue. La mort se révélera alors doublement : d’abord par la perte de ces attributs volés ou récupérés devenant chairs putrescibles ; ensuite par sa faculté de danser dans l’embrasement plutôt qu’autour.
Il n’y aura donc pas eu de petite mort pour la mort. Comme d’autres, elle aura simulé.

Qui mange des couteaux interroge le devenir femme dans un monde d’homme encore, fait d’injonctions au plaisir, à la maternité ou au rôle de mère. La technique du monotype renverrait aussi à l’idée de matrice ou bien à celle du vivant, dont l’image se devine par les traces laissées lors d’actes ou de passages. Les images distanciées de Zoé Jusseret évoqueraient alors une vie indiciaire mais éprouvée furtivement, parfois vue, entendue, sentie, touchée ou goûtée, mais toujours partielle aux sens, inductive, se confondant avec des désirs impossibles, inavouables ou plus simplement biaisés, autrement obligés.

Notes

  1. Ou donner corps. Magnifique chapitre trois, où l’auteure montre l’amour se faisant à tête déposée.
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Chroniqué par en octobre 2016