du9 in english

Les Terres Creusées

de

Plonger dans ce qui nous habite et que l’on habite. Retourner à celle dont les livres sacrés disent que nous en sommes issus. Aller vers sa tiédeur dans une trajectoire asymptotique ébauchée (entamer dans la glaise) qui nous rapprocherait de son noyau, de cette perle en fusion qui fait centre et nous relativise, nous garantissant d’un voyage impossible et/ou sans retour vers cette origine du monde.

En et de sa croute aux textures multiples faite de 4 milliards d’années d’existence(s),[1] notre Terre mère singulière prend ici un pluriel pour être explorée par une troïka du dernier de ses habitants. Désormais naufragés face au ciel vide, ne se concevant qu’un avenir bouché, ils creusent (pensent déboucher) ce qu’ils ne peuvent quitter, font une cavité, cherchant une réponse comme un trésor qu’ils pourraient habiter. Spéléologues et créateurs du chemin qu’ils explorent, ils sortent tout en s’enfermant, creusant la profondeur stratifiée où tous les temps se matérialisent, voire surgissent comme des craintes.

Ces trois hommes font société actuelle. Il y a l’«ouvrier savant», le bien nommé Lecreux qui creuse avec passion ; son commanditaire «le Général», vieillard quasi impotent qui le suit au fil des travaux et de ce voyage souterrain dont il a conçu la trajectoire et l’intendance ; et enfin «Mademoiselle», domestique aveugle, montagne de muscle à tout faire, d’un mutisme aussi décisif que son action se révèle indispensable au mouvement des autres personnages.[2] En cette grotte véloce, tout n’est plus que mouvements, ordres donnés et nécessités que seuls les deux parleurs interrogent, discutent, voire se disputent.

Dans cet élément où in fine tout se décompose, quoi de plus normal que cette décomposition du mouvement dont l’auteur Nicolas Roudier fait logiquement (et élégamment) usage. Actes successifs d’une pièce d’un «théâtre de l’absurde», et actes de personnages d’un cinéma de papier dans une camera obscure où se ne se projette qu’une lumière électrique «déboucheuse» d’ombres,[3] tout cela devient à la fois scène et foyer, d’un foyer qui serait sans fenêtres pour ne pas dire sans écrans. Autoréflexions au sein de la terre,[4] cette société d’humains trouvera une entrée plutôt qu’une sortie dont seul le vieillard aura la clef. Creuse-t-on alors son tombeau ou le découvre-t-on avec une clef que l’on possède ? Peut-être est-ce là la question. Pour «Mademoiselle» et Lecreux il n’y avait rien à franchir, il y aura donc un retour.
Réflexion à creuser, de ce voyage en profondeur, le moins aveugle des deux remontant, devinera possiblement les vraies racines humaines plutôt qu’un lieu cryptique où l’on s’enterre, où l’on s’oublie.

Notes

  1. Pour être relativement précis : 4,6 pour la terre, 3,5 pour la vie sur celle-ci.
  2. «Mademoiselle» porte «le Général» dans ses déplacements, mais extrait aussi la terre que les travaux de Lecreux occasionnent. Il déblaie en arrière et en même temps obstrue l’éventuelle sortie, d’un retour qui sera alors lui aussi à creuser. En quelque sorte un voyage dans une caverne artificielle, une bulle, un vaisseau en creux dans un océan de terre.
  3. Notons que la bande dessinée nait bien avant le cinéma et que cette décomposition du mouvement fait penser aux chronophotographies d’un Marey ou d’un Muybridge, souvent perçus comme précurseurs du cinéma.
  4. Que l’on qualifierait volontiers de «matricielle» si ce mot n’était pas uniquement lié au calcul ou à l’algèbre. Mais est-ce faux pour autant quand l’auteur de ce livre semble avoir fait, d’après son éditeur, des «études de mathématiques» poussées ?
Site officiel de Nicolas Roudier
Site officiel de Actes Sud BD
Chroniqué par en mars 2011