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La Théorie du Grain de Sable

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Dans les cités obscures nous passerons cette fois[1] de l’expression à la théorie, d’une manière de s’exprimer à la volonté de théoriser une métaphore devenue soudainement urbaine et littérale. En 784, à Brüsel, le fameux grain de sable pouvant perturber le système devient lui-même système, passant du langage imagé à une fiction en images.

Ce grain de sable est fondamentalement étranger au système, il n’est pas rouage, s’immisce entre ceux-ci, prend la place du lubrifiant en n’en ayant que les fonctions exactement inverses. Il stoppe, ralentit ou désynchronise, produisant une condition initiale source de chaos à plus ou moins long terme.

Cet étranger vient de l’autre bout du monde obscur, qui, dans celui lumineux aux citées «bruxellées» qui est le nôtre, serait un peu comme l’Afghanistan ; mais un Afghanistan encore plus lointain et étrange, qui ne serait uniquement accessible qu’en passant par l’Amérique et la Chine. D’un autre hémisphère donc, diamétralement opposé peut-être à Brüsel la grise, il y vient justement avec une demi-sphère armillaire, clef de voûte de son monde qui s’écroule, autant que symbole de son autorité féodale. Ce guerrier Bugti sera le bug, le grain de sable venant par le réseau de nature urbicandienne qui sillonne Brüsel, pour mourir sur une autre voie publique (interstice de la machine urbaine), victime d’un transport en commun qu’il ne pouvait partager. Il était venu pour avoir de nouveau les armes brüselloises qui l’avaient rendu vainqueur. Il serait donc venu là où tout a indirectement commencé.

Petit et infime, il fallait pour en faire une catastrophe, montrer ce grain de et du sable dans tout ses états (s’écoulant, s’envolant et donc surgissant, disparaissant). Et comme toute catastrophe ne se mesure bien, à nous lecteur/lectrice au regard panoptique,[2] qu’à l’aune de quotidiens qui peuvent nous être familiers, ce sera une Madame et un Monsieur Tout-le-Monde qui seront les premières victimes de ces apparitions soudaines et granulaires : l’une (Kristin Antipova) dans leurs formes micro et multiples, l’autre (Constant Abeels) dans un état macro et unique. [3]
A cela s’ajoute, toujours pour nous lecteur/lectrice et comme métaphore d’une lecture initiée par un titre explicite, un blanc immaculé qui caractérise tous les aspects du phénomène, tout en contrastant à nos yeux le noir et gris Brüsellois autrement obscur.[4]

Au fur et à mesure que le phénomène s’amplifie, ce blanc devient la théorie et le vecteur d’un sable devenu linceul, du temps qui passe (sablier), de l’érosion (abrasif), de la perte d’assise, de l’enfouissement à l’échelle d’une ville. Catastrophe surnaturelle,[5] le sable devient l’image de la matière désagrégée, de l’état de poussière où tout retourne,[6] en passant par l’aspect particulaire de tout humain, que confirment ici les mouvements de foules fuyant la ville.
En même temps que la théorie, il y a la théorie, celle d’un groupe de personnes passant à la pratique,[7] mené par Mary Von Rathen, l’ex enfant penchée, qui voit très bien ce blanc du phénomène, comme si l’obliquité légendaire de sa jeunesse s’était portée à son regard sur le monde obscur. Tous comprennent qu’il faut retrouver la demi-sphère (le Nawaby) et la remettre à sa place pour retrouver l’équilibre.

Avec ce récit, les auteurs semblent rendre un hommage discret à la notion de feuilleton qui aurait pu être publié en strips dans un quotidien.[8] Mais là où ce genre aurait volontiers expliqué le phénomène du sable, rajouté en suspens et rebonds, favorisé l’exotisme du Boulachistan, pour une fin où tout redevient comme avant dans une débauche de halos lumineux ;[9]
Schuiten et Peeters insistent sur l’humain[10] et le fait que rétablir l’équilibre ne fait pas revenir à l’état initial, mais seulement enrayer le phénomène. Comme des corps ayant frôlés la mort gardant des cicatrices, Brüsel doit donc s’accommoder du sable et des pierres qui sont apparues, et la forteresse des Moktars devra être reconstruite.
Le vrai héroïsme serait là, dans les aléas et ces conséquences qu’il faut accepter. Pas d’ignorance ou de superstition, non, juste des faits et une prospective à partir de la théorie. Ces pierres qui surgissent on un poids qui est un nombre premier, mais ça n’explique rien. [11] L’architecture de ce monde reste comme logiquement obscure.

Notes

  1. Lieu de passage.
  2. Renforcé par un judicieux format à l’italienne.
  3. Du moins dans un premier temps pour ce dernier point. Notons aussi que si Constant Abeels devient un des protagonistes clef de ce livre, Kristin Antipova est rapidement évacuée du récit, tandis que son appartement en haut d’une tour devient l’épicentre de la manifestation la plus spectaculaire du phénomène.
  4. Contraste de saison aussi. Avec ce gris et le sable blanc qui finit par couvrir un bonne partie de Brüsel, la ville semble en hiver sous un ciel de plomb alors que tout se déroule au mois d’août, mois qui même dans ces cités semble celui de l’été.
  5. Ce qui serait naturel dans les cités obscures ?
  6. Dernière image de cette histoire.
  7. Une théorie renforcée par le fait que certains personnages ont le visage d’amis ou de proches des deux auteurs.
  8. Le format à l’italienne renforce cette impression. Les strips que j’imagine seraient composés de deux planches à chaque fois. Les auteurs ont fait des planches (littéralement des bandes dessinées) qui sont sur double page. Les deux albums commencent par une double page. Le second ne se termine pas (exception qui confirme la règle ?) par une double page comme le premier volume. J’ajoute qu’ici, le dessin de François Schuiten me fait parfois penser à celui de Paul Gillon, l’auteur des Naufragés du temps et du fameux strip quotidien 13 rue de l’espoir.
  9. Et de chœurs éthérés s’il y avait une bande son.
  10. Maurice le chef cuisinier qui s’inquiète de sa faculté de flotter et ne devient pas un Superman ; Kristin Antipova, femme avec deux enfants que l’on devine divorcée et fragilisée qui ne devient pas une Lara Croft en pays Bugti ; Elsa dépressive ; Abeels restant au Boulachistan, etc. Seule Mary Von Rathen aurait véritablement le statut d’héroïne.
  11. La présence de nombre premiers dans le labyrinthe de la forteresse Moktar ne fait que boucler un des fils de l’ellipse. Même chose avec les enfants de Kristin faisant un château de sable ayant les structures de cette forteresse.
Site officiel de Casterman
Chroniqué par en janvier 2009