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La Topographie Interne du M.

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Jean-Christophe Menu a rassemblé toutes les planches tirées de sa longue collaboration discontinue avec SVM-Mac (1995-2002), puis, assisté par le fouet amical de Christophe Bouillet (SVM-Mac + Automne 67 + Requins Marteaux), il a ajouté au feuilleton délirant de la vie des octets une longue chute pleine de rebondissements aussi déjantés et imprévisibles que ceux des planches précédemment publiées, et cette année il emballe le tout dans une magnifique maquette, lui ajuste une couverture splendidement menuesque (jusque dans les intérieurs), lui colle un dos toilé, se paie même le luxe de redessiner exprès le logo des Requins Marteaux (façon Satellites), et hop, c’est dans les mains moites du lecteur avide.[1]

J’entends d’ici bramer le puriste : «wééé, Menu racle les fonds de tiroir et ressort ses planches alimentaires pour bâcler de faux livres qui ne passionneront que trois nerds abonnés à SVM-Mac, hou, l’abjecte compromission». Les plus vicelards ajouteront en ricanant qu’en mélangeant les réflexes compulsifs des technogeeks de l’addiction à la petite pomme avec ceux des collectionneurs boutonneux de la bande dessinée indy, le service marketing a dû sortir un beau panel de no-life comme cœur de cible.
Comme ils se trompent, les jaloux ! Le livre de Menu est splendide, et c’est un vrai livre, avec sa vie propre et son mouvement à lui. D’abord, c’est vraiment un livre agréable à avoir dans les mains. C’est un livre beau, bien fabriqué, bien maquetté, au papier confortable, aux couleurs splendides. D’ailleurs, il fait partie de ces livres qu’il vaut mieux lire avec une bonne lumière, pas trop jaune, pas trop crue, pour profiter pleinement de sa palette des couleurs littéralement explosive.[2] Il ne faut pas bouder ce livre parce qu’il reprend des trucs disparates publiées dans une revue informatique, il faut saluer ce livre parce que, toutes dispersées et éphémères qu’elles aient été, il parvient à reprendre ces planches, et à en tirer un vrai livre, aussi bien dans la fabrication que dans le récit.

Menu revendique pour son livre l’appellation de «feuilleton» : c’est qu’en effet son récit se tortille et divague au rythme des livraisons et des interruptions. Sa première idée fait long feu : raconter sur un mode autofictionnel ses propres tribulations d’utilisateur de l’outil informatique, ça ne l’amuse pas.[3] Alors il fait autre chose : il imagine le monde intérieur du Macintosh, il s’en fait un pays, une géographie bizarre et torturée, où s’ébattent gaiement de petits boudins oranges qui représentent les octets. La Topographie Interne du M., définitivement affligée d’une orthographe aléatoire, est née : au lieu de raconter bêtement sa vie, Menu installe une mythologie sur votre carte mère. Les imbéciles qui pensent que ça ne sert à rien peuvent arrêter de lire ici. Salut.

Evidemment, dotée de son territoire imaginaire (pas très éloigné du Mont Vérité, à sa façon), la faune imaginaire du dedans de la machine prolifère et grouille et bâille et grogne, et ça s’empoigne, ça se bat, ça s’oppose, des octets oranges contre des octets verts, des plantages, des disquettes inconnues, l’arrivée d’Internet, je ne vais pas tout vous raconter, tout de même. L’essentiel, c’est qu’on suit, le bidule brinquebalant est parti cahin-caha, on adhère au principe, selon lequel les petits événements de la vie de nos ordinateurs personnels peuvent être racontés sous la forme délirante et inventive des aventures des petites saucisses vertes et oranges. On rigole déjà pas mal, lorsque soudain tout le bastringue part au fossé en grinçant : zou, ça ne l’amuse plus non plus, il faut qu’il intervienne.

En effet Menu, avant même d’interrompre sa première collaboration avec SVM, ne peut pas s’empêcher de se détacher de son propre récit. Il introduit une drôle de figure fantômatique en noir et blanc, qu’il appellera plus tard «l’âme», et qui va être chargée de résumer, dans un sabir plein d’infinitifs,[4] les étapes de l’intrigue pour le lecteur.
Il faut noter que ledit lecteur a de quoi nourrir des migraines, puisque le feuilleton est ensuite interrompu deux fois par les patrons de SVM, au niveau des planches 26 (1997) et 34 (2002). Menu choisit alors de faire de chaque époque de la confection des planches une époque du récit : la guerre des verts et des oranges a commencé en 1996, mais lorsque ces personnages réapparaissent en 2001, ils rencontrent forcément un autre univers ; Menu est passé au G4, et ses propres personnages se trouvent donc en train d’errer dans un ordinateur qu’ils ne reconnaissent plus, aux octets souriants et robotisés.
Pour assurer les transitions entre ces différentes époques, et pour nouer les fils des intrigues qui se sont tissées entre elles (parfois en deux cases seulement, et six ans plus tôt), l’âme-fantôme, jouant le rôle d’un chœur, multiplie les explications — et, inévitablement, bascule dans le méta-discours. Les planches se mettent à parler de leur propre composition, de leur propre fragmentation, le narrateur engueule les personnages, le narrateur devient lui-même un personnage, tout ce beau monde glise doucement de la topographie interne du Mac à la topographie interne du récit.
Du coup, lorsque p.41 (c’est-à-dire vers 2006) le commissaire Lapot[5] renaît de ses cendres pour tâcher de mettre un peu d’ordre dans ce bâzaar, nul ne s’étonne d’entendre l’âme-fantôme hurler dans son inimitable sabir : «Flic abject compromettre flux diégétique !»

On l’aura compris, La Topographie Interne du M. n’est pas seulement une bande dessinée sur l’informatique, mais aussi et en même temps une bande dessinée sur la bande dessinée. Bien sûr, tout finit par s’emboîter presque naturellement, et la boucle se boucle de façon rhétoriquement impeccable, avec la reprise de la première planche (de 1994) dans la dernière (de 2007) : JC Menu est un jongleur surdoué et agaçant, atrabilaire mais talentueux, qui navigue entre les strates diégétiques comme un poisson dans l’huile, et qui parvient donc à donner une fin à la guerre des octets. Non seulement il maîtrise les ficelles, mais il a même l’élégance de s’excuser de les utiliser («Feuilleton toucher à sa fin… Nous devoir utiliser quelques grosses ficelles pour accélérer rythme… D’avance, excuses !»).
Ainsi La Topographie Interne du M. fonctionne, finalement, comme tant d’autres récits de JC Menu : elle tourne le dos aux facilités du récit mou pour fabriquer sans complexes des mythologies et des mondes, puis elle replie ces mondes pour y parler de ce que c’est que la bande dessinée elle-même. L’autofiction est rejetée, puis récupérée sur un autre plan, dans l’autocommentaire théorique, qui s’est au passage nourri de la faune vigoureuse qui sert de cheville entre les deux. A force de cultiver ce réflexe qui consiste à réfléchir son propre travail (dans tous les sens du terme), ce type va finir par faire une thèse.

Notes

  1. On remarque que, dans le même temps, les mains avides de la vendeuse moite ont quant à elles enfouillé 24€.
  2. Menu lui-même raconte dans sa préface (pardon, dans son «intropoduction») que les deux premières planches du recueil, non numérotées, sont encore mises en couleurs à la main (gouaches sur bleus), puis SVM-Mac lui permet de s’initier à fotochope à partir de sa 3e planche (numérotée «1», c’est comme ça). Il se laisse alors piéger par la fonction «dégradé», dont il use en effet régulièrement dans les planches 1 à 12, avant de l’écarter peu à peu puis d’y renoncer complètement («J’ai même un peu abusé, au début (et avant de me l’interdire) de la fonction “dégradés”, qui est un peu à la mise en couleur ce que Georges Matthieu est à la peinture», préface).
  3. Voilà une leçon importante sur Jean-Christophe Menu : on croit parfois qu’il vomit sur les facilités, les procédés, le truquisme constant de la BD abêtie et massifiée parce qu’il a l’aigreur bilieuse typique de l’élitiste mondain, alors que c’est beaucoup plus simple (et plus sain) : c’est juste que ça ne l’amuse pas. C’est une preuve de bon goût.
  4. Par exemple : «ceci feuilleton, et si rien ne se passer, autant imprimer pubs», ou encore : «Normal est-il être si lecteur nouveau rien comprendre à Topographie ?», et ainsi de suite.
  5. Le commissaire Lapot, ami lecteur, lectrice mon amour, est eut-être bien plus âgé que toi, puisqu’il est sorti du cerveau de Menu en 1972, puis éditorialement né en 1983 dans l’Album du Journal de Lapot n°1 au Lynx, avant de faire carrière dans Le Portrait de Lurie Ginol, en 1987, dans la collection «X» de Futuropolis. On trouve tous les détails dans l’irremplaçable «Autobibliohagiographie aux vrais trous de chaussettes» que Menu a donnée pour le volume Munographie, aux éditions de l’AN 2 ; le passage plus particulièrement visé dans le cas de Lapot se trouve p.121c à 122c, mais je ne dis ça que pour les trois acharnés qui auront supporté jusqu’au bout l’intégrale cuistrerie de cette note de bas de page.
Site officiel de Les Requins Marteaux
Chroniqué par en décembre 2007