Turquoise

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Pour justifier la guerre, il faut une couleur à défendre et une autre à détester, à haïr. La première comme emblème, étendard flottant dans l’éthéré à l’égal des nuées, un absolu ; la seconde, nuance physique le plus souvent, un terre à terre justifiant la différence, l’incompatibilité d’où tout découlerait, d’où tout se justifierait. En cela ce turquoise serait une couleur symbole de cet entre-deux coloris, entre l’aérien d’un bleu et le terrestre d’un vert, en une relation accentuée par une perfection chromatique forcément associée à la teinte des beaux jours idéaux, tout en trouvant son origine dans le support tellurique, la matrice minérale où se façonne et se découvre la pierre précieuse éponyme. Un bleu-vert qui s’affirmerait à la fois comme horizon et frontière, et qui en se voyant précédé du mot «opération» rappelle désormais un pays collinaire où la limite/jonction fût franchie/dépassée, où le beau paysage, sombrant dans la dominante du sang répandu, était devenu le lieu infernal d’un processus génocidaire.

La colline : à son sommet, n’est jamais assez haute pour dépasser l‘horizon attenant, pour en voir l’artifice ; à ses pieds, elle l’est suffisamment pour le rapprocher, le rendre palpable, rendre la vue toujours plus courte, faire de ce qui se retrouve occulté la cause de tout ce que l’on n’ose s’avouer. Ainsi, dans cette ondulation paysagère, dans ce «pays des mille collines», il était facile de diviser pour régner, de rendre suspect certaines nuances, d’en éclairer d’autres, d’affirmer des destinées lointaines venant d’au-delà des coteaux et qui expliqueraient cela et justifieraient ceci. La courte vue s’institue, la perspective ondule au gré des trompe-l’œil et de leurs points de fuites politiques.

En avril 1994, un de ceux-ci explose en plein ciel (entre deux collines) et le monde découvrira qu’il suffit de machettes et de quelques semaines pour tuer par centaines de milliers au nom d’une perspective faussée par l’Histoire occidentalisée. Quelques mois plus tard, le turquoise des casques bleus tentera de faire limite et jonction, de s’interposer. Mais venant principalement d’outre-Afrique, de cette Europe, leur couleur rappelle aussi que c’est de là que vient l’idée de différence, que ce turquoise lointain symbolise une solution à court terme autant qu’une cause à la fois proche et lointaine.

La nuance de ce titre est au diapason d’un récit s’offrant comme un regard sur cet horizon d’un événement si intrinsèquement lié à celui de paysages uniques, identifiables. Composé d’images à échelle humaine (à hauteur d’yeux) et de textes courts semblant le surgissement d’une mémoire vivante tout en ayant le recul discret de deux décennies d’enquêtes historiques, ce récit à la rythmicité mesurée, subtile et captivante, évite avec intelligence les écueils du pathos, du démonstratif et autres clichés faisant l’ordinaire habituel et conventionnel. Paradoxalement pour certains, plus certainement par un usage savant des mécanismes d’une neuvième chose se jouant de la mémoire de ceux la lisant, la pratiquant, les mots et les images de ce livre acquièrent une rare précision autant qu’une rare intensité. Les auteurs structurent les profondeurs mémorielles de ce qui fait et reste de ce drame aux yeux du commun,[1] pour l’expliquer, l’interroger, le rendre présent, le donner à voir dans l’actualité de nos situations.

Changement de regard et autre vue, en 2001, le nouveau drapeau qu’adopte le Rwanda est un paysage. Horizon rectiligne, soleil radieux en haut à droite, le bleu et le vert sont séparés par une bande jaune symbolisant le progrès. Le bleu représenterait cette fois-ci la paix.

Notes

  1. Notons qu’Olivier Bramanti exploite des documents photographiques ou vidéos parfois très connus, auxquels il restitue cette profondeur mémorielle. Une plongée par le pigment et le spectre coloré qu’il renvoie, mais aussi par le geste de l’apposer sur le papier, de dessiner avec, etc.
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Chroniqué par en janvier 2012