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Un courant d’air

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Le pouvoir de la parole s’appuie sur l’air comme l’aile du papillon. Ainsi, elle peut provoquer la tempête sous un crâne et/ou à l’autre bout de l’horizon.

Une jeune fille est empêtrée dans son instrument, un cor démesuré (un corps démesuré ?) devenu mou et entravant. Elle semble désarticulée jusqu’à ne pouvoir dire, seulement souffler et faire une note, un mi certainement.
A moins que ce serpentin noir ne soit l’embrayeur d’une bulle devenue triangle à force d’y inspirer ce qu’elle contenait — pensées ou paroles — et d’en avoir fait le vide jusqu’à la rendre opaque et cassante. Ce qui est certain, c’est que cela finit par sortir ou éclater. Tout ce qui suit en subit la déflagration. D’abord les gens qui résistent comme ils peuvent à cette puissance. Ensuite le décor, des architectures bousculées dans leur intégrité, semblant prendre en elles le discours, devenir une onomatopée monumentale, des ruines où le signifié aurait été aussi abrasif qu’abrasé, se serait délesté du bruit et d’une rumeur de nature minérale, enfin figée. L’onde libérée, modulée, voire articulée, peut poursuivre au-delà des oreilles humaines.
Celles des animaux, elles, leur disent de fuir dans les bois comme on fuit une tempête ou une catastrophe naturelle.[1] Pour le plus puissant d’entre eux — force de la nature — le souffle surprend, fait se tromper. Le pachyderme éternue, ou plutôt gicle d’une trompe tendue une eau qui ne désaltérera pas, qui ne nettoiera ni ne rafraîchira. Sa puissance d’expulsion fait source d’une mer ou d’un lac fécond, frétillant de poissons se confondant aux nuées.[2] A l’autre bout, là-bas, là-bas, au milieu des merveilleux nuages, un jeune homme recueille les vapeurs d’un courant d’air dont l’onde s’est unie au liquide pour créer ces nues nées d’un souffle chaud face aux froidures de l’existence. Il touche le fumetto, d’une main, le geste se joindrait enfin à la parole. Mais s’il ne comprend pas le cycle recommencera, peut-être de manière infernale.

Un courant d’air parle d’un désir et d’une frustration. D’un courant qui porte et d’un courant qui ne passe pas. D’une compréhension intime de la vie, à la difficulté d’en parler et de la mettre en acte. Le traitement à l’encre, en noir et blanc, est, dans l’œuvre de Juliette Binet, un signe centripète, la dimension de l’intime dans son langage. (Voir Jonas par exemple) Ce retour introspectif se porte au façonnage du livre : d’une structure en accordéon comme L’horizon facétieux (son précédent livre), il est moitié moins long et sa possibilité d’être mis en cercle fait qu’il peut être contenu, devient un cercle intérieur borné par l’horizon désormais établi.
A cela s’ajoute cette vie, cette longue phrase d’images possiblement infinie et en tout sens à qui ne peut dire je l’ai vu, je l’ai lu, et surtout je l’ai compris. Elle porte un message qui semble l’aboutissement actuel des précédents livres. Ceux des rencontres où l’on a mis bas les masques et compris sa part d’ombre (voir Edmond et L’ombre d’Igor). Ceux de la rencontre d’où l’on comprend d’où l’on vient et où l’on est (respectivement Jonas, Le cousin et L’horizon facétieux).

Tous les gens font face à ce souffle vital. Ici ils semblent contre ce vent. Pourtant ils y participent eux aussi. Pour preuve, ils forment  là, une frise montrant une évolution, d’un enfant asexué à une femme dont la robe gonflée par le souffle (l’aspiration d’une jeune fille), apparaît ainsi enceinte. Et entre eux, un couple, dont la femme a la jupe soulevée par le même courant d’air et dont l’homme semble résister moins au vent qu’à cette vision qui le fascine et à laquelle il se soumet. On pourrait ajouter ce cor, cet instrument dont le triangle qui le forme, le désigne, peut, posé sur une pointe, symboliser le sexe féminin. Son pendant serait évidement l’éléphant, tout aussi noir, deux grandes oreilles et une trompe rigidifiée qui crache un liquide fait de poissons dont l’un rentre dans un nuage pour ne faire qu’un avec lui, prêt pour la métamorphose, comme la rencontre d’un gamète mâle avec un gamète femelle (la symbolique du cerf-volant irait aussi dans ce sens). Notons enfin la proximité du mot « enfant » avec « éléphant » qui ne tiendrait pas qu’à deux lettres,[3] tout deux font référence à une impossibilité d’articuler, d’être dans le non verbal, voire le mutisme. L’éléphant c’est l’olifant, un cor démesuré. L’enfant c’est celui qui ne parle pas.

Un courant d’air est sur celui vital qui nous porte. Il traduit un désir de vie et une frustration à ne pouvoir l’accorder à cet air (musique), qu’il soit du temps ou personnel, intime. La rencontre a eu lieu, une autre étape serait à franchir. Le langage en serait la clef. Ce serait dans un livre. Ce sera peut-être dans un ouvrage à venir. C’est là toute la belle cohérence de l’œuvre de Juliette Binet.

Notes

  1. Il n’y aurait donc pas d’artifice dans cette déflagration. Elle serait naturelle, les animaux le font comprendre.
  2. Les métamorphoses animales qui font le cycle de la vie ; et les nuages, qui participent au cycle de l’eau, métaphores en méta-formes pour ceux rêveurs qui les regardent comme des lointains possible.
  3. Dans éléphant remplacer « lé » par « n ».
Site officiel de Juliette Binet
Site officiel de Le Rouergue
Chroniqué par en octobre 2012