Un Jour Sans

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Il est de ces livres desquels on n’attend pas grand chose. Un jour sans fait partie de ceux qui, s’ils inspirent immédiatement de la sympathie, ne semblent promettre finalement qu’un bon petit moment de lecture, guère plus. Il est évident qu’il s’agit là d’un a priori sans doute hâtif et totalement subjectif, mais auquel nous avons tous été confrontés au moins une fois lors d’un achat de livre. Et pourtant, parfois, derrière une promesse peu enthousiasmante se cache une bonne surprise…

Le seigneur Roland est un parfait égoïste. Il s’en va pour les croisades, non pas pour défendre le royaume de Dieu, mais bien pour festoyer, baiser et pourfendre. Son unique contrariété : s’être disputé avec sa femme. Non pas parce que le regret le ronge, mais plutôt parce qu’à cause de cette dispute, il n’a pas eu droit aux faveurs de sa dame la veille de son départ. Et depuis le début de son périple, il semble poursuivi par une poisse tout d’abord anecdotique, mais qui finit par prendre des dimensions inquiétantes lorsqu’il se rend compte qu’il ne lui reste que très peu d’hommes. En effet, tous se retrouvent éliminés un par un au cours du voyage et ce, sans même combattre : un homme malade par-ci, un homme à la mer par-là, un autre tombé de cheval… Au bout d’un certain temps, les autres seigneurs soupçonnent une malédiction qui planerait sur lui, et décident de l’éliminer pour conjurer le mauvais sort. Roland s’enfuit donc avec la poignée d’hommes qui lui reste, mais la déveine persiste.

Un jour sans n’est pas une bande dessinée historique. Bien au contraire, les deux auteurs ancrent volontairement leur récit dans la modernité. Cette ambivalence classique/moderne est d’ailleurs tellement exploitée dans le livre, qu’elle le rendrait presque conceptuel, tant dans le traitement du dessin que dans l’approche du scénario. Ainsi, Pero adopte un style — une codification, pourrait-on dire — assez classique, semi-réaliste et hyper-référencée. Mais en même temps, le travail sur la spontanéité du trait, sur les cadrages et la gestuelle des personnages se veut résolument contemporaine. Remy Benjamin, quant à lui, excelle dans l’art du dialogue. Intégré à un récit ancré dans le moyen âge, on est surpris de découvrir un parlé d’une verve et d’une coloration actuels, mais également par un parti pris fondamental, qui fait tout le sel du récit. En effet, le scénariste s’attache à nous placer en juge des faits et actes des personnages, et nous fait prendre parti en confrontant les croyances médiévales au scepticisme de l’homme moderne. Finalement, le détestable Roland, aussi odieux soit-il, est le personnage qui se rapproche le plus de notre reflet[1] : un être égoïste, prônant le divertissement à tout prix et qui ricane face à la Foi ou toute forme de croyance irrationnelle. C’est surtout ce dernier point que le scénariste va développer dans la deuxième partie du récit, jouant avec les similitudes entre son «héros» et son lecteur, pour lui proposer au final un dénouement qui renverse toute ses croyances, lui rappelant qu’il est bel et bien en train de lire une fiction, une œuvre de l’imaginaire.

Et c’est là tout l’intérêt de ce livre. La «méfiance» du lecteur est endormie par cette intrusion de modernité qui, si elle déroute tout d’abord, semble rapidement relever de la «logique interne» du récit, que l’on finit par accepter plutôt que de s’interroger. Pourtant, tout bascule à la fin du récit, et de ce retournement final surgit le questionnement.
Et derrière cette conclusion inattendue, j’ai perçu un discours sur la Foi. Aucune religion là-dessous, puisqu’il s’agit de la Foi en la fiction, ce que Coleridge appelait la Foi poétique. Croire en ce qu’on nous raconte, même quand on sait que tout est imaginaire, là est tout le paradoxe, et tout l’intérêt. Ce qui, toujours pour Coleridge, conduit à une suspension consentie de l’incrédulité de la part du lecteur, qui repose sur un délicat équilibre avec lequel les conteurs habiles peuvent jouer
Ici, le récit pose un minimum de références crédibles (les croisades par exemples) afin d’aider le lecteur à mieux accepter ce qu’il lit, mais en dehors de ces éléments, les auteurs s’amusent à noyauter tout aspect réaliste à l’aide du système d’ambivalences qu’ils ont mis en place : usant de couleurs, d’un dessin et de dialogues modernes, ils assoient leur bande dessinée comme n’ayant finalement aucun fondement historique réel, et donc fiable.[2] Aussi, par l’évidence du déroulement du récit et l’identification héros/lecteur, ils endorment notre méfiance tout en nous rassurant dans notre raisonnement rationnel… pour au final mieux nous surprendre. L’irrationnel devient rationnel, et c’est toute la magie de la fiction et de notre propension à croire qui opère.

Notes

  1. D’ailleurs ne mire-t-il pas le sien sur l’illustration de couverture ?
  2. Ils en viennent jusqu’à ironiser sur l’année à laquelle débute le récit.
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Chroniqué par en mai 2011