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Une affaire de caractères

de

François Ayroles se cache volontiers dans ses bandes, d’où son goût de la contrainte, mais sans pour autant se retenir de dévoiler, de manière plutôt discrète, certains traits de son caractère. Dès la troisième page de cette Affaire (les deux premières étant muettes, quoique emplies de signes, et notamment de lettres), il définit précisément son art : l’œuvre d’un travailleur appliqué (formulation non dénuée d’humour, voire d’auto-ironie, qui nous remet en mémoire le titre d’un de ses livres paru en 2007 : Travail rapide et soigné[1] ).

De François Ayroles, nous savons au moins qu’il est un lecteur curieux et avisé — et pas seulement de bande dessinée. Il suffit de parcourir la vingtaine de volumes qu’il a publiés  pour s’en convaincre (à commencer par ceux dont il est seul auteur ; mais on peut ajouter que ce n’est pas un hasard si Anne Baraou lui a confié le dessin des Plumes). On note aussi qu’il est amateur de films, activité on ne peut plus compatible avec le goût de la lecture, et d’ailleurs, dans Incertain silence, la figure de Keaton semble animée par Beckett. Enfin, quoique attiré par le silence (la traversée des livres ne dispensant que le bruit des pages qu’on tourne), il est, en permanence, à l’écoute — une écoute non déconnectée du regard : comme projeté en concert, attentif à la musique vivante, comme aux bruits du monde, et notamment ces chutes de langue que sont les paroles que l’on saisit au vol… Car, si la musique, notamment le jazz, a une certaine importance dans le quotidien de l’auteur, elle n’est pas seule à attirer l’oreille, et il apparaît clairement que la traduction graphique du sonore, par des lettres comme par des traits, le préoccupe constamment. Le concept de situation — donc de placement des signes dans l’espace-temps — reste central dans son travail. Cependant, quand on se plonge dans ses livres, nombre de signes renvoient à quelque chose de déplacé, d’insituable au premier regard, de fantomatique parfois, qui requiert la mémoire et l’analyse. La clarté apparente de l’expression, tant dans l’image en elle-même que dans les mots qu’elle contient, n’empêche nullement l’expérience de l’obscur, à travers diverses hybridations et frottages, comme dans les rêves. Tout cela est d’abord affaire d’écriture. Et donc de caractères.

Il semble qu’avant Une affaire de caractères — dont le prière d’insérer annonce qu’il s’agit d’une comédie policière au pays des écrivains — personne n’avait songé à faire se rencontrer, dans le même espace, comme autant de personnages portant masque et/ou réanimant leur dépouille, les figures de Georges Perec, de Raymond Roussel et d’Edgar P. Jacobs (et si Hergé n’apparaît pas «en personne», il hante littéralement cette histoire — on y reviendra). Du moins de cette manière : tels qu’en eux-mêmes, le travail d’écriture en bande dessinée les change. Ils sont cités, en hommage, donc avec respect, mais de manière ludique, puisque, au fond, il s’agit de jouer avant tout avec des «clichés». On notera aussi que, malgré quelques affinités avec The Alphabet Murders d’Agatha Christie, le traitement de ces figures devenues avec le temps, pour certaines, presque académiques (ou du moins répertoriées dans les dictionnaires et encyclopédies) ne se traduit pas à la manière des bandes dessinées de Floc’h et Rivière dont Ayroles a dû lire dans sa jeunesse au moins La trilogie anglaise et son fameux cortège de références. Quoique «claires», leurs lignes respectives ne sont pas les mêmes.

De ces personnages évoquant de manière déchiffrable quelque figure plus ou moins familière au lecteur, partons d’abord (même s’il n’est pas le premier à paraître sur les planches) de celui qui ressemble clairement à Georges Perec. La grande majorité des lecteurs d’Ayroles (qui sont probablement aussi des amateurs d’Oupus, ces recueils d’exercices oubapiens que L’Association publie plus ou moins régulièrement) l’aura sans doute instantanément reconnu. Il faut dire qu’à force d’être galvaudée sur tous supports, papier aussi bien que virtuels, son image la plus souvent reproduite, surtout depuis son décès prématuré, le représentant les yeux exorbités, la barbe taillée en bouc, a fini par faire de lui une icône. Ayant été ainsi figée pour l’éternité par la photographie (usant d’appareils qu’il faut envisager ici en tant que machines à produire de la fiction, puisqu’ils arrivent à faire durer infiniment ce qui est, en réalité, une infime fraction de seconde de réel captif), la figure de Perec peut être reprise à volonté, transformée, caricaturée. On pourrait même lui ajouter une moustache, comme Duchamp l’avait fait de la Joconde, puisqu’il n’en a pas.

Reprenant de manière subtilement décalée ce cliché, Ayroles opère une transformation radicale : le «Perec» d’Une affaire de caractères est muet, ce qui est à la fois comique et particulièrement  troublant pour qui a connu l’auteur de W et de La vie mode d’emploi, car de son vivant, Perec était plutôt bavard, et même bien plus que la «normale», surtout lors de soirées ou l’alcool coulait à flots (il n’était évidemment pas le seul, car le silence n’avait guère son mot à dire quand on fêtait tel ou tel événement dans les années dites du «crépuscule des avant-gardes»). Je me souviens de sa voix (je l’ai encore parfaitement en tête) et du fait qu’il pouvait échanger avec facilité sans pour autant se priver dans sa conversation de l’usage des mots contenant la lettre «e» (ce qu’il avait fait pourtant, de manière presque inconsciente, au moment de l’écriture de La disparition). Dans Une affaire de caractères, outre cette reprise de la figure de Perec (devenu, comme il se doit, Gorgs), on trouve une curieuse famille composée de cinq membres où chacun ne peut s’exprimer qu’avec des mots contenant une seule voyelle (a, e, i, o, u — le y ne comptant pas, cela donne bien cinq possibilités différentes). Rien de réel ici (en ce village «d’écrivains» nommé Bibelosse), hors le langage, ses modes, ses contraintes. Les habitants dissertent, poétisent, échangent, oralement ou par écrit, chacun d’entre eux devant respecter les contraintes d’une loi qui lui est propre. Ce n’est donc pas un hasard si le fantôme de Perec y trouve sa place. Mais, plus qu’une simple indication, ce fantôme est un sésame : Gorgs est le premier personnage que le travailleur appliqué Ramon Hache rencontre à l’entrée du «village d’écrivains» après avoir subi un accident qui a failli détruire son travail (la fabrication de belles lettres de très grand format — «à vue de nez du corps 2500» — pour composer une enseigne : MAISON DE DÉTENTION DES LIVRES, sur un mur d’une immense prison en forme de bibliothèque où sévit un certain Tézorus). Par son silence, répondant aux questions de ses interlocuteurs en traçant des phrases sur les murs (imitant, à un moment-clef de l’intrigue, le Capitaine Haddock prenant brutalement congé avec un Tournesol sourd comme un pot, en lui répondant par écrit en lettres noires sur un mur : VOTRE APPAREIL NE NOUS INTÉRESSE PAS), il donne voix (intérieure — «au chapitre» –, comme il ouvre des voies, semant les indices) aux lecteurs de cette fiction.

L’équivalent de Tournesol dans cet album, un ingénieur tout aussi ingénieux, mais plutôt porté sur les jeux de langage que sur la fabrication de sous-marins en forme de requin, se nomme Martial. C’est, une fois encore, un hommage, cette fois à Raymond Roussel, un écrivain dont il reprend les traits et l’allure grand bourgeoise. Il n’est pas certain que le lecteur pressé le reconnaisse d’emblée — la vie singulière comme l’œuvre (qui ne l’est pas moins) de Roussel étant un peu oubliées, aujourd’hui. Le Martial d’Ayroles est l’inventeur d’une machine à produire rapidement (et théoriquement avec soin) ce que l’écrivain Roussel accomplissait mot à mot, donc avec lenteur et à la sueur de son front. Le procédé consiste à partir (par exemple) d’un incipit que l’on introduit dans cette machine (baptisée Narrator et qui fonctionne à l’alcool, ce qui est logique puisqu’elle compose de l’écriture et on sait bien de quoi se nourrissent les écrivains…) qui «décrypte, analyse, soupèse, extrapole, prospecte, devine, anticipe, développe…» jusqu’à former un écrit, quelque chose de l’ordre du récit. Bien entendu, ça ne marche jamais. Doit-on en conclure qu’Ayroles croit davantage au travail soigné et strictement réalisé à la main de l’auteur de Locus Solus qu’aux ressources infinies du traitement de texte et autres logiciels de notre temps[2] ? Pour ma part, je pense que ce à quoi il croit d’abord, c’est aux ressources infinies de cet humour particulier, plus cérébral que physique, plus raffiné qu’hilarant, qu’il cultive dans ses planches minutieusement jardinées.

Troisième personnage référent, masque, fantôme, tout aussi anachronique que le précédent : Jacobs, Edgar P., l’auteur de Blake et Mortimer, cette chère vieille série qui fleure bon le désastre de la guerre et la reconstruction des trente glorieuses, mais qui s’est abîmée dans les swinging sixties (elle continue néanmoins à paraître, signée de nouveaux noms d’auteurs plus ou moins «opérationnels», à notre grande désolation). Avec sa fameuse bouille d’acteur d’opéra (ou plutôt d’opérette), un peu ronde, portant nœud papillon, lunettes d’écaille et pipe au bec, il devrait être reconnu d’emblée, au moins par ses lecteurs qui restent aussi nombreux que passionnés (de plus, la figure de Jacobs a été plusieurs fois dessinée, notamment par Hergé, et, bien plus souvent encore, photographiée). Mais il semblerait que les premiers journalistes à s’être emparés de cette Affaire l’aient confondu avec Raymond Devos (et parfois même Simenon — preuve au moins que le caractère belge de ce personnage est correctement tracé). Bref, ce Jacobs de papier en cette affaire de crimes au pays des lettrés est un inspecteur dont le nom — Edgar Sandé — sonne aussi comme un hommage (un de plus), cette fois à l’homme politique franc-comtois Edgar Faure qui fut aussi un occasionnel écrivain de polars (sous le pseudonyme d’Edgar Sanday). Encore une affaire de suppression de lettre : le «d», ôté de ce prénom, Edgard, devenu soudain trop archaïque (ce que fit notamment Jacobs, jeune baryton d’opéra, pour se forger un «nom d’artiste»).

Comme on le remarque vite, il y a dans ce livre quelque chose de l’ordre du quizz, du jeu d’indices avec trouvailles à la clef, mais qu’on ne doit pas — et c’est une chance — nécessairement gagner. Le lecteur a le droit de se perdre et de passer à côté de telle ou telle allusion, référence ou indice, sans devoir abandonner du même coup son aspiration au plaisir. Et il faut ajouter que de nombreux personnages semblent (et sont sans doute — même si le doute ne peut que persister dans cette Affaire) créés de toutes pièces. Le lecteur aura in fine la solution de l’énigme des meurtres alphabétiques : il a payé pour cela, l’auteur en est conscient. C’est sa responsabilité de faire en sorte que, comme chez Agatha C., le coupable soit démasqué.

On aura noté ce qui constitue et donne sens au projet : jeux littéraires à contraintes et ligne claire. Certains se diront : ce sont de vieilles choses, sont-elle encore actives ?… Mais ce qui pourra paraître un peu désuet, voire carrément démodé (donc en attente d’être remis au goût du jour), est pourtant, encore et toujours, part vive de notre temps : sinon inaltérable, du moins lisible au présent. Hergé est, dans le domaine de la bande dessinée, un des auteurs les plus emblématiques de cette résistance à la disparition. Et cela d’autant plus que l’interdit de toute reprise des Aventures de Tintin est, pour quatre décennies encore, en cours (notons rapidement que l’on n’est pas pressés qu’il se brise au nom d’une «relance» dont la nécessité serait de toute évidence d’ordre économique et non artistique). Hergé : référence première — une fois de plus — de cette Affaire ? Rappelons que le premier personnage qui apparaît en pied se nomme Ramon Hache, faisant ainsi écho à Ramo Nash, l’artiste emblématique de l’Alph-Art, sculpteur de lettre dans cet après-68 qu’Hergé fait semblant de comprendre (même s’il a bien perçu, lui l’amateur d’art moderne, que le temps de l’art contemporain commençait alors à s’affirmer). Nash, personnage un peu caricatural, chevelu, barbu, juste gribouillé dans la version plus qu’inachevée d’Hergé nous a léguée, François Ayroles lui donne enfin avec précision traits et habits. N’ayant jamais pu lire avec toute l’attention qu’elle mérite ( ?) cette histoire d’Alph-Art, que ce soit dans la première version publiée en deux fascicules, ou dans l’adaptation plus tardive (et un peu forcée) qui a été réalisée pour la faire entrer coûte que coûte dans le cadre de la collection cartonnée des Aventures, je retiens surtout le fait que ce personnage porte un nom qui sonne comme une lettre, tout en renvoyant à un instrument contondant, impeccable pour l’accomplissement d’un meurtre. Parfait pour tenir le programme.

Dernière trouvaille, beaucoup plus évidente pour le lecteur lambda d’Hergé : une figure de bibliothécaire ambulant, chargé de guides et autres ouvrages de référence, surnommé Doc et ayant l’apparence de Séraphin Lampion, l’archétype du casse pied en bande dessinée. Voilà qui fait clairement image : repère net, la bibliothèque réduite à cette collection de pavés censés répondre à toute question étant la plus rasoir qui soit. Mais, chut… Ce n’est pas que de cela qu’il s’agit. J’ai déjà sans doute dévoilé trop de choses (une chronique ne devrait pas trop «spoiler» ce qui fait le sel de l’écriture dont elle prétend s’occuper). Cette Affaire est à la fois très simple et très compliquée, comme il se doit. On passera donc inévitablement à chaque lecture — car ce livre, dont la première lecture contient déjà une part de relecture, incite à la reprise — à côté de quelque chose (pas nécessairement la même) et c’est très bien ainsi.

Au fond, le système d’échos construit par François Ayroles avec une rigueur que les aficionados qualifieront d’oubapienne doit être décrypté avant tout en tant que moyen d’établir des liens signifiants entre ce qui est forgé de neuf et les marques qui se sont gravées, depuis l’enfance, dans l’«intériorité» de l’auteur (un peu comme des lettres chauffées à blanc s’imprimant sur les parois, à vif, à même la peau, de son propre «théâtre de la mémoire» — ce que le lecteur peut, qu’il s’y retrouve ou qu’il s’abandonne à la joie de se perdre, partager). Notons enfin que la complexité de cette histoire où les trouvailles langagières, parfois purement graphiques, pullulent n’est pas du même ordre que celle de certains livres antérieurement publiés par François Ayroles — tels Le jeu des dames ou Enfer portatif qui sont beaucoup plus ardus à saisir d’emblée (et en conséquence plus difficiles à faire passer). Dans Une affaire de caractères, point d’obscure clarté qui tombe des étoiles… L’éclairage, certes étrange et proche de celui qui donne une forme de lisibilité à certains de nos rêves (ceux, souvent crus et précis, qui nous restent en mémoire), semble l’effet de projecteurs d’un théâtre qui ne serait pourtant pas celui de l’autre scène[3]. Mais méfions-nous des apparences… L’ombre du divan — où s’installer pour lire aussi bien que pour suivre une analyse — persiste dans le champ où tout semble pourtant bien rangé, mais où rode néanmoins quelque chose d’irréductible à la symbolisation et aux caractères.

Il est temps maintenant de passer le relais, donc de céder la parole au lecteur (qui est, comme déjà noté, doué d’une voix qu’on dira intérieure, mais malgré tout plus sonore que celle de Gorgs — qui, pourtant, grâce à un fameux coup de pied, aura, sinon le dernier mot, disons le mot de la fin). Mais avant de prendre congé, je voudrais juste signaler que, au cours de ma première lecture de cette histoire, me sont revenus en mémoire les premiers vers de Sans lasso et sans flash, un livre du poète Dominique Fourcade[4] :

«les balcons sont bondés pour voir de l’écriture :
les lettres traversent la place en se donnant le bras serrées crochetées
pour se protéger des garçons
c’est fabuleux de traverser comme ça lumineux fémiligne il n’y a de scène
que grâce à ce défilé insoumis
gang tu sais
force physique de la lettre
(…)»[5]

Notes

  1. Et aussi ce fragment de dialogue dans Le jeu des dames (p.24) : «Tu as vu la qualité de cette étoffe ? La texture est d’un contact incomparable. Et la coupe ! Admirable travail ! Assurément l’œuvre d’une main experte !»
  2. On relèvera quand même au passage que les couleurs de cet album ont été réalisées à l’ordinateur et non directement au pinceau sur les planches originales.
  3. Pour ceux que ça intéresse, lire «À la frontière (La bande dessinée et l’autre scène)», publié dans le livre catalogue de l’exposition Nocturnes (Citadelles et Mazenod/CIBDI).
  4. «Non oulipien», même s’il manifeste une grande estime pour le plus fameux et inventif de ces derniers, Jacques Roubaud (qui le lui rend bien).
  5. Dominique Fourcade, Sans lasso et sans flash (POL, 2005).
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Chroniqué par en avril 2014