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Welcome, inventaire pour un enfant qui vient de naître

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A la naissance de sa fille, Guillaume Trouillard ressent le besoin de collecter des formes de notre monde afin de les rassembler dans un livre. Le nouveau père a ainsi pour dessein de présenter/avertir l’enfant sur le monde dans lequel il vient de rentrer : une manière d’en contenir une partie, l’apprivoiser et en atténuer la violence pour mieux l’y préparer. Les formes collectées sont rassemblées par genres (papillons, boîtes de céréales ou caméras de surveillance), chacun occupant une double page au sein desquelles elles sont organisées de manière à habiter l’espace et non le remplir. Ce système peut faire penser aux planches de l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert qui pouvaient être entièrement composées de chaussures de l’antiquité par exemple (planches que l’auteur admire particulièrement). Si Guillaume Trouillard n’a évidemment pas l’ambition de la célèbre œuvre des lumières, Welcome est un condensé de réflexions sur notre monde mais aussi sur l’objet du livre et ses différentes potentialités de lectures.

Welcome s’ouvre sur des pages douces présentant la nature que nous habitons. Nous découvrons des planètes, des œufs, des feuilles etc. Le premier signe de la présence de l’Homme se fait violent et marque la première occurrence de la possibilité d’une lecture. Elle s’incarne dans une double page de sacs en plastiques de grandes surfaces : cette planche suit une planche de méduses et en précède une montrant des tortues. La portée morbide des liens qui se tissent entre ces pages apparait évidente. Sa brutalité marque le lecteur et surtout le prévient de la possibilité qu’un processus de lecture puisse s’engager pendant le parcours de ces pages. Mais la rupture ne dure pas et la manipulation des pages reprend son action souveraine et entraîne le lecteur dans le flot des images.
Les niveaux de lectures peuvent aussi se révéler multiples. En effet les images présentes sur une double page articulent elles-mêmes un discours sur la forme présentée. Le choix des variations, leur nombre et leurs positions au sein même de l’espace de la planche sont autant d’éléments qui engagent une certaine lecture, du moins une interprétation. Par exemple, l’ordre, la rigueur et le nombre envahissant des cannettes de boissons énergisantes sont particulièrement éloquents si on les compare avec la double page avec les oiseaux clairsemés, traités en silhouette, d’envergures et postures différentes. La plupart  de ces comparaisons et analogies se font intérieurement et vont chercher à marquer la sensibilité du lecteur. Afin que ce processus s’enclenche, ce dernier doit s’abandonner dans la contemplation des compositions et se laisser guider par ce qu’elles expriment. Une fois imprégné de l’émotion qu’elles renferment, il tourne la page et se retrouve confronté à nouveau à une double page dont l’observation va une fois de plus révéler ce qu’elle touche en lui, mais à travers le sentiment qu’a laissé la ou les pages précédentes. Un certain apprentissage s’engage alors dans le flux discontinu de ces planches et permet d’appréhender un récit beaucoup plus vaste, celui de notre monde.

Si le livre de Guillaume Trouillard est muet et repose sur des liens sensibles entre les images, d’autres associations sont bien plus rhétoriques et peuvent même reposer sur des jeux de langage. Par exemple, la double page sur les champignons est suivie par des explosions atomiques (champignons atomiques). Ce lien relève presque du jeu de mot. D’autres suites s’appuient sur des similitudes de formes dont l’antagonisme du contenu sémantique est des plus amusants : une double page de godemichets est ainsi suivie par une série de statuettes de la vierge Marie (la charge érotique change sensiblement de l’une à l’autre…). Enfin, dépassant l’analogie ponctuelle, certaines séquences de pages entretiennent des rapports de cause et d’effet et forment un récit succinct et indépendant qui vient toutefois s’inscrire dans le courant narratif du livre. Guillaume Trouillard dévoile avec cynisme certains excès de la société et nous retrouvons le militantisme écologique présent dans tous ses albums. Les possibilités de traductions sont infinies, se modifient selon les lecteurs et selon les circonstances. Après quelques lectures successives, l’architecture du livre peut se mouvoir pour finalement s’échapper et revenir à la réalité de l’objet que nous avons dans les mains, un inventaire d’objets.

Au-delà de la vision acerbe de l’auteur, ce livre peut aussi se lire comme un témoignage de notre temps. Les objets choisis sont profondément contemporains (du moins les objets industriels) et appartiennent à notre société occidentale et à sa culture. La portée symbolique de ces objets est fonctionnelle uniquement parce qu’ils nous sont familiers. Il n’est pas certain que ce livre soit aussi fort pour un individu venant d’une culture différente. Dans cinquante ans, ce livre ne pourra peut être pas être lu[1]. Ou alors, il sera parcouru comme un répertoire de formes témoins de notre monde : c’est dans ce cadre que ces pages pourraient éventuellement se substituer à des planches de l’encyclopédie de Diderot et d’Alembert. Même sans aller aussi loin, nous ne pouvons prévoir à quoi ressembleront les canettes de bières dans dix ans. Les sacs en plastiques à l’effigie de grandes marques de magasins commencent déjà à disparaître et les billets de banque sont régulièrement renouvelés : ainsi, ce livre est soumis à une obsolescence programmée par son ancrage fort et profond à ce que notre société a de contemporain. Dans cette perspective, Welcome retrouve son intention originelle : un répertoire de formes pour un enfant qui vient de naître et ne connaît donc pas encore de quoi est composé le monde dans lequel il s’apprête à grandir.

La quantité d’objets dessinés est considérable : environ une vingtaine d’objets par double page[2] pour 86 séries de planches. Cette profusion colore le livre et, associée à son sous-titre «Inventaire pour l’enfant qui vient de naître», l’enveloppe d’une douceur qui vient atténuer le cynisme qui peut s’en dégager : cette marque de labeur dans le travail pour la réalisation de cet ouvrage révèle une grande tendresse. En effet, si le discours du livre s’arrêtait à la production d’analogies entre des objets, un seul par planche aurait suffit. Il est évident que l’auteur ne peut pas représenter chaque variation de formes mais il tend à donner une idée du foisonnement qui constitue notre monde. Nous imaginons l’auteur à sa table à dessin et la volonté qui le pousse à continuer l’effort de ce travail appliqué. Cette intimité avec l’instant de création est aussi amorcée par les deux dernières pages dans lesquelles l’auteur dresse un inventaire des techniques utilisées pour chaque double page. Guillaume Trouillard expérimente pour chaque catégorie de formes et développe un grand nombre de procédés : il fait du papier découpé, dessine sur de l’aluminium, des papiers de bonbons ou du papier calque, prépare en amont certains papiers pour leur donner des textures particulières, prend de la craie, des crayons, des stylos, de l’aquarelle etc… Il y a ainsi un important travail pictural assez jubilatoire pour le lecteur qui découvre et se délecte de la diversité des propositions de l’auteur et entrevoit la force qui l’a poussé à le réaliser.

Welcome trouve ainsi sa richesse dans les différentes possibilités de lectures et d’appréhensions qu’il offre. Le livre oscille constamment entre un imagier que l’on regarde et explore en tant qu’inventaire de ce qui définit notre monde et une lecture qui s’engage au fil des pages et pourra varier selon le lecteur et/ou le moment de lecture. Ces différentes approches se nourrissent, parfois même se répondent, et à travers elles l’auteur développe un métalangage de notre monde.

Notes

  1. Il n’est pas impossible que des analogies se forment, mais elles relèveraient alors plus de l’intuition. Cette lecture s’apparenterait à celle d’un enfant, si tant est qu’un enfant construise ou non des analogies entre les images. Il est en effet possible que ce besoin arrive avec la maturité et l’apprentissage (pour ne pas dire le matraquage) des images auxquelles il est confronté tous les jours et qui sont porteuses d’une signification évidente, signification qu’il recherchera alors devant toute image.
  2. Ce nombre est une moyenne approximative pour donner une idée. En réalité il varie beaucoup selon les pages et peut dépasser la trentaine.
Site officiel de Guillaume Trouillard
Site officiel de Editions de la Cerise
Chroniqué par en janvier 2014

→ Aussi chroniqué par Claire Latxague en mars 2014 lire sa chronique