Astérix et Pompafrix

de

C’est toujours avec une pointe de nostalgie que je me rappelle ces dimanches après-midi, où, allongé tranquillement sur la moquette de la chambre parentale, je m’enfilais deux ou trois aventures d’un petit Gaulois teigneux, avant de m’entendre dire que tu ne vas pas passer ton temps à lire des bédés alors qu’il fait un temps magnifique dehors et qu’il faut en profiter et que de toute façon les bédés elles seront toujours là alors que le soleil c’est moins sûr donc dépêche toi un peu on va faire un tour.

Si si souvenez-vous, vous aussi vous étiez là. Et c’était pour nous le grand moment d’une école plus alternative.

Quel cours de Géographie pouvait être plus grand que celui où nous apprenions ébahis que l’Helvétie était plate, quel cours d’Histoire aurait pu nous dévoiler la véritable découverte des Amériques ?
Quel grand cours de Gastronomie que celui où il nous était enseigné que la plus grande spécialité d’un petit village armoricain bien connu était la châtaigne, que pour faire un sanglier à la crème il suffisait de faire comme pour les fraises, mais en remplaçant ces dernières par un sanglier, que les Bretons faisaient la cuisine à la chaude eau qui donne un exquis goût à tout, et que les Ibères (qui sont parfois rudes, surtout cette année) la font à l’huile d’olive, Homme !
O combien notre érudition se trouvait-elle enrichie lorsque nous nous apercevions stupéfait qu’un seul jeu de mot de la part d’un auteur déchaîné était efficace durant une bonne dizaine de pages et qu’un gros Gaulois ne pouvait s’arrêter de le répéter que grâce à un autre sanglier !
Quel cours de Gymnastique que celui où nous apprîmes qu’au fond, les règles du rugby n’étaient pas si compliquées que ça, et que pour l’usage des armes il suffisait juste de s’accorder au préalable avec l’arbitre ! C’est aussi à cette occasion que nous reçûmes notre première leçon de Breton : pour parler correctement cette langue il suffit juste d’inverser les adjectifs.
Quel merveilleux cours de musique fut celui où nous découvrîmes avec bonheur que Gérard Lenormand n’était pas le seul à vouloir revoir sa Normandie ! Quel fantastique cours de logistique terroriste que celui qui nous fit entrapercevoir qu’il était possible de remplacer le TNT par un fromage corse !
Et nos cours de Latin hein ? Aahhh ! Nos cours de Latin … Combien de citations, combien de jeux de mots sont-ils venus garnir notre vocabulaire au fur et à mesure des années ? Combien de personnages illustres rencontrés ? … Y’a pas à dire, la bédé, ça enrichit la culture !

Mais heureusement, ça n’enrichit pas que la culture. Si ça ne servait qu’à ça, bon, ben, hein, on pourrait laisser ça aux gosses, comme disait ma grand-mère. Mais non, ça peut servir à plein d’autres choses passionnantes. Par exemple, je sais pas moi … tenez, à se faire un peu de fric pour boucler ses fins de mois ou payer son loyer. Hein ? Ca peut être sympa.
Alors attendez que je fasse un petit calcul : avec 3,000,000,000 d’exemplaires tirés et à raison de 56 ou 58 francs l’exemplaire, quand on est son propre éditeur, qu’on paye ses collaborateurs, qu’on déduit les taxes, les trucs et les machins, ça fait, ça fait … encore beaucoup trop pour ma calculatrice. Parce que, excusez-moi, mais à part rapporter de la thune à son auteur, je ne vois pas bien l’intérêt des dernières aventures d’Astérix le Gaulois.

Bon. Premier mauvais point : le secret autour de la parution de cet album. Quel est l’intérêt de ne pas divulguer le titre ou un brin d’intrigue avant la sortie ? Qu’est-ce que c’est que cette histoire ? On s’en fout. Ça ne nous gâchera certainement pas le plaisir de la lecture. Ça n’empêchera personne de l’acheter. A moins que l’auteur ne soit lui-même convaincu de la médiocrité de son oeuvre et n’ait la trouille de le voir descendre avant même qu’il ne soit dans les bacs [1] .

Ensuite, qu’est-ce que c’est que ce titre de merde ? Pourquoi pas Astérix et Lacommediadellarte, ou Astérix et Lacastafiore, ou encore Astérix aux Césars (et vu le jeu de mot débile de la fin, ça aurait pu convenir) ? Même moi je pouvais en trouver un dans ce genre. C’est-à-dire qu’on paye quelqu’un pour trouver un truc comme ça ? Ils font un concours aux éditions Albert René ?
D’accord, le Tour de Gaule, Astérix chez les Goths, en Corse, chez les Belges … c’était pas super non plus. Mais au moins on savait où on allait, dans tous les sens du terme. Et un soupçon de simplicité, ça n’a jamais fait de mal à personne. Plutôt que de tenter de trouver un titre original, ils auraient peut-être pu penser à trouver une intrigue.

Parce que là aussi, troisième point donc, synopsis : on a volé les armes de Pompée (tout comme le bouclier de Vercingétorix dans le Bouclier Arverne), un légionnaire aviné les récupère et les échange contre … du vin (comme dans le Bouclier Arverne), les armes se retrouvent entre les mains des gaulois (comme dans … c’est bien vous suivez).
Pour les récupérer on va berner ces idiots de Gaulois en leur envoyant une fausse Falbala qui sera chargée de la mission (comme on leur avait envoyé un faux Gaulois dans Astérix le Gaulois, un faux druide dans l’Odyssée d’Astérix …) dont tout le monde sait, c’est évident, qu’Obélix est amoureux (ben oui, les Romains, ils ont tous lu Astérix Légionnaire).
Le problème c’est que les Gaulois sont un peu crétins, mais pas encore assez. Il faut trouver un truc pour qu’ils deviennent stupides. Pas de problèmes : ils vont tomber amoureux et ils vont se cogner dessus tellement fort qu’ils ne sauront plus répondre que par « voui » et Latraviata pourra en faire ce qu’elle voudra.
Mais tout est bien qui finit bien puisque la tragédienne est démasquée (mais comme elle a bien joué son rôle et puis qu’au fond elle n’est pas bien méchante, on la congratule et on lui offre des fringues), les traîtres sont punis, César arrive pour remettre de l’ordre dans tout ça et prendre en charge l’arrestation de Pompée [2] , et enfin on célèbre cette victoire par un grand banquet.
Bravo, ça c’est du scénario : une construction étonnante, des rebondissements épatants et une linéarité à toute épreuve.
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Je trouve juste que le scénariste prend un peu trop soin de se justifier, comme s’il sentait que l’édifice ne tenait pas tout seul et avait besoin de quelques échafaudages supplémentaires. Et on a alors l’impression d’assister à une très mauvaise représentation théâtrale. Un exemple ? planche 6, case 2 et 3 :
« Astérix : j’avais oublié que c’était notre anniversaire aujourd’hui.
Panoramix : car vous êtes nés tous les deux le même jour, ne l’oublions pas.
Obélix : moi, je devais avoir quelques minutes d’avance car j’en ai profité d’avantage.
Le Village : Ha ! Ha ! Ha ! Ha ! »
Alors voilà Astérix et Obélix quasiment jumeaux ! Bon, après tout, on n’est pas à ça près. Mais pourquoi insister à ce point sur ce détail, pourquoi prendre le risque de répéter trois fois en deux cases ce qui a été dit simplement en un phylactère et tenter de finir sur une pointe humoristique [3]  ?
Peut-être simplement parce qu’Uderzo sait pertinemment qu’il est un peu tard pour nous dévoiler ce point et que cela ne peut apparaître au yeux de l’Asterixophile que comme un énorme tour de passe-passe destiné à justifier tout le reste de l’intrigue. Il faut donc faire avaler la pilule et expliquer que ben oui, on n’en a jamais parlé, mais bon c’est chouette, 31 albums plus tard on a encore des choses à découvrir.
Et d’ailleurs, en termes de découvertes, nous ne sommes pas au bout de nos surprises (et déceptions) : une demi-planche plus loin, qui voit-on apparaître ? Les chères Mamans [4] .

Mais là, je dis non. Uderzo n’avait pas le droit de faire ça. Pourquoi ? Parce que ce faisant, il détruit l’unité du couple formé par Astérix et Obélix. Rien ne pouvait les séparer, pas même leur caractère fondamentalement armoricain. Et ce qui les unifiait, c’était une indéfectible et inexplicable amitié existant par-delà le temps et l’espace : Astérix et Obélix ont toujours été amis, et la cause de cette amitié nous était inconnue. Leur univers social était composé par les membres du village, avec ses bagarres à coup de poisson avarié et ses banquets sous les étoiles, et par leurs amis extérieurs rencontrés au cours de leurs aventures.
Mais on sentait dans ces relations une véritable profondeur, une complicité intense. Astérix et Obélix se fondaient dans le village pour ne former qu’un avec lui et intégraient avec une facilité déconcertante dans le cercle de leurs amis, des gens aussi différent que Soupalognon y Crouton, Ocatarinetabellatchitchix, Alambix ou Zebigbos. Et cet assemblage hétéroclite ne nous étonnait en aucune manière : il était l’univers astérixien. L’univers parental n’y avait pas de place.
Or, en créant un univers parallèle (les parents habitent Condate) et familial à ces deux personnages dont on avait presque oublié, au fond, qu’ils étaient sexués, l’auteur crée une brèche entre les deux amis et leur univers, et entre eux deux. Cette apparition dote brutalement Astérix et Obélix d’une vie familiale que n’ont pas les autres personnages [5] .
Mais eux-mêmes se trouvent séparés, car ce qui les unit à présent, ce n’est plus l’amitié, mais l’amour maternel. Ils ne se trouvent plus en contact direct : ils sont obligés, au moins pour un temps, de passer par l’intermédiaire de leur mère. A preuve peut-être (bon, c’est sans doute tiré par les cheveux) le fait qu’au cours de leur repas d’anniversaire, ils ne sont pas assis l’un à côté de l’autre, mais séparés par les deux mères, le fait aussi que pour se retrouver à un moment, ils doivent tout d’abord échapper aux conventions des invitations orchestrées par leurs mères.
Les mères sont donc ce qui, à les fois, les sépare et les unit, ce qui les intègre et les expulse du village. Il n’y a donc pas eu de rencontre merveilleuse, de découverte fantastique : ils sont simplement nés en même temps. Et c’est tout un mythe qui s’effondre. Le mythe s’effondre parce que dans le même temps, ils redeviennent en quelque sorte des personnages ordinaires, deux amis certes, mais bien deux amis. Le « et » de Astérix et Obélix, n’est plus inclusif, il s’avère exclusif. Le couple a disparu et la magie de leurs aventures avec.
Et c’est pourquoi cet album ne peut que tourner en rond et le comportement des personnages être faussé. Il était et est toujours impensable de voir les deux amis s’insulter et pourtant cela se produit bel et bien [6] . De même qu’un climat de violence et de jalousie s’installe entre eux. Et cela est dû au fait qu’Uderzo a voulu faire d’Astérix et Obélix ce qu’ils n’étaient pas : deux êtres humains.

Séparés donc de façon artificielle, ils ne peuvent se retrouver que d’une façon artificielle : Astérix doit perdre la tête pour trouver une excuse qui lui permettra de se réconcilier avec son ami. En gros, son comportement n’était pas volontaire, il faut l’excuser.
A partir de là, je passe sur mille et un détails totalement inintéressants, et sur quelques questions inopportunes – par exemple : elle doit être franchement ressemblante, Latraviata, pour que même les parents de Falbala la confondent avec leur fille ; ou encore : mais comment se fait-il que tout le monde dans cette aventure, même Falbala et Tragicomix, soit au courant de l’existence des parents d’Astérix et d’Obélix alors que les lecteurs n’en ont jamais entendu parler ? J’arrête là [7] .

Bien. Face à la pauvreté de cet album, je ne vois qu’une réaction possible : la consternation. Mettre trois ans pour pondre ça ! C’est vraiment se foutre de la gueule de son public ! Et y’a quand même un minimum de respect à avoir. Je veux bien qu’Uderzo ne soit pas Goscinny, qu’il n’ait pas son sens de l’humour, du jeu de mot, de la tournure de phrase, son sens de l’à-propos et du retournement de situation, ou tout simplement son sens de la narration.
Tout le monde ne peut pas être un auteur tel que l’était le Grand René. Et on peut comprendre que lorsqu’on a créé un personnage on y soit attaché et qu’on ait envie de le voir encore évoluer, bouger, vivre. Mais dans ce cas, il faut avoir la modestie de reconnaître qu’on n’est pas de taille à faire seul ce qu’on faisait avant à deux.
Uderzo pourra s’entourer d’autant de collaborateurs qu’il voudra, jamais il ne parviendra retrouver ce qui faisait la grandeur d’un album comme Astérix en Corse. Le tout n’est pas de parvenir à faire un album, mais un bon album. Et peut-être que la seule recette possible est celle de la simplicité et du plaisir, qui n’ont malheureusement aucune place dans le dernier album …

Notes

  1. Ce qui d’ailleurs n’a pas manqué de se passer puisque l’éditeur allemand d’Astérix n’a pas respecté cette clause du contrat. On a alors vu fleurir sur le Net les couvertures et les critiques tout ce qu’il y a d’acerbe.
  2. Qui, alors qu’il fuit Condate, comme hasard, se trouve nez à nez avec Tragicomix (qui n’est pas si beau gosse que ça) dont on connaît le flair légendaire. Il se retrouve alors ficelé on ne sait pas bien comment et ramené au grand César comme un bon nombre de vilains Romains.
  3. Note humoristique qui n’a rien de drôle : il m’avait semblé au contraire qu’Obélix était assez susceptible au niveau de son embonpoint et peu enclin à l’humour de ce côté là.
  4. Celles-ci sont de véritables caricatures. En gros, c’est Astérix et Obélix en jupe, avec un nez moins proéminent (idem pour les pères : les mêmes mais avec des cheveux blancs). Au niveau du comportement, c’est à croire qu’elles ne sont bonnes qu’à faire la cuisine et le ménage et qu’elles ne sont obsédées que par une seule chose : marier leur fils respectif. Aucun intérêt.
  5. En effet, aucun des autres Gaulois, quand bien même il vit en couple, n’a de véritable vie familiale. La seule fois où l’on voit apparaître des enfants, c’est au début d’Astérix en Corse, alors que ceux-ci jouent à la guerre hurlant pour les uns « par Toutatis » et « ils sont fous ces Romains », et pour les autres « ave Cesar ». On y apprend d’ailleurs qu’Ordralfabétix vend du « poiffon pourri », ce qui n’est somme toute pas une nouveauté.
  6. Pl. 22, c. 6 : « Obélix : et qu’est-ce qu’il me dit le freluquet ? Astérix : que tu n’es qu’un gros imbécile ». La grossièreté se répercutera jusque chez les Romains, ce qui me semble-t-il est une erreur dramatique de la part de l’auteur, révélatrice d’un faible niveau d’écriture. En arriver à, pl. 37 c. 4 « Un légionnaire : balayez-moi ces salopards ! Un autre légionnaire : sus à ces pisse-vinaigre ! », prouve, me semble-t-il, un grand manque d’imagination.
  7. Ah, si, quand même, un petit truc. Je ne sais pas si vous avez remarqué, mais tout en donnant une certaine humanité à Astérix, l’auteur lui confère tout de même une étrange complicité avec les dieux. Tout d’abord deux allusions christiques complètement déplacées : pl.11 c.7 « un légionnaire : ils parlent de leur fils comme s’ils attendaient le messie » et pl. 30 c. 5 et 7 où l’on voit Astérix quasiment marcher sur l’eau (il me semble qu’il y a une autre référence, mais je n’arrive plus à mettre la main dessus). Ensuite le coup du dauphin envoyé par Toutatis pl. 31 : c’est quand même un peu gros, surtout si on se souvient du Devin, album dans lequel on découvrait en Astérix un esprit fort et assez rebelle au niveau théologique.
Dossier de en mai 2001