La bande dessinée muette

de

Introduction
I) La bande dessinée muette
II) Apparition d’une bande dessinée muette contemporaine
III) Langage et thèmes de la bande dessinée muette contemporaine
– A) La bande dessinée muette avec bulles
– B) La bulle et ses images

– C) Les thèmes
D) Personnages et décors
E) Cadrages et couleurs
IV) Le futur de la bande dessinée muette contemporaine est-il muet ?
Conclusion
Annexes

D) Les personnages et décors

La bande dessinée muette étant par définition muette, elle utilise logiquement des personnages qui n’ont pas l’usage de la parole, qui ont une parole incompréhensible ou plus simplement qui savent se taire.

De ce fait, la proportion de personnages-animaux est beaucoup plus importante dans la bande dessinée muette que dans la bande dessinée classique.
La bande dessinée muette avec bulles utilise, par contre, principalement des personnages humains. C’est le cas par exemple de Soirs de Paris ou … d’après Gauguin de Masse.
Le profil, le métier, l’âge ou le sexe de ces personnages ne se distinguent pas particulièrement de la bande dessinée classique. Leurs rôles, leurs métiers, leurs lieux d’évolution sont fonction des thématiques évoquées dans la partie précédente.

Les bulles d’images, se présentant comme un jeu sur le langage, expliquent que l’on trouve si peu d’animaux dans les bandes dessinées muettes avec bulles. Ceux-ci n’ont pas, bien que nous soyons dans l’étrange univers de la bande dessinée, naturellement cette faculté de la parole.
Paradoxalement, dans les bandes dessinées classiques, les pensées des animaux sont souvent montrées par des images.
Dans Coke en Stock, par exemple, Hergé montre Milou qui aimerait prendre un os énorme dans la gamelle du guépard de l’Emir Ben Kalish Ezab (fig.79 et 80). On le voit donc en plein dilemme entre l’image de l’os et l’image du guépard : deux images indiciaires, l’une traduisant l’état de désir et l’autre l’état de peur ou de danger (dans cet exemple les images sont de type indiciaire car elles sont ce que voit Milou en face de lui).
La bande dessinée muette avec bulles essaie d’introduire des images plus complexes, ne traduisant plus seulement un état mais un cogito, c’est-à-dire une pensée subjective qui raisonne et s’exprime. C’est pour cela qu’elle utilise avant tout des personnages humains. De plus, les traits physiques ou la façon de s’habiller, par exemple, sont autant d’informations plus ou moins subtiles qu’un personnage animal ne fournirait généralement que de façon caricaturale.

La bande dessinée muette sans bulles utilise majoritairement des personnages d’animaux. L’animal le plus utilisé est le chat. Cet usage remonte loin puisque Steinlen s’intéressait déjà à cet animal et dans les années trente Pat Sullivan dessinait les aventures souvent muettes du légendaire Félix le Chat.
Pour les contemporains, citons les albums de Fabio : L’œil du chat, Du plomb dans l’aile ou Au cœur du monde, Sparky de Chris Ware, ou le Diablotus très félin de Lewis Trondheim.
Le chat est aussi l’animal le plus représenté dans la bande dessinée classique.[1] La bande dessinée muette se démarque par une utilisation beaucoup plus importante des animaux fantastiques de type dinosaurien comme le ptérodactyle d’Arzach, les dinosaures d’Ages of reptiles de Ricardo Delgado, le serpent géant de Cave-in de l’américain Brian Ralph, ou Gon de Tanaka Masashi.
Dans Cyrrus-Mil d’Andreas, il y a aussi de très belles séquences muettes montrant des hommes à l’aspect reptilien qui participent, mais de façon plus intermédiaire, à cette thématique fantastique.
Comme autres exemples d’animaux citons de manière non exhaustive : les souris comme Quimby the mouse de l’américain Chris Ware, les rats dans Cave-in, La mouche de Lewis Trondheim, L’hippopotame de Cizo, le héron ou autre échassier dans Omelette de Jean-Christophe Menu, l’ours et le poulet de Blutch dans Mitchum n°5, ou le chien de Space Dog de l’allemand Hendrick Dorgathen.

Notons que Gon ne rencontre jamais un seul personnage humain de près ou de loin. Il explore tous les environnements terrestres et rencontre systématiquement toutes les espèces animales. En général, Tanaka en portraiture deux représentants à la fin de chaque chapitre, et quatre autres disséminés sur les rabats des couvertures.
Sachant qu’il y a quatre chapitres dans un album de Gon, cela fait une douzaine d’animaux en moyenne, rencontrés par le sympathique petit dinosaure.

Par rapport aux bandes dessinées classiques, la proportion d’animaux dans les bandes dessinées muettes est beaucoup plus importante. Nous pouvons l’estimer à environ deux tiers des albums. Dans la bande dessinée classique, cette proportion n’excède pas dix pour cent. Uniquement rapportée à la bande dessinée pour la jeunesse (celle s’adressant au moins de treize ans), cette proportion s’estime à environ un tiers.

Les animaux sont utilisés parce qu’ils ne parlent pas et justifient l’usage de la bande dessinée muette et éventuellement l’utilisation de tout langage symbolique traduisant un état.
Ils ont aussi une valeur plus universelle que les personnages humains qui sont plus facilement connotés par leurs vêtements, leur sexe ou leur aspect physique.
L’animal a une portée dépassant les frontières entre générations, cultures, sexes et nationalités. Tanaka explique lui-même qu’il a utilisé un animal pour toucher les lecteurs de tous les pays et mettre son personnage dans toutes les époques.[2]
L’utilisation des animaux est à rapporter aussi à la perception du mouvement. La bande dessinée muette excluant le langage, l’expression se loge dans les mouvements et la position des corps des différents personnages. L’animal vient du latin animalis qui veut dire «animé», «celui qui est doué de motilité», et le mot animalis vient lui-même d’anima qui veut dire «souffle». L’animal pour la bande dessinée muette est donc idéal, il s’exprime uniquement par les gestes, et il n’a pas besoin de bulles puisqu’il est bulle ; c’est-à-dire «souffle» dans le sens du mot fumetto que nous avons décrit plus haut.
L’animal en bande dessinée est souvent humanisé car il permet à la fois de garder ces caractéristiques animalis et éventuellement d’utiliser celle du langage articulé propre à l’homme.
La bande dessinée muette venant après la bande dessinée classique, elle utilise aussi ces personnages par tradition et convention. La bande dessinée s’adressait à la jeunesse et l’utilisation des personnages d’animaux humanisés lui permettait de mieux s’accorder les faveurs de ce jeune public, qui dans l’animal «retrouve sa propre condition et projette en lui ses incertitudes, ses terreurs, ses envies, ses espoirs».[3]
Plus largement ces types de personnage favorisent notre anthropocentrisme et permettent de mieux nous identifier à eux.
Dans une planche muette détaillant Quimby la souris s’attaquant à Sparky le chat, Chris Ware montre la genèse de ces deux personnages. Ces explications sont autour du cercle principal de l’action, dans la partie centrale de la partie gauche. Chris Ware montre ironiquement que Quimby et Sparky sont issus respectivement d’un croisement entre un homme et une souris et du croisement d’un homme avec un chat. Dans le cas de Quimby, il montre aussi le processus schématique d’analyse des personnages qui a abouti à leur croisement.

La bande dessinée muette ne se sert pas forcément des possibilités du langage articulé de ces personnages. On sait, par exemple, que La mouche de Trondheim peut s’exprimer. Elle dialogue avec d’autres personnages mais on n’entend pas la nature de son langage. De manière plus générale, dans la bande dessinée muette, l’animal humanisé (station debout, deux mains et deux jambes) augmente plus l’animalis et sa perception par le lecteur que la possibilité de l’usage de la parole.

Tanaka et Delgado qui pratiquent à la fois un dessin très réaliste et se servent d’animaux dinosauriens aux visages rigides et peu expressifs, utilisent toutes sortes de mimiques et postures plus ou moins ostentatoires évitant l’intervention de textes.
Le visage de Gon, par exemple, se couvre de veines gonflées quand il est en colère, il salive de façon abondante quand il a faim, ses paupières fermées forment un «u» à l’envers quand il rit, etc. (fig.81 et 82)
Delgado n’utilise pas une gamme aussi importante de mimiques. Pour les têtes, cela se limite à la taille de l’ouverture de la gueule (avec ou non apparition de la dentition) et de celle des yeux (fig.83). Delgado base sa narration davantage sur la posture et la gestuelle de ses personnages. Les lignes de traînées et de mouvements viennent accentuer cette possibilité.
Notons que Delgado n’utilise que des dinosaures bipèdes et carnivores pour personnages principaux. Les dinosaures quadrupèdes et volants sont généralement poursuivis et/ou massacrés pour être dévorés dans des scènes servant la plupart du temps d’éléments de liaisons.

L’animal dinosaurien se justifie principalement par la thématique fantastique qui est une des plus importantes de la bande dessinée muette.
Ages of reptiles de Ricardo Delgado est muet par la volonté de dessiner des dinosaures d’une façon véridique qui implique une impossibilité d’essayer de traduire leurs états émotionnels par des bulles et les grognements qu’ils peuvent émettre par des onomatopées. Ici la forme muette est une conséquence plus qu’une volonté narrative contrairement à Arzach.

Les personnages dans les bandes dessinées muettes évoluent la plupart du temps seuls, l’histoire se borne souvent à une rencontre avec un ou plusieurs personnages.
D’une manière générale, il y a rarement plus de cinq personnes dans une bande dessinée muette. Dans Soirs de Paris, par exemple, la première histoire est centrée sur deux personnes, la deuxième sur trois personnes, la troisième sur deux personnes et la quatrième sur quatre personnes. Au-delà de ce nombre, des problèmes de lisibilité de l’histoire apparaissent.
Dans le troisième chapitre de Gon volume 3, le petit dinosaure part à la cueillette des champignons avec un groupe d’une cinquantaine d’animaux de toutes tailles et espèces. Gon est à leur tête (fig.84). Le dessin de Tanaka est précis mais dans cette masse on ne distingue que les animaux situé à côté de Gon ou ceux dont la taille est impressionnante comme le cerf ou l’ours. Dès qu’ils trouvent des champignons, ils les mangent, ne faisant aucune distinction entre les comestibles et ceux qui donnent la fièvre. Au fur et à mesure de la curée, les effectifs du groupe vont petit à petit se clairsemer. Au final, il en restera trois : l’ours, le raton laveur et Gon. Cette utilisation d’un groupe aussi important reste exceptionnelle. Tanaka recherchait l’effet de masse et de sa progressive dissolution. Dans la quatrième histoire du même album, Gon vit plus classiquement avec un groupe de loups composé de trois individus.

Le nombre de cinq ou six personnages utilisés par une bande dessinée muette, faisant une vingtaine de planches, semble la limite maximale. L’absence de tout récitatif pouvant indiquer lieux et temps différents, forcent les dessinateurs à utiliser leurs personnages en même temps et dans le même lieu. Le dessinateur Stanislas évoque avec humour cette impossibilité à gérer de nombreux personnages dans un gag muet intitulé L’effet de masse (fig.85). Celui-ci est exactement l’inverse de celui proposé par Tanaka. Ici, le nombre de personnages ne diminue pas mais augmente en même temps que le nombre de cases. Ce gag montre intelligemment l’illisibilité et l’uniformité que peut provoquer une surabondance de personnages. Stanislas l’accompagne par les sentiments de ses personnages qui passent de l’étonnement et la surprise à l’énervement et la colère, puis du constat à l’acceptation triste montrant qu’avec la perte de l’individu/héros se termine l’histoire.

Récemment, quelques exceptions sont venues contredire ce constat du nombre des personnages.
Dans The system, Kuper réussit l’exploit de raconter une histoire muette avec une dizaine de personnages. Son scénario repose sur la filature incessante d’un ou des personnages qui se croisent sans cesse. Un personnage «A», par exemple, rentre dans un cabaret où danse sur la scène un personnage «B» que l’on suit dans les coulisses puis dans le métro où il croise un personnage «C» que l’on suit et qui rejoint au cabaret le personnage «A».
The system est basé sur ce principe, ici, simplifié à l’extrême. Au lieu de tisser un réseau de relations entre trois personnages A, B et C, Kuper le réalise avec trois fois plus de personnages. Dans son livre, le rapport n’est pas forcément direct et peut être fait par l’intermédiaire d’une photo dans un journal, d’un reportage à la télévision ou encore par un fondu enchaîné comme nous l’avons vu précédemment.
Un nombre de pages conséquent (Kuper a réalisé presque quatre-vingt-dix planches pour cet album) et une division en trois chapitres où un chapitre équivaut à un jour (unité de temps), lui permettent de gérer au mieux son histoire.

Dans les bandes dessinées muettes contemporaines il n’y a pas de personnages d’enfants. Dans la bande dessinée classique, ces personnages sont essentiellement utilisés pour les albums s’adressant à la jeunesse. Nous l’avons vu les bandes dessinées muettes s’adressent à un public d’adultes pour qui ces personnages d’enfants imposeraient une limite narrative et un problème d’identification.
Dans la bande dessinée muette précédent les années soixante-dix, on trouvait des personnages d’enfants dont les fameux Vater und Sohn de l’allemand Erich Ohser (1903-1944) récemment réédités par les éditions Seuil, l’éditeur de Trondheim et Fabio.
Étymologiquement, l’enfant conviendrait parfaitement aux bandes dessinées muettes puisqu’il vient du latin infantem qui signifie «qui ne parle pas».
Dans la réalité, l’enfant est plutôt celui qui pose des questions, qui apprend, observe et relativise le monde des adultes. Toutes les bandes dessinées utilisant des personnages enfantins se cantonnent dans ces registres. De plus, elles utilisent et reproduisent le vocabulaire et la façon de parler des enfants, chose que ne peut pas retranscrire la bande dessinée muette avec bulles par exemple.
La structure en gag, comme celle de Vater und Sohn, est actuellement peut utilisée par la bande dessinée muette et elle privilégie les animaux pour toucher à la fois le public des adultes et celui des enfants.

Le traitement graphique des personnages humains est le plus souvent semi-réaliste et stylisé comme dans Soirs de Paris par exemple. Mais nous ne pouvons en déduire une particularité, le style graphique général d’une bande dessinée au sens large et d’une bande dessinée muette en particulier dépendant de nombreux paramètres dont ceux plus fondamentaux de l’utilisation ou non de bulles d’images ou, par exemple, de la thématique de l’histoire (humour, policier, science-fiction, etc.).

Dans la bande dessinée muette, le décor se distingue particulièrement dans deux situations.
La première est celle où il faut exprimer un grande temporalité qui peut être une saison une décennie voire des siècles.
Dans ce genre d’utilisation, la planche est divisée en cases horizontales de même taille. Une case représente une saison ou une époque (siècle ou décennie).
Quant aux saisons, elles sont généralement quatre pour signifier qu’une année s’est écoulée. Dans Age of reptiles de Delgado, nous avons un exemple de ce type (fig.86).
Comme on peut le voir, le plan et l’angle de vue sont invariables. Seul l’état du décor et ses couleurs changent pour indiquer les saisons. L’ordre des saisons débute en fonction de la narration qui précède cette séquence. Dans notre exemple, celle-ci fait partie de la planche et c’est pour cela que nous avons cinq cases au lieu des quatre habituelles. Cette case introduit le paysage qui va montrer l’année écoulée et offre une conclusion dramatisée à la scène précédente par l’utilisation d’un coucher de soleil et des ombres de dinosaures.

Ce genre de séquence muette est très fréquent dans la bande dessinée. Chris Ware en a cassé la logique dans une planche du premier ACME Novelty Library (fig.87).
Comme nous pouvons le voir, elle a la même structure que la planche de Ages of reptiles mais l’ordre des saisons est illogique. On commence par l’hiver puis le printemps, l’automne, puis c’est à nouveau le printemps.
Cette planche vient montrer la perception du temps extensive et amnésique de son personnage Jimmy Corrigan, un vieux garçon vivant la majorité de sa vie dans ses souvenirs et ses fantasmes.

En 1980, Crumb a utilisé la même technique pour montrer l’évolution d’un paysage américain à partir de l’arrivée du chemin de fer. L’histoire est en quatre planches, toutes divisées par les mêmes trois cases horizontales. La période représentant environ une centaine d’années et le décor évoluant très rapidement, Crumb garde comme forme structurante atemporelle une perspective sur la partie droite et un avant-plan sur la partie gauche. La grosseur des arbres, les modes architecturales, les moyens de transports sont autant de signes qui se relativisent pour montrer l’évolution du temps (fig.88).
Dans ces trois exemples, l’horizontalité de la case accompagne la durée du temps et rend le paysage panoramique. Par sa permanence, le paysage introduit naturellement une autre échelle temporelle qui relativise celle de l’espèce humaine. Le format panoramique accentue encore cet effet.
En 1984, à la planche 13 de son album Cyrrus, Andreas fait une utilisation comparable du décor mais pour signifier, à l’inverse, un voyage simultané à travers l’espace et le temps. Nos habituelles cases longues et horizontales sont ici verticalisées. Les décors sont très différenciés et indiquent un espace spatio-temporel à chaque fois différent. Le lien entre les cases se fait par un personnage qui se relève et dont chaque case accompagne et détaille le mouvement.
Cette séquence est hétérotopique, le décor y montre toujours des époques très différentes, comme dans nos exemples précédents, qui cette fois-ci ne sont plus unifiées par le lieu mais par un personnage. Les cases verticales dynamisent la page et accentuent l’effet de simultanéité.

Avec la même technique narrative que Delgado, Crumb ou Ware, François Ayroles a résumé en une seule planche A la recherche du temps perdu de Marcel Proust (1871-1922) (fig.89). La planche est divisée en six cases carrées.
Celles-ci montrent toujours la même pièce dans un plan moyen et un angle de vue tous les deux invariables. La technique est la même que dans nos exemples précédents. Ici, les cases sont carrées pour accompagner la description du lieu. Le seul point de vue sur l’extérieur est une petite fenêtre en haut à gauche où, comme dans l’histoire de Crumb, un arbre nous aide à déterminer une temporalité générale. Les objets déterminent l’âge du personnage absent plus que des époques précises. Les jouets, dans la première case, signifient l’enfance, les flûtes de champagne dans la deuxième case signifient la fête et la jeunesse, etc.
La dernière case est une magnifique mise en abîme par la disposition de la première case sur un chevalet. La mise en abîme devient ici littéralement la plongée dans l’abîme… celui de la mort.

La seconde utilisation du décor dans une bande dessinée muette est celle où il est détaillé pour allonger la durée d’une scène. Il peut permettre de fournir de la même manière, par exemple, des indices à une solution policière ou encore plus simplement tracer la psychologie d’un personnage à travers le lieu où il vit.
En 1985, dans un numéro hors série de la revue (A Suivre) sur l’architecture, le dessinateur espagnol Daniel Torres publie une histoire muette en deux planches, traçant le portrait psychologique paradoxal d’un homme moderne à la pointe du design (fig.90 et 91). Après avoir déambulé dans son appartement du futur, l’homme s’enferme dans les combles pour y lire au milieu d’un fatras de bibelots aux styles hétéroclites et contradictoires, révélant par là sa vraie nature et sa modernité de façade. Le titre fait référence aux différents manifestes qui ont égrainé l’histoire de l’architecture moderne mais aussi à la définition étymologique de manifeste qui vient du latin manufestus signifiant «pris sur le fait».

Dans notre extrait d’ACME Novelty Library d’Automne 1995 de l’américain Chris Ware, nous pouvons voir le personnage Jimmy Corrigan observant son nouvel environnement après s’être retrouvé enfin seul dans l’appartement d’un père qu’il ne connaît que depuis la veille au soir (fig.92). Les objets qui l’entourent, montrent ce que son père a fait avant de partir sans le réveiller (il lui a disposé du bacon de manière à former le mot «Hi», c’est à dire «Bonjour» en anglais), ce que Jimmy a fait avec son père la veille, et les goûts de ce père qu’il connaît à peine. Le personnage détaille plus particulièrement une affiche de Chicago car c’est de là qu’il vient et c’est aussi là que vit sa mère.
Cette scène veut aussi montrer un moment de solitude où le temps s’écoule plus lentement.

Chris Ware détaille parfois un décor pour déterminer le contenu et la provenance des objets qu’il contient. Pour cela, il utilise un réseau de flèches, joue sur la taille des cases et leur superposition pour remonter plus ou moins loin dans le passé. Il en détaille aussi le fonctionnement pour mieux en saisir les conséquences. La mise aux détails se rapproche ici d’un schéma de fonctionnement.

Dans Frigobox numéro quatre, Alexander Negrelli détaille un décor dans une planche de cinq cases sur six, toutes carrées et de la même taille. Le plan n’est pas fixe et il est de taille rapprochée en moyenne. L’angle de vue et variable est donne l’impression d’un mouvement avec une caméra sur l’épaule. Le plus intéressant dans cette bande dessinée est sa chute, ce que Negrelli détaille n’est pas un décor comme on pouvait le penser au tout début de la planche, mais le décor d’une case d’une planche de bande dessinée. La mise aux détails ne se faisait donc pas sur un décor mais sur un objet (fig.93).

Ces deux fonctions du décor ont en commun de signifier de grandes temporalités. Du paysage à l’échelle géologique aux décors d’appartement à l’échelle de la mode, il relativise dans les deux cas l’existence humaine ancrée dans le présent.

Comme dans une bande dessinée normale, le décor varie suivant le contexte de l’histoire et les déplacements des personnages.
Dans les bandes dessinées avec bulles comme Soirs de Paris le décor est très important pour plusieurs raisons. D’abord pour des raisons contextuelles que contient ici le titre même de l’album mais aussi les noms des rues de chacune des quatre histoires qui le composent. Ensuite parce qu’il doit s’adapter de façon à compenser le poids de l’image dans la bulle sans la rendre illisible ou trop simpliste pour autant. Tout en sachant que même dans une bande dessinée muette avec bulles l’attitude, la gestuelle ou les mouvements des personnages acquièrent une importance supplémentaire qu’il faut savoir ne pas entraver.
Dans L’œil du Chat de Fabio, autre bande dessinée muette avec des bulles, le décor se limite à une ligne d’horizon car l’attitude des personnages à plus d’importance que le contexte (qui se limite à faire la différence entre ciel, terre et éventuellement eau) et parce que les bulles d’images sont de simples symboles (fig.94 et 95).
Dans les bandes dessinées muettes sans bulles qui utilisent des personnages volants le décor a beaucoup d’importance. C’est lui qui crédibilise toute évolution aérienne en créant un espace en trois dimensions indispensables. La mouche de Trondheim, Arzach et La planète encore de Mœbius sont les meilleurs exemples de ce rôle du décor dans cette situation.

E) Cadrages, angles de vue et couleurs

La bande dessinée muette avec bulles utilise le même type de plans que la bande dessinée classique.
Seul le très gros plan sur un personnage n’est quasiment pas utilisé pour des raisons de lisibilité. Une bulle d’image, nous l’avons vu, impose une certaine taille et un certain rapport avec l’image de la case. Cette dernière doit être plus informative que l’image de la bulle. Un très gros plan aurait au mieux tendance à égaliser ce rapport, au pire à l’inverser.
En moyenne, les bandes dessinées muettes avec bulles utilisent plus les plans rapprochés, américains, moyens et de demi-ensembles. Ces plans ont l’avantage d’être assez vastes pour pouvoir contenir, dans tous les sens du terme, une bulle d’images.

La bande dessinée muette sans bulles utilise principalement des plans moyens et de demi-ensembles. Ces plans sont ceux qui montrent les corps des personnages et leurs mouvements. Ils permettent une lisibilité parfaite des informations que donnent ces corps dans leurs gestuelles et/ou dans leurs déplacements dans le décor.
Dans leurs albums publiés chez Seuil, Fabio (fig.94 et 95) et Etienne Lécroart (fig.96 à 98) utilisent presque exclusivement des plans moyens.
Les bandes dessinées muettes sans bulles n’utilisent que très rarement de très gros plans, gros plans, plans rapprochés et plans américains. Ces plans sont en général liés aux dialogues et ils sont surtout utilisés pour donner l’impression de se rapprocher des personnages et donner la sensation de participer à leur conversation. Comme, par définition, il n’y a pas de dialogues dans une bande dessinée muette, ils ne sont donc quasiment pas utilisés.
Les seules exceptions qui impliquent leur usage sont les scènes détaillant un objet, une personne, une action, un décor etc. Dans cet exemple, le Japonais Sonoda Kenichi s’amuse à détailler la préparation de son héroïne Mini May qui a rendez-vous avec son petit ami. Ici, cette mise aux détails est accompagnée d’un zoom allant d’un plan américain vers un très gros plan.

Crépax aime à mettre aux détails certains aspects d’un dessin occupant une grande case. Pour se faire, il entoure le détail qu’il veut montrer d’un cadre. Celui-ci n’est pas celui d’un récitatif ou d’une bulle car il est impossible d’en confondre la nature qui se compose du même trait épais que celui qu’il utilise pour tracer les cadres des cases. En outre, si le détail à montrer se situe en plein dans l’image, Crépax double le cadre en prenant soin de reproduire le même espace que l’on trouve entre chaque case de ses planches. Ces très gros plans méritent ici leur nom anglo-saxon d’inserts. Cette façon de procéder crée une sorte de montage rapide, dévoilant un aperçu ou une prise de conscience du caractère simultané, voire instinctif. Elle se situe en général au début d’une scène quand les personnages s’évaluent, montrant ainsi la naissance de leurs désirs avant de passer à l’acte amoureux.

Dans Gon, on continue de trouver de ces très gros plans traditionnels à la manga. En fréquence, ils sont beaucoup moins présents. Leur plus grande différence avec les mangas traditionnelles est leur profondeur de champ. Le personnage de Gon, en tant que monstre super-déformé, favorise aussi par sa taille, les gros plans qui, de ce fait, peuvent aussi être perçus comme l’équivalent des plans moyens ou des plans de demi-ensembles généralement associés aux autres bandes dessinées muettes.

Les plans d’ensembles sont surtout utilisés pour planter le décor et commencer un effet de zoom ou de travelling. L’album La mouche commence par un vaste plan d’ensemble qui démarre sur le vide intersidéral pour entamer ensuite un zoom sur la planète Terre qui se terminera par un gros plan sur l’œuf d’où la fameuse mouche va émerger.
Au Japon, le plan d’ensemble est ce par quoi il faut commencer une manga, comme l’explique Toriyama l’auteur de Dragon Ball dans son livre L’apprenti manga-ka (fig.99 et 100). On peut penser que Lewis Trondheim a été influencé par cette manière de procéder des Japonais puisque cet album a été redessiné d’après ce qu’il avait fait pour le Japon. La dernière image confirmerait cette idée car l’on peut voir dans un plan d’ensemble (qui ferme ainsi l’ellipse commencée dans la première page) un monstre géant piétinant une ville. Cette thématique est typiquement japonaise et a accédé à celle de genre à part entière avec la série de films sur le personnage Godzilla.

Les effets de zoom et de travelling sont très utilisés dans les bandes dessinées muettes. L’absence de dialogues leur permet une fluidité qui rappelle les mouvements de l’objectif ou ceux de la caméra.
Dans une bande dessinée, l’effet de zoom se traduit par un changement d’échelle de plan, et une juxtaposition croissante ou décroissante de la taille de ces plans. La majorité des zooms aboutissent aux extrêmes de l’échelle de plans qui sont le très gros plan et le plan d’ensemble. De ce fait, les zooms commencent ou terminent souvent les bandes dessinées. Ils y amènent ou extraient de la moyenne des plans ce que la bande dessinée muette doit narrativement exploiter.
Et c’est comme ça que je me suis enrhumée commence lui aussi par un zoom qui, un peu comme dans La mouche de Trondheim, commence à l’échelle galactique pour se terminer à celle d’une prairie au temps des dinosaures (fig.96).

Dans un épisode muet du comics Gregory vol. III de Mark Hempel, un zoom allant d’un plan moyen à un très gros plan montre avec humour le premier pas (ou plutôt le premier pouce posé) d’un personnage à l’allure enfantine dont la vie se résume à un enfermement perpétuel dans un asile. Ce zoom est accompagné d’une diminution progressive du cadrage au fur et à mesure qu’augmente le plan. Cette diminution se fait par strips, étageant ainsi la planche en quatre parties en ordre décroissante, ce qui donne une impression panoptique de glissement vers le bas de la planche, accompagnant et amplifiant ainsi l’effet de zoom (fig.101).
Dans les effets de zooms ou de travellings, les cadrages sont invariables dans leur forme. Comme nous le montre Mark Hempel, seule la taille peut, plus ou moins, varier en proportion.

Le plan en insert peut fonctionner lui aussi comme un effet de zoom. La dernière case, à gauche, dans notre extrait d’Emmanuelle de Crépax, traduit cet effet. Le plan est moyen et l’insert est presque au centre de ce plan. Cela crée une perspective, des lignes de fuite invisibles donnant un effet de zoom quasi simultané allant d’un plan moyen à un gros plan. Dans la case suivante, l’effet de zoom ne fonctionne pas car le plan accueillant l’insert est déjà un gros plan, aucun changement d’échelle ne peut être ressenti. De plus, l’insert n’est pas au centre de ce plan mais dans la partie basse de droite. Dans cette case, l’insert est juste une mise au détail intensifiant le regard d’Emmanuelle.

Les travellings suivent le personnage, empruntent le même chemin que lui et l’accompagnent sans changer d’angle de vue.
Quelque soit les bandes dessinées muettes, l’utilisation des zooms est beaucoup plus répandue que celle des travellings.

De manière plus générale, les cadrages dans les bandes dessinées muettes avec ou sans bulles sont pour la plupart rectilignes. Les cases ont généralement la forme de carrés ou de rectangles. Même dans Gon, on ne trouve pas ces cadrages trapézoïdaux très dynamiques que l’on peut trouver dans les mangas habituelles. Dans notre extrait de Gun Smith Cats de Sonoda Kenichi, les cadrages sont trapézoïdaux parce qu’ils font partie d’une séquence muette, donc insérés dans la dynamique narrative d’une manga traditionnelle. Cette planche montre, en la détaillant simultanément, l’émotion que l’explosion d’une bombe placée dans une voiture, a provoquée auprès de la foule, tandis qu’une équipe de policiers tentait de la désamorcer.

L’utilisation majoritaire de cadrages rectilignes s’explique par la nécessité absolue de la lisibilité des images. Ils stabilisent le regard, qui est prêt ainsi à fouiller l’image pour lire l’information.
Dans les planches très dynamisées par le cadrage, le texte joue un grand rôle dans l’élaboration et/ou la confirmation du chemin de décryptage.
Les bandes dessinées muettes qui utiliseraient ce genre de cadrage, sont certainement possibles mais elles auraient sûrement besoin de numéroter les cases ou bien de tracer des flèches indiquant la case suivante.

Les angles de vue varient suivant le sujet des bandes dessinées muettes et leurs types (les mangas utiliseront plus facilement des plans en plongée ou en contre-plongée par exemple).
Dans les livres de Fabio contant les aventures du chat, les angles de vue sont systématiquement latéraux. Ils permettent des travellings latéraux où l’on suit le personnage dans son déplacement de la gauche vers la droite.

Dans La mouche de Lewis Trondheim, le personnage ayant la possibilité de voler, cela permet d’utiliser des prises de vue plus diversifiées comme la plongée ou la contre-plongée. On retrouve la même chose avec Arzach.
La plupart du temps, les angles de vue sont normaux, c’est à dire «à hauteur d’homme».[4]
Les angles de vue subjectifs, montrant la vision d’un personnage, sont difficilement utilisables dans les bandes dessinées muettes qui, même avec la volonté de remplacer des dialogues par des images, n’utilisent pas de narratifs. De ce fait, aucun «je» du narrateur n’est actuellement possible pour permettre de valider une vision subjective sur plusieurs planches voire un album entier.
La majeure partie des plans subjectifs est utilisée dans des champs contre champs ou dans des réponses à une question. Dans la case deux de la planche quatre de la deuxième histoire de Soirs de Paris, le refus de la jeune femme invitée à danser est en plan subjectif du personnage qui lui a posé la question en se rapprochant et se penchant vers elle.

Une éventuelle utilisation de plans subjectifs pourrait aussi passer par l’usage de la couleur. Si, par exemple, on voit un personnage se doter de lunettes infrarouges, on saura que la ou les case(s) suivante(s) entièrement dans les tonalités vertes, est(sont) sa vision subjective.
Dans Aztèques, Andreas utilise de façon assez proche cette méthode. Toutes les cases dans un lavis violet indiquent la vision d’un personnage. Mais, ici, ce qui diffère de notre proposition, c’est que la plupart de ces séquences se situent dans le passé. Son lavis violet est une sorte d’amalgame entre le noir et blanc et les couleurs passées de vieilles photographies.
C’est cette connotation qui lui a fait utiliser cette couleur pour ces séquences qui nous projettent dans le passé. En fait, la vision subjective du personnage ne se détermine vraiment qu’à la fin, quand il se retrouve seul et a une vision prophétique qui se réalise à la fin de cette histoire dans le présent de tous les personnages. Le lavis violet se connote alors moins du souvenir que d’une vision personnelle de ce présent (fig.102).
Aztèques n’est pas une bande dessinée muette et de nombreuses séquences en lavis violet sont avec des dialogues, mais chez Andreas l’information, plus que dans n’importe quelle bande dessinée classique, passe d’abord par l’image. Chez lui, les dialogues sont des pièces de puzzles étranges dont les images indiquent à peine leurs éventuelles dispositions.

La couleur nous l’avons vu, a contribué de façon importante à l’impact d’Arzach. Pour Scott McCloud, c’est la plus grande leçon d’auteurs comme Mœbius, Nicole Claveloux ou Caza qu’il évoque dans son livre Understanding comics. Cette partie de l’œuvre de Mœbius se situe dans le mouvement plus vaste de l’usage de la couleur directe qui commence à partir de cette période et que des auteurs comme Bilal ou Loustal libéreront définitivement. Les bandes dessinées muettes sont à 95 % en noir et blanc pour des raisons plus économiques que techniques et artistiques.

Dans les bandes dessinées muettes utilisant la couleur, on constate qu’une attention plus grande peut être portée à la tabularité de la planche, à sa composition générale et à la variation des plans.
Dans The system de Peter Kuper, on trouve des planches dynamisées par des cadrages trapézoïdaux et des doubles pages formant une seule même planche.
Cette attention, on la retrouve dans Arzach de Mœbius. La troisième planche du premier chapitre est devenue emblématique de ce point de vue. Le ptérodactyle est au centre de la planche, superposé aux cases il structure la planche et intervient dans l’histoire uniquement par le mince fil d’une corde de potence dans l’avant dernière case. Dans cette album, Mœbius ajoute divers ornements dans les coins de ses planches ou dans les cadres de ses cases. Cette manière est due à la couleur et non à l’utilisation d’une narration purement non verbale. Dans Absoluten Calfeutrail, une histoire muette réalisée en noir et blanc en 1977, on ne trouve, par exemple, aucune de ces compositions tabulaires aussi complexes.

L’utilisation la plus fréquente de la couleur dans la bande dessinée muette est ambiantale. Elle est un moyen très pratique pour maintenir une unité de temps et de lieu.
Dans Cave-in, l’américain Brian Ralph fait un usage intéressant de la couleur dans ce cadre-là. Dans cette bande dessinée, il n’y a pas d’aplats colorés. Elle est entièrement dessinée au trait mais au lieu d’être imprimée en noir et blanc, elle l’est en marron et blanc, bleu et blanc, vert ou violet, etc (fig.103 et 104).
En tout sept couleurs sont utilisées. Elles marquent le passage d’une scène à l’autre sans occasionner de coupure en chapitres, dans une histoire qui se présente comme un long plan-séquence. Ces coupures ne se font pas d’une planche à l’autre mais d’une case à l’autre. De ce fait, deux couleurs peuvent être présentes sur une même planche.
La couleur a ici un rôle sur le continuum temporel de la bande dessinée en créant un rythme et une ambiance, ralentissant et structurant la lecture. Elle touche le récit et les émotions qu’il distille. Elle renforce, par exemple, l’utilisation de la principale ellipse du scénario de Brian Ralph, quand son personnage se retrouve à son point de départ à la fin du livre. Pour marquer cette situation, la couleur utilisée est la même que celle du début de l’histoire.
Ce rôle de la couleur aurait été assumé par un texte récitatif dans une bande dessinée plus traditionnelle.
Les couleurs qu’utilise Brian Ralph pour traduire ces ambiances du récit sont en rapport avec les scènes qu’elles chaperonnent. Quand le personnage principal se trouve dans un milieu aquatique par exemple, la couleur utilisée est le bleu. Quand ce même personnage se trouve confronté à d’autres humanoïdes de nature à la fois «fongoïdes» et «insectoïdes» la couleur est un vert sombre évoquant la couleur de la moisissure. Dans ce livre, la tonalité des couleurs a aussi été très assourdie pour amplifier l’ambiance souterraine.

Dans la première histoire de Soirs de Paris, les planches cinq et six montrent aussi l’importance que peuvent acquérir des couleurs dans une bande dessinée muette.
Les personnages sont dans un cabaret dont la salle est dans une lumière rouge. Un des deux quitte la salle pour se diriger vers les toilettes baignant dans une lumière bleue, précisément au moment où commence un strip-tease sur la scène baignant dans le jaune. Les cases cinq et six de la planche cinq montrent la transition entre les différents espaces uniquement par le jeu des couleurs. Grâce aux couleurs, la case cinq et surtout huit de la planche six, montrent tout leur rôle elliptique et synthétique. Dans cette case huit, le rouge est celui de la lumière ambiantale de la salle mais par le jeu de la composition tabulaire et la narration, les visages des spectateurs ne sont plus rouges de l’ambiance lumineuse mais empourprés d’émotion par le strip-tease qui s’achève.
Dans cette histoire ce jeu avec des couleurs primaires participe directement à l’espace perspectif, et traduit l’état émotionnel des personnages.

Dans The system, Kuper utilise un aérographe qui rapproche son graphisme de celui des tags ou autres graffiti tracés à la bombe aérosol sur les murs ou les couloirs du métro, renforçant ainsi l’atmosphère urbaine de son livre (fig.105 et 106). Cette utilisation n’est pas induite par le fait que cette bande dessinée soit muette, puisqu’il travaille sur des bandes dessinées classiques avec la même technique tout en y abordant des sujets différents. Mais, ici, le rôle de la couleur s’est trouvé amplifié par la nature muette de cette oeuvre. Les graffiti et les tags sont particulièrement attachés à la musique rap. En utilisant cette technique particulière de mise en couleur et en décrivant précisément cet univers urbain, Kuper crée une ambiance indéniablement musicale rappelant celle des clips vidéos.
L’ambiance n’est plus seulement de temps ou de lieu, elle devient aussi musicale. Les couleurs s’attachent alors moins au rythme qu’au timbre musical.

Cette notion de timbre, Andreas l’exploite très bien dans une séquence muette d’Aztèques (fig.107).
Elle commence par trois cases représentant chacune un musicien jouant d’un instrument différent. Le premier joue d’une sorte de flûte, le deuxième d’une sorte d’ocarina et le troisième d’un instrument à percussion.
Au fur et à mesure de leur apparition, induite par le mode de lecture de la gauche vers la droite, des formes colorées représentant le son de ces instruments sont surajoutées en haut des cases et se poursuivent en formant un courant multicolore allant jusqu’à la dernière case du strip, un plan d’ensemble montrant une fête battant son plein.
Andreas utilise trois formes et trois couleurs : un rectangle orangé, un ovoïde rouge et un carré vert aux côtés arrondis. Cette utilisation fonctionne à la manière d’une synopsie, ou audition colorée qui est cette forme de perception synesthésique où certaines personnes ne perçoivent un son ou une voyelle que sous l’aspect d’une couleur ou d’une forme colorée.
Dans Aztéques, ce sont les couleurs des costumes et l’ambiance d’une fête nocturne autour d’un feu qui ont d’abord déterminé le choix des couleurs et leur tonalité et non le timbre des instruments de musique ou une éventuelle synopsie de l’auteur. Par contre, la disposition de ces tâches colorées et leur répartition ont été déterminée par le type d’instruments.
La disposition sinueuse des rectangles orangés a été suggérée par le son ondulant de la «flûte» de la première case et la disposition régulière, en ligne droite, des formes vertes a été suggérée par le rythme régulier des coups portés sur l’instrument à percussion.
La répartition des trois couleurs dont pouvait disposer Andreas de par la composition et l’ambiance colorées de sa planche, a aussi été déterminée par les timbres des instruments : un son chaud et orangé pour la flûte, plus vif et rouge pour l’ocarina et enfin, tempéré et vert pour les percussions.
Dans le spectre lumineux, nos trois couleurs ont aussi une position naturellement déterminée qui induit une suite vert, orange et rouge. Chez Andreas, cette suite semble progressive et marquer la hauteur du son allant du plus bas (le vert) au plus aiguë (le rouge) ; idée renforcée par le nombre de formes colorées par case où un musicien est représenté. Nous avons cinq formes orangées dans la première, six formes rouges dans la seconde et deux formes vertes dans la troisième. Une suite de 2, 5 et 6 qui correspond à la position des couleurs respectives sur le spectre.
Ces hauteurs de son ne correspondent en rien à la réalité physique des fréquences lumineuses. Le rouge est d’une fréquence inférieure à celle du orange, elle même inférieure à celle du vert. En cela, elles participent davantage au timbre qu’à la hauteur du son.

La musique est généralement représentée par des symboles, des notes sur une portée ondulante, comme par exemple dans la planche deux de l’histoire numéro deux de Soirs de Paris. Parfois, seules les notes suffisent ou alors la portée peut être astucieusement suggérée par le décor comme dans la planche cinq de la première histoire de Soirs de Paris.
Ces notes et ces portées sont là uniquement pour signifier qu’il y a une musique. Elles ne traduisent pas précisément une musique dans ses arrangements et ses mélodies. Elles sont des symboles dont la part conventionnelle a été diminuée. Une note ne signifie plus un la ou un do, mais juste une note qui, par sa disposition dans l’espace de la case, suggère ou confirme l’idée de musique.
Les formes colorées d’Andreas ont exactement la même fonction. Il essaie d’en utiliser l’aspect moins conventionnel et plus universel ; jouant sur ce vocabulaire que la description de la musique et des couleurs ont en commun : ambiance, tonalité, etc.
La progression de la séquence composée de trois plans rapprochés et d’un plan de demi-ensemble, contribue à traduire l’idée d’une mise en place en trois temps, suivie d’une envolée rythmique et harmonique par la disposition et le nombre des formes colorées.

Notes

  1. Thierry GROENSTEEN (sous la direction de) : Animal en cases, Paris, Futuropolis, 1987, pp.8-13.
  2. Nicolas FINET : «TANAKA : un drôle de tyrannosaure», in (A Suivre) n°216, Tournai, Casterman, Janvier 1996, p.6.
  3. Daniel FANO : «Compagnons d’enfance», in Animaux en cases, Paris, Futuropolis, 1987, p.14.
  4. Manuel KOLP : Le langage cinématographique en bande dessinée, Bruxelles, Université de Bruxelles, collection «Le sens de l’image», 1992, p.25
Dossier de en août 2006