La bande dessinée muette

de

Introduction
I) La bande dessinée muette
II) Apparition d’une bande dessinée muette contemporaine
III) Langage et thèmes de la bande dessinée muette contemporaine
IV) Le futur de la bande dessinée muette contemporaine est-il muet ?
A) Les limites
– B) Bande dessinée muette et pédagogie
– C) Musique des images
– D) Bande dessinée muette et médias audiovisuels

– E) Langage universel
Conclusion
Annexes

IV) L’avenir de la bande dessinée muette est-il muet ?

Dans le chapitre précédent, nous avons analysé la bande dessinée muette principalement dans ses fonctionnements internes.

Dans ce quatrième et dernier chapitre, nous allons l’étudier dans son rapport à la critique, à d’autres arts et à certaines utilisations spécifiques qu’elle inspire.
Nous commencerons en essayant d’analyser les limites de la bande dessinée muette telles que les a envisagées Benoît Peeters. Ensuite, nous évoquerons son usage pédagogique, son rapport à la musique et à certains médias audiovisuels, pour terminer sur son usage envisagé comme langage universel.

La comparaison avec d’autres médias est utilisée uniquement pour mieux comprendre certains mécanismes et d’éventuelles influences auxquelles peut avoir été sensible la bande dessinée muette.
Les usages que nous allons examiner témoignent de manques ou de tendances récentes qui permettront de mieux cerner les limites exposées par Peeters.

A) Les limites :

Benoît Peeters a été le premier historien de la bande dessinée à aborder la bande dessinée muette sous un autre angle que celui de l’énumération des différents auteurs de strips et de gags muets de la presse quotidienne.[1]
C’est dans la partie intitulée «image sans voix» appartenant au quatrième chapitre ayant lui-même pour titre «Lisible visible», qu’il étudie les buts et la portée des «récits muets» à travers deux exemples, celui d’Arzach et de Soirs de Paris.[2]

Avec le premier exemple la bande dessinée muette représente, pour lui, un «réveil du regard», et avec le second une manière ironique et paradoxale de souligner le langage. Tout en insistant sur leur incontestable réussite, ces albums témoignent, pour Peeters, d’une recherche vaine d’une bande dessinée pure graphiquement qui n’augmente pas pour autant ses spécificités.

Ces limites se manifestent par la présence d’un infra-discours verbal virtuel, permanent et ambiguë. Selon Peeters, la bande dessinée muette rencontre aussi des limitations narratives, dans l’expression de la durée par exemple, qui n’aboutissent qu’à «une sorte de linguistique visuelle» limitée et limitante.[3]
Peeters conclue que «Les voies du récit muet sont plus étroites qu’on aurait pu le croire».[4]

Ce livre date de 1991, entre-temps de nombreuses bandes dessinées muettes ont été réalisées témoignant d’un intérêt qui n’avait jamais été aussi important. Il n’y a jamais eu autant d’albums de bande dessinée muette publiés que pendant cette décennie.

Ces huit années de recul vont nous permettre de voir si les limites exprimées par Peeters ont été entre-temps confirmées ou bien infirmées par les propositions des différents créateurs. Pour cela nous étudierons les trois points limitant la bande dessinée muette évoqués par Peeters :
1) L’infra-discours
2) Le problème de la durée
3) La linguistique visuelle.

1) «L’infra-discours»
L’infra-discours de nature verbale dont parle Peeters est une sorte de mur du son dont la bande dessinée muette sans bulles[5] a du mal à franchir la limite. Le discours verbal peut surgir indirectement quand elle fait tout pour l’éviter. Les mots semblent surgir quoiqu’elle fasse.

Peeters n’est pas plus précis. Pourtant, cette situation n’est pas intrinsèque ni générale à toutes séquences ou bandes dessinées muettes. Le discours surgit dans des scènes ou situations particulière où la présence du langage est indirectement suggérée.

Dans un combat, une course ou une poursuite, par exemple, le discours n’est pas forcément présent. Il est le plus souvent remplacé par une sensation visuelle, comprise à une vitesse supérieure à celle des mots.
Quand un visage souriant est dessiné on ne se dit pas «il (ou elle) sourit». Le sourire est perçu comme une sensation. C’est une «sensorialité du regard» et des postures[6] qui entrent en jeu dans le processus de cognition de l’information que contient cette image. C’est en quelque sorte une «pensée sans paroles».[7] Beaucoup d’images dans les bandes dessinées sont comme les onomatopées qui, dans la majorité des cas, ne sont pas lues mais uniquement perçus comme bruits ou sensations.

L’infra-discours surgit quand les signes sont démotivés, quand leurs formes et statuts ne sont plus établis par leur fonction.
Dans des plans d’ensembles décrivant plusieurs actions ou quand les personnages se rencontrent, l’infra-discours apparaît comme un réflexe Pavlovien, où le lecteur reconstitue alors les dialogues typiques que suggèrent les gestes ou actions montrés.
Le linguiste Tzevtan Todorov remonte en trois étapes jusqu’au «langage originel» uniquement fait de signes motivés : «1°) du langage abstrait actuel au langage figuré ; 2°) du langage figuré à l’onomatopée ; 3°) de l’onomatopée au langage gestuel.»[8]
La bande dessinée est un médium qui joue habituellement sur les trois niveaux d’élaboration d’un langage démotivé. Mais la bande dessinée muette avec bulles n’en utilise principalement que les deux dernières étapes et la bande dessinée muette sans bulles majoritairement la dernière. Avec cette dernière étape, nous atteignons le degré zéro du signe où «le signe se suffit à lui même».[9] C’est un langage uniquement gestuel ou encore appelé d’action.[10]

Si le personnage porte un costume témoignant d’une hiérarchie ou d’une fonction particulière, il introduit une part de démotivation à ce langage. De manière générale, tous les décors introduisent indirectement des éléments de démotivation qui favorisent le surgissement de l’infra-discours. C’est pour cette raison que Tanaka, dans sa série Gon, n’utilise que des environnements naturels sans aucunes références à des civilisations ou une présence humaine.

Si la bande dessinée muette bouleverse les repères habituels en abordant des thématiques plus fantastiques ou oniriques, elle n’en fait pas pour autant une bande dessinée muette plus motivée. Les décors ou les costumes utilisent souvent des éléments du réel qu’ils démotivent favorisant indirectement l’émergence d’un infra-discours de même nature.
La qualité du dessin peut aussi favoriser l’infra-discours suivant sa proximité avec l’écriture (dessin au trait ou au pinceau comme dans la calligraphie, par exemple) ou s’il décrit des décors complexes en introduisant des informations intervenant directement dans le récit.
Ajoutons que si ce dernier est de nature énigmatique, il favorisera encore l’émergence de l’infra-discours.

Jim Woodring, dans une bande dessinée de dix planches intitulée L’homme porc face à lui-même, a joué sur la présence de cet infra-discours dans les bandes dessinées muettes, en le retranscrivant textuellement en bas de chaque planche de son histoire. De toutes les bandes dessinées de la série Frank, celle-ci est la seule à utiliser des textes (fig.2).
L’infra-discours se présente comme un texte d’illustré mais qui ne se trouve à aucun moment sous les cases, uniquement en bas des planches.
Ce discours décrit et raconte la bande dessinée muette. Dès le début, il s’affirme comme un point de vue qu’on nous invite à partager. Le narrateur s’adresse à nous («Regardez le joli petit oiseau !»). Son discours n’est pas neutre, il est celui d’une personne invitant à partager son point de vue, qui commente les images, les résume, mais ne les explique pas. C’est un commentaire de spectateur qui n’apporte rien de plus à l’histoire et qui cherche maladroitement à savoir si on a bien perçu la même chose que lui. Woodring donne une nature enfantine à ce texte. Le discours est parlé, rempli de points de suspension, d’interjections, etc.
Jim Woodring pourrait multiplier cette expérience et recommencer sous cette bande dessinée des infra-discours dans un style différent, à la manière de Raymond Queneau dans Exercices de style.
Cet infra-discours n’intervient pas dans la compréhension de l’histoire, il est uniquement un point de vue particulier qui fait que cette bande dessinée est toujours une bande dessinée muette. Par cette mise en parallèle, Woodring montre ici toute l’ambiguïté de la lecture de ce type de récits non verbaux.

Pour Peeters, ce sont ces «ambiguïtés trop considérables» qui limitent le récit. Pourtant ce que prouve Woodring, c’est que la lecture d’une bande dessinée muette réside dans cette pluralité de lecture.

D’autres moyens d’expression artistique ont suscité, par leur ambiguïté, une foule de discours qui n’ont pas épuisé leur impact, bien au contraire. La lecture de la bande dessinée muette s’apparente à celle de toutes les images.

Au début de son livre Peeters fait la différence entre un tableau et la bande dessinée en décrivant cette dernière comme un «tableau en miettes» qui induit un récit par sa segmentation et la juxtaposition.[11]
Le tableau, par sa condensation résumant en un seul espace une situation complexe, offre une ambiguïté permettant «au spectateur de longtemps s’y abîmer».[12]
La bande dessinée muette permet cette même «mise en abîme» qui tient à la fois de la contemplation d’un tableau et de la lecture d’une poésie. Plusieurs niveaux d’appréciation s’offrent au lecteur, allant de la sensorialité (visuelle mais aussi rythmique ou musicale par exemple) au discours analytique.

Alberto Breccia a expliqué dans une série d’entretiens accordés à l’éditeur Latino Imparato, qu’il a réalisé sa bande dessinée muette Dracula avec, dans l’esprit, un sentiment proche de celui qu’on éprouve devant la contemplation d’un tableau. La conception et le traitement graphique de cette bande dessinée (et plus particulièrement l’utilisation de la couleur) s’expliquent en grande partie pour cette raison : «Le cycle Dracula a été pour moi un travail fondamental, parce qu’il m’a donné la possibilité de peindre, de peindre pendant un an entier».[13]
La bande dessinée muette de Breccia est un tableau figuratif «en miettes» dont le traitement graphique est semblable à ses peintures. Chez ce dessinateur argentin, c’est le sentiment pictural et sa traduction technique qui sont à l’origine de la bande dessinée muette.

Pour les dessinateurs de bandes dessinées, la présence de l’infra-discours, suggéré par la juxtaposition des images, peut être un moyen de commencer un scénario en offrant une structure pour sa mise en place.
Dans l’album Mine de plomb,[14] Tardi montre une tentative de cet ordre datant de 1980. Ici, quatre strips ont été extraits avec leurs notes respectives (fig.3 et 4). Tardi y commente très bien sa démarche et les causes de son échec. Au départ, il espère que le dessin servira d’enclencheur, qu’il lui permettra de transformer «une très vague idée d’intrigue» en un scénario plus charpenté. Il met en place trois personnages sans décors, avec de nombreux espaces blancs réservés à des bulles de texte. Comme le souligne lui-même Tardi, son erreur vient de là, de ces espaces prévoyant un rapport texte/image. Commencer l’un sans l’autre ne peut aboutir. Un scénario écrit prévoit l’image en la décrivant, ici le dessin prévoit juste l’espace du texte mais pas le texte lui-même. Les personnages sont montrés en plan rapproché et en gros plan, Tardi ne peut donc déduire les dialogues de la posture des personnages. L’absence de décors déstructure complètement, par manque de repères, la mise en scène et les évolutions des personnages. Il ne pouvait rien surgir d’un espace fait pour recevoir des dialogues.

Tardi aurait pu s’en sortir s’il avait envisagé une bande dessinée muette comme mise en place du lieu et/ou des personnages, impliquant des plans d’ensembles, de demi-ensembles ou des plans moyens. Le scénario aurait pu surgir ensuite. Mais ici, nous sommes directement plongés dans la scène, sans préambules. Tardi sera d’ailleurs obligé d’utiliser un texte d’introduction quand, quelques années plus tard, il remontera et utilisera certains dessins de ces planches pour deux strips publiés dans la revue américaine Raw, sous le titre Dr. m’abuse.[15]
Cet exemple montre aussi que faire une bande dessinée muette, c’est écrire avec les images, c’est transposer l’idée et l’acte d’écriture dans le dessin. C’est en partie cette dimension littéraire et poétique qui intéresse les auteurs et plus particulièrement ceux du milieu indépendant.

En parlant d’infra-discours, Peeters semble donner avant tout un point de vue de scénariste à la fois quelque peu embarrassé par la revendication de Mœbius vis à vis du scénario et du scénariste, et intrigué par l’ambivalence du rôle d’Avril et Petit-Roulet dans la réalisation de leurs histoires et de leur appréhension du langage.

Peeters a qualifié le discours d’infra car il n’est ni dit, ni audible. Il se passe dans le lecteur et surgit d’entre les cases. Mais cet infra-discours se révèle être plutôt un circum-discours participant au récit de manière émotionnelle et interrogative. La bande dessinée muette, peu répandue et se définissant par un manque (celui de la parole), pose naturellement la question du pourquoi et du comment au commun des lecteurs.

Peeters n’évoque pas les autres discours aux alentours qui pourtant paraissent tout aussi irréductibles. Il s’agit plus particulièrement du titre ou de la signature de l’auteur qui peuvent participer à la narration et apportent des informations importantes. Arzach et Soirs de Paris, par exemple, jouent chacun à leur manière sur l’ambiguïté de l’auteur.

Dans une bande dessinée muette, le titre acquiert une importance qui le rapproche de celui d’un tableau. Il précise et peut en être la clef du sens. Il est sur la couverture ou les feuilles de présentation de chapitre, de la même manière que celui d’un tableau peut l’être sur un cadre.
Il n’entame pas la bande dessinée muette elle même, mais il y participe et l’encadre à partir de la couverture, des pages de présentation de chapitres ou de bancs-titres en haut des planches.

Les titres des bandes dessinées muettes se différencient peu des bandes dessinées classiques. Par contre, en fréquence, on note un plus grand usage de noms et des prénoms dans les bandes dessinées muettes, ainsi que des proverbes ou expressions courantes et des termes désignant des époques ou des lieux précis.

Beaucoup de bandes dessinées muettes utilisent juste un nom ou un prénom comme titre. Gon de Tanaka, Arzach de Mœbius, Jim d’Andréas, Dracula de Breccia, ou Aline et les autres de Guy Delisle en sont les meilleurs exemples.

Le nom ou le prénom n’a pas d’autre signification que de désigner le personnage et de mieux le singulariser pour nous le rendre plus proche. Guy Delisle, dans son album Aline et les autres, a poussé ce jeu très loin. Son livre est composé de vingt-six histoires qui ont toutes pour titre un prénom féminin dont la première lettre décline systématiquement une des lettres de l’alphabet. Cela commence par Aline et cela se termine par Zoé. Entre les deux, «les autres» comme le titre de l’album l’indique.
Delisle se sert des prénoms de façon plus paradoxale. Il fait appel à notre expérience pour en jouer et la brouiller.
Il en joue quand il utilise des prénoms, très connotés, de célébrités des années quatre-vingt-dix comme Linda, Naomi, Ophélie, Paméla, Tabatha et la brouille en utilisant les systèmes de l’alphabet (une contrainte) qui semble introduire des prénoms de façon plus hasardeuse (à la manière de certains principes OuLiPiens par exemple).

Mœbius utilise aussi cette perte de repères avec la création du mot «Arzach», qui n’est ni un nom ni un prénom, qui ne désigne pas de personnages précis au départ et qui vient vraiment de nulle part. L’orthographe fluctuante d’Arzach accentue ce jeu sur cette problématique du titre, dans une bande dessinée se voulant absolument muette et dégagée de toute notation de la parole. Le titre Arzach singularise son personnage d’une façon plus globale en déclinant la notion d’autonomie, celle du «cavalier solitaire», qui semble le définir. Ce mot n’a aucune origine, s’orthographie comme bon nous semble et le personnage se déplace librement dans un univers qui semble fonctionner en autarcie.

Tanaka utilise lui aussi le nom de son personnage pour titrer ses albums. Comme il s’agit d’une série avec un personnage récurrent, le numéro du volume vient différencier les albums. Par contre Tanaka donne un titre à chacun des chapitres qui composent ses livres.
Tous ces titres sont des phrases. Ceux du volume un, par exemple, commencent respectivement par : «Gon eats and sleeps», «Gon goes hunting», «Gon builds a mansion» et «Gon goes flying». Dans les autres volumes, c’est toujours le même principe, le nom du personnage est cité et il est suivi d’un verbe précisant son action et éventuellement, du nom des animaux qu’il rencontre ou de son but à atteindre.
A la fin de chaque chapitre, les principaux animaux rencontrés par Gon sont portraiturés et leur nom précis est cité. Dans le chapitre un du volume un, par exemple, Gon rencontre et affronte un ours pêchant le saumon. Ces deux animaux se retrouvent en fin de chapitre avec leur nom d’espèce : «American black bear» et «Sockeye salmon» surmonté d’un portrait qui n’est pas tiré de l’histoire mais une image inédite dans un traitement graphique plus soigné au lavis.

Chez l’américain Ricardo Delgado, on retrouve aussi cette volonté de préciser le nom des animaux qu’il utilise. Il le fait dans les premières pages de son album, mais au lieu de leur donner le nom de leur espèce, il leur donne des noms comme «L’ancien «, «Grenouille», «Œil Noir», «Nécromancien», etc…
Chez Tanaka, ce retour de mots peut être compris comme un besoin de précision pédagogique lié à l’ambiance réaliste de son dessin et en même temps compensant l’aspect extraordinaire de son personnage.
Chez Delgado, c’est exactement l’inverse, il s’agit de montrer que cette bande dessinée n’est pas qu’un documentaire, comme le dessin pourrait le laisser penser, mais bien une histoire avec des personnalités distinctes qui s’affrontent. Ces portraits/bestiaires de Delgado ont été réalisés uniquement pour l‘édition en album ; une manière de lui donner une valeur pouvant susciter de multiples relectures.
Dans les deux cas, c’est dans le titre et la légende que les mots sont présents. La légende fonctionne un peu comme le générique d’un film présentant interprètes et réalisateur.
Pour résumer, de ces deux dessinateurs, nous pouvons dire que Tanaka présente au lecteur les comédiens et que Delgado présente les personnages.

Dans les bandes dessinées muettes on retrouve, plus souvent que dans les bandes dessinées classiques, des expressions toutes faites ou bien des proverbes, comme par exemple : Jean qui rit et Jean qui pleure de François Ayroles, La clef des champs de Killoffer, Un bonheur n’arrive jamais seul de Mathieu Blanchin, C’est rigolo quelle drôle d’idée de Guy Delisle, etc.

Lécroart, dans son album Et c’est comme ça que je me suis enrhumée, introduit la parole par le titre de la couverture où la personne enrhumée explique la cause de son état actuel à un interlocuteur au téléphone. C’est cette cause qui fait le récit et le fait remonter jusqu’au big bang. Lécroart s’amuse du paradoxe d’un récit en images raconté au téléphone. Il montre ce qui va être absent : la parole.
Le titre est dans un cadre qui évoque une bulle. Il n’y a pas d’embrayeur mais il est suggéré par des petites étoiles, au dessus de la tête du personnage sensées traduire son état fiévreux et maladif. L’embrayeur semble à la fois présent et absent, comme caché par les petites étoiles. Lécroart augmente l’effet paradoxal en faisant parler son personnage (elle a la bouche ouverte ce qui montre qu’elle parle) qui entre alors en contradiction avec les petites étoiles de fièvre qui évoquent aussi les embrayeurs des bulles nuageuses traduisant les pensées inaudibles. Ce jeu entre muet et parlant, discours visible mais inaudible précise le statut du livre et de l’état de lecture qu’il peut offrir (on retrouve là l’idée d’infra-discours). La phrase du titre est la clef du livre. Il prend tout son sens à la dernière case. Le récit est parfaitement intelligible sans le titre mais il en précise et en amplifie l’effet comique d’une manière impossible à retranscrire non verbalement.
Le titre a ici une fonction de précision et d’allusion, entre retenue et exagération pour mieux amplifier le récit d’un bout en bout de l’album.
Cette fonction, suggérant divers niveaux de questionnement, favorise là encore l’effet d’infra-discours évoqué par Peeters.

La fonction de précision est la plus courante. Nous avons vu que les personnages des bandes dessinées muettes sont très souvent caractérisés par leur nom ou prénoms. Ils peuvent l’être aussi par leur fonction comme par exemple : Les parleurs de François Ayroles ou L’homme qui marche de Taniguchi.
L’auteur qui en fait le plus grand usage est la Suisse-Allemande Anne Sommer qui fait commencer toutes les histoires de son album Remue-ménage (damen-dramen) par le statut social de ses personnages, comme par exemple : La guide, La femme de l’éboueur, La marchande d’animaux, La femme d’affaire, etc.

Après le nom et la fonction des personnages, c’est la précision des lieux et des époques qui est la plus fréquente dans les bandes dessinées muettes.
Soirs de Paris en offre le meilleur exemple. Chacune de ses histoires commence par le nom d’une rue parisienne. Le titre de l’album indique la ville où les histoires vont se dérouler mais aussi la période de la journée.
Ages of reptiles (L’ère des reptiles) précise aussi l’époque où se déroule la série. Cette précision reste relative, car elle suggère juste le passé préhistorique où les reptiles dinosauriens était la forme de vie dominante. Elle ne détermine pas précisément la période de l’ère secondaire où se situe l’histoire.

En 1994, Eric Drooker, dans la revue Talking Heads, avait pris le parti de ne pas donner de titre à sa bande muette de seize planches[16] comme T. Van Hasselt dans une histoire en huit planches parue la même année dans Frigorevue n°4.[17]
Frank Miller, pour son histoire Silent night, n’avait mis ni logo ni titre sur sa couverture. Celle-ci était composée du profil en ombre chinoise de son personnage Marvin, tachée de rouge au visage et aux mains, le tout sur un fond gris montrant des flocons tomber. Tous les intitulés avaient été regroupés au recto de la page courrier après la dernière planche de l’histoire.

D’autres créateurs ont essayé de remplacer le titre par un signe qui n’est pas de nature alphabétique ou de lui donner une forme indiciaire le contournant.
En 1996, Killoffer a publié une bande dessinée intitulée « ?» (fig.6 à 8). Ces seize planches ont été publiées dans la collection «confiture» de l’éditeur Automne 67. A l’achat, cette bande dessinée se présentait sous la forme d’une feuille imprimée recto verso, qu’il fallait plier et découper pour obtenir un mini album (10,5 cm x 7 cm) de seize planches.
A l’origine, cette idée vient de l’hebdomadaire Spirou, qui dans les années soixante-dix proposait au milieu de la revue des mini albums détachables que ses jeunes lecteurs devaient façonner eux-mêmes. La collection «patte de mouche» de L’Association, où l’on trouve la plus part des bandes dessinées muettes de cet éditeur, est elle aussi issue de ce souvenir d’enfance.
La bande dessinée de Killoffer a pour titre un point d’interrogation car son récit est celui de la recherche de la procédure qu’il faut suivre pour plier la feuille de format A4 (21×29,7cm) et fabriquer le mini album. Le personnage part en quête d’une réponse pendant quinze pages et trouve la réponse tout à la fin où un schéma, en dernière page, explique le montage.
Killoffer qui s’est dessiné sous les traits de son personnage, transforme astucieusement une contrainte éditoriale et l’état de questionnement qu’elle peut impliquer, en un récit de quête onirique où tous les mots sont bannis. Il y a des bulles mais elles sont remplies de signes évoquant les symboles mathématiques qui amplifient le bouillonnement interrogatif du personnage en lui donnant un côté «savant en pleine recherche».

En 1996, Michael Dougan a proposé une bande dessinée muette où le mot du titre est indiciarisé par la posture de personnages dans un alphabet anthropomorphe. Ceux-ci semblent faire de l’exercice ou se reposer et miment en même temps les lettres du titre qui est ici Box (fig.9). La case du titre se transforme en lieu et son aspect renforce le signifié du mot «Box». La dimension de cette grande case reprend les fonctions du titre qui sont de préciser le sujet (et ici les sujets/personnages formant le mot «box») et d’introduire dans l’histoire.

Dans la bande dessinée muette en deux planches intitulée H, Cizo fidèle à sa volonté de détournement des images, a utilisé une lettrine qui est la première lettre du nom de ses deux personnages principaux : l’hippopotame et le héron (fig.10 et 11).
Sa position décalée en haut à gauche et son aspect enluminé renforce l’idée et sa position de titre. Mais en limitant celui-ci à une seule lettre, Cizo réussit à le rendre flou par la multiplicité des personnages qu’il désigne et par son statut indiciaire d’objet enluminé emprunté à un autre livre. L’auteur souligne et s’éloigne en la détournant de la fonction de titre.

Guy Delisle a, dans une bande dessinée publiée dans la revue Lapin en juillet 1997, dilué le titre dans le continuum des dialogues (fig.12 et 13). L’histoire est en deux planches et n’a pas de titre.
Il y a en tout douze cases qui contiennent chacune une bulle contenant une syllabe et une lettre. C’est le décryptage de toutes les cases qui permet de reconstituer le titre de cette bande dessinée, qui est A peine le temps de dire ouf !
Cette histoire est absolument non verbale, le contenu des bulles n’ayant un sens qu’a la lecture de la totalité des deux planches. Delisle reconstitue la vie d’un homme de sa naissance à sa mort et la phrase qui surgit à les mêmes fonctions qu’un titre.

La contrainte du titre est irréductible dans le cadre de l’édition du livre. Celui-ci doit avoir nécessairement un nom pour être répertorié, vendu ou prêté.
C’est pour cela que les histoires muettes se passant volontairement de titres se trouvent uniquement dans des revues.
Dans ces cas là, l’irréductibilité des mots du titre peut se déplacer dans le sommaire. Certaines rédactions donnent un titre à une histoire qui n’en a pas.
Métal Hurlant a, par exemple, nommé Pompes à essences les bandes dessinées de Patrice Roy qui n’ont pas de titre, car elle sont écrites dans un alphabet géométrique incompréhensible.
L’ajout d’un titre peut parfois être heureux. Pour la bande dessinée A peine le temps de dire ouf ! de Guy Delisle, la revue Lapin avait donné le titre A… à cette histoire sans titre car celui-ci, nous l’avons vu plus haut, était contenu dans le continuum des dialogues. Ce A… était celui de la première bulle dans la première case. Ce titre est donc un morceau du vrai titre sans être le vrai titre (en totalité). Il synthétise parfaitement le principe de cette bande dessinée qui disperse les éléments d’une phrase (ici le titre) dans plusieurs bulles. Il préserve l’anonymat de cette bande dessinée tout en en dévoilant légèrement le principe.
De manière plus générale, si une bande dessinée muette est désignée dans le sommaire d’une revue par l’expression «sans titre», c’est encore une manière indirecte d’ajouter un titre, i.e. des mots sur une histoire qui n’en avait pas.

L’autre limite importante est le nom de l’auteur. Dans notre exemple de la bande dessinée de Patrice Roy, les seuls mots déchiffrables sont son prénom et son nom.
Cizo est le seul auteur qui joue avec sa signature. Dans H, il signe par une paire de ciseaux, symbolisant à la fois la technique employée pour cette bande dessinée et l’origine de son pseudonyme. Dans Just you and me, il signale sa signature par l’homonymie d’un chiffre et de deux lettres (6-ZO) (fig.14).
L’américain Chris Ware pousse lui aussi très loin la dissolution de la signature. Il ne signe pas ses planches et son nom n’est jamais indiqué sur la couverture de ses comics. Pour pouvoir le trouver, il faut lire les indications de publication et de copyright écrites en tout petits caractères, dans une composition très serrée et noyée au milieu de fausses publicités très denses, évoquant les catalogues d’achats par correspondance du siècle dernier.
Cette dispersion de l’identité, on la retrouve aussi chez Giraud qui signait Gir et Mœbius.

Ces trois exemples offrent un paradoxe intéressant. L’anonymat est moins possible en bande dessinée muette car il s’agit d’une bande dessinée d’auteur. Pourtant, ces trois créateurs diluent leur identité justement parce qu’ils sont des auteurs.
Ils procèdent, en quelque sorte, par élimination, en niant leur identité pour mieux l’affirmer et surtout pour la déplacer sur leur travail : un moyen détourné d’affirmation artistique.

De manière plus générale, la bande dessinée muette ne génère ni plus ni moins d’auteurs travaillant sous un pseudonyme que la bande dessinée classique.
Notons aussi que dans cette tentative de la bande dessinée muette de remplacer tous les mots par des images, nous n’avons jamais trouvé d’exemples qui remplaceraient les mots du titre par des images ou le nom de l’auteur par une photographie ou un portrait.

2) La durée
Pour exprimer la durée, la bande dessinée utilise principalement les cadres de récitatif.
Pour Hergé, ces cadres représentaient déjà un problème : «Dans mes bandes, il n’y a pas de récitatif, sauf quand c’est vraiment indispensable, et alors je le réduis au strict minimum : «trois jours après», «pendant ce temps», etc. Je n’ai pas encore trouvé le moyen d’éliminer ce genre d’indications et de les remplacer par des dessins».[18]
La bande dessinée contemporaine utilise très peu les récitatifs. Ils servent le plus souvent à exprimer des durées écoulées ou simultanées, courtes et précises (comme par exemple : «trois jours plus tard», «pendant ce temps», etc.). Ils peuvent aussi servir d’introduction comme la formule «il était une fois…». On trouve ces derniers récitatifs surtout dans les bandes dessinées s’adressant à la jeunesse.
Ces cadres de récitatifs sont avant tout des éléments de liaison entre différentes séquences qui ne sont pas unies par le lieu, le temps ou les personnages.
Si la bande dessinée aborde des thèmes historiques, un récitatif peut être utilisé pour situer précisément l’époque et le lieu.

Fabio, dans ses derniers travaux, surajoute volontairement des récitatifs à ses bandes dessinées muettes. La majorité est inutile, voire tautologique, à la manière du langage schtroumpf.
Dans l’histoire intitulée (Sic), il utilise en récitatif les adverbes «ainsi», «finalement» et «mais» pour surajouter en détermination l’action en cours. Cela accentue sa bande dessinée à la manière d’un discours enfantin, qui lui-même contraste avec le sujet du récit décrivant l’histoire d’un personnage qui se pique la jambe avec un clou rouillé et qui se retrouve dans l’obligation de la faire amputer. L’adverbe du titre se justifie parfaitement après la description de cette histoire.
Avec cette bande dessinée, Fabio nous rappelle que les récitatifs de Edgar P. Jacobs, par exemple, étaient là, eux aussi, pour ajouter une surdétermination au récit. C’est la perception des images et leur montage qui a fait disparaître les récitatifs. Il montre aussi qu’ils ont un côté enfantin qui n’a pu que disparaître avec l’avènement de la bande dessinée adulte.
Dans une autre bande dessinée muette intitulée Univers parallèle, Fabio utilise les récitatifs «au même instant», «quelques instants plus tard», «un peu plus tard», «encore plus tard». Ces récitatifs expriment ici la simultanéité et ensuite un long et progressif écoulement du temps.[19]
Fabio les a utilisés pour mettre en liaison deux Univers parallèles comme l’indique le titre ; celui d’un personnage voulant se suicider et celui d’un cuisinier l’en empêchant. Le montage de la planche avec des cases en insert dans des plans plus large, expriment parfaitement ces durées. Là encore, Fabio surdétermine sa bande dessinée par des récitatifs à la manière d’un discours enfantin pour accentuer le propos de sa bande dessinée.[20]

Cette attitude de Fabio souligne aussi que les récitatifs sont remplacés, dans leur majorité, par des séquences muettes.
Les récitatifs d’introduction, par exemple, sont exprimés par des séquences muette décrivant un paysage ou faisant passer d’un plan d’ensemble à un plan rapproché par un effet de zoom.
Peter Kuper utilise, dans The system, des fondus enchaînés pour remplacer des récitatifs de liaison du type «pendant ce temps là» ou «au même moment».
Il exprime aussi la durée courte d’une journée par une division en chapitres et une progression de l’histoire allant du matin (qui commençait à minuit dans le premier chapitre) au soir. Chaque chapitre comprend vingt-huit planches qui expriment vingt-quatre heures. Les personnages passent souvent devant des horloges et les grands moments de la vie citadine (sortie de bureau, pause déjeuner, etc.) offrent autant de repères temporels.

La couverture du numéro un du fanzine anglais Magazine, conçue par le dessinateur allemand Andy, offre une gestion intéressante de la durée (fig.15). Les différents temps sont indiqués par le sens de la lecture et par les personnages se trouvant entre les bulles.
La bulle de pensée, signifiant une projection ou un souvenir, fait de l’image qu’elle contient un futur ou un passé. C’est le sens de lecture qui valide ce temps. Ainsi, la première case se retrouve au passé et la dernière au futur. Le présent est déduit par la position du personnage émetteur et le sens de lecture. Les éléments de liaison sont fournis par les embrayeurs des bulles et par les pinceaux des différents personnages. Ils indiquent à la fois le sens de lecture et la flèche du temps. Le sens de lecture est ici exploité à son maximum. Il est dirigé dans un chemin en forme de «s» inversé et étayé par les différents embrayeurs, rendant ainsi une même image soit présente, soit passée.

Chris Ware est l’auteur qui a le plus innové dans l’expression de la durée uniquement par le dessin.
Ses planches muettes «panoptico-schématiques» explorent la complexité d’une situation, son apparence chaotique, en mettant à jour ses conditions initiales et les liens qui unissent les différentes étapes.

Chaque détail a sa genèse. Ici, le zoom n’est pas entièrement spatial mais principalement temporel. Chris Ware étale cette temporalité large et digressive sur la totalité de la planche. Des flèches, qui indiquent un sens de lecture, deviennent des flèches du temps.
Dans notre premier exemple (fig.16), le personnage Jimmy Corrigan essaie d’appeler sa mère par téléphone. La lecture de cette planche peut commencer en haut à droite et suivre les multiples chemins de lecture digressifs autour de la façade de la maison maternelle en plan d’ensemble.
A partir de la case où la mère n’entend pas le téléphone, Ware organise trois digressions graphiques s’enchaînant. La première explique la cause de la surdité de la mère en allant jusqu’à la cause physique. La seconde situe le téléphone sur la façade en plan d’ensemble de la maison, en partant de l’intérieur vers l’extérieur. La troisième part d’un petit bout de tapis dépassant de la pièce adjacente pour décrire un meuble qui s’y trouve puis détailler une photo dans un cadre posé sur ce meuble. Enfin, la quatrième digression part de la bague de la mère pour remonter jusqu’à la conception de Jimmy Corrigan. Cette quatrième partie est reliée à la troisième pour finalement aboutir à Jimmy Corrigan appelant sa mère. Une dernière flèche permet de revenir à la case de départ en haut à droite en partant de Jimmy Corrigan appelant au téléphone. Le lecteur a devant les yeux une carte lui indiquant de multiples itinéraires allant dans toutes les dimensions (interne / externe, passé / présent, loin / près, ici / là-bas, etc.).
Chris Ware superpose ses digressions. Celles remontant le passé sont sous celles inscrites dans le présent. La digression partant de la bague de la mère, par exemple, se trouve en dessous de celle décrivant le meuble de la pièce adjacente.

La démarche de Ware doit beaucoup au dessinateur Richard McGuire qui a publié dans Raw, la revue d’Art Spiegelman.[21] Ware a publié lui aussi dans cette même revue au début des années quatre-vingt-dix. McGuire s’intéresse beaucoup au problème du temps dans les bandes dessinées et plus particulièrement au temps intérieur, celui de la pensée et du souvenir.
Dans notre exemple (fig.17), nous pouvons voir qu’il part d’un plan d’ensemble pour ensuite isoler la tête de chaques personnage dans une case. Chacune de ces cases nous fait entrer dans la perception du monde du personnage qu’elle singularise. A partir de ces cases, McGuire prolonge les pensées de ses personnages qui se développent comme des chaînes, par associations d’idées et vers le haut de la planche. Ces états pensifs se poursuivent au-delà du cadre de la planche, les rendant par-là encore plus fragiles, par l’idée de perte ou d’écho se perdant. La séquentialité est, ici, entièrement dans la sphère des monologues intérieurs. Toutes ces cases sont un compromis entre les narratifs et les bulles de pensée. Le trait qui relie les cases d’un personnage a un statut très particulier. Il tient à la fois de l’embrayeur d’une bulle et de l’espace interstitiel des cases. Habituellement, cet espace isole et relie les cases, McGuire l’utilise principalement pour relier les cases, nombreuses et déjà distinguées par leur présence sur le décor du plan d’ensemble et leurs différences de traitement graphique sans aplats noirs ou gris. Nous avons employé le mot «principalement» car les cases gardent leur cadre et semblent relier par en dessous. L’espace interstitiel ainsi utilisé garde encore une part de sa fonction d’élément isolateur. Chris Ware utilise beaucoup plus complètement la fonction relationnelle de l’espace interstitiel car ce sont les cadres des cases qui sont prolongés. La fonction d’isolement ne se résume plus qu’à une couleur blanche qui apparaît quand la lisibilité et la composition colorée peuvent poser des problèmes d’interférence. Le travail de Ware est aussi plus facile à gérer car il ne s’agit pas de cases oscillant entre bulles et narratifs, mais uniquement de cases. Il ne s’agit pas de temps intérieurs mais de temps extérieurs juxtaposés et dirigés.
Enfin, notons que dans la bande dessinée de McGuire la fonction d’embrayeur de l’espace interstitiel, est concrétisée par le sens de lecture qu’elle implique. Celui-ci se fait du bas vers le haut. La case de départ suscite celle du dessus, comme une bulle flotte le plus souvent au dessus d’un personnage. Ici, la position de la case au-dessus de celle à laquelle elle est reliée fait d’elle une bulle. Elles s’enchaînent comme une pensée en suggère une autre.

Chris Ware en ne se préoccupant que de la superposition des époques va complexifier davantage son système comme dans notre exemple extrait de Quimby the mouse (fig.18 à 20), où il multiplie les lieux (le puits, l’arbre, la maison, la rue), augmente la temporalité décrite, multiplie les détails (le contenu d’un tiroir) et les dimensions (d’un plan d’ensemble panoramique à une petite fourmi).
Il ajoute en plus une mise en abîme de sa planche en montrant qu’il s’agit d’une pensée de Quimby (en bas à gauche) qui, des souris siamoises «Quimbies», est celle se trouvant en parfaite santé.
Ware passe, ici, à un temps intérieur mais qui privilégie la simultanéité plutôt que la séquentialité comme, par exemple, chez Mc Guire. Cette partie basse de la planche ne devient réellement visible qu’après avoir décrypté l’ensemble supérieur de la planche, contrairement au travail de McGuire.



Le système de Ware peut fonctionner comme un zoom dans le temps.
Notre troisième exemple (fig.20) est une sorte de récitatif de liaison qui permet de passer de l’époque de Jimmy Corrigan à celle de son grand père paternel dont Ware va par la suite raconter l’enfance.
Le circuit est moins complexe mais digresse un peu vers le futur dans sa partie en bas à gauche. Le présent est indiqué par le mot «now». A la manière de schémas ou de plans, des pointillés partent de ce mot vers la première case pour bien montrer qu’elle aussi est inscrite dans le présent.

Cette utilisation schématique de la durée, on la retrouve encore plus développée dans un quatrième schéma (fig. 21). Dans sa partie droite en bas à gauche, Ware resitue Quimby frappant Sparky à la fois au milieu de sa vie (strip 1), au milieu de l’histoire humaine (strip 3), au milieu de l’évolution de la vie (strip 4) et enfin au milieu de l’évolution de la terre (strip 5).
La partie supérieure de cette planche explique non seulement un peu la genèse de Sparky et Quimby, mais aussi les mécanismes intellectuels qui poussent Quimby la souris à frapper Sparky qui n’est plus qu’une tête.
Chris Ware montre ici, les différentes séquences d’un récit de façon simultanée, sous le forme d’un schéma. La lecture peut s’y faire en tout sens, aucun mot ne venant imposer un sens de lecture.

Ware montre aussi avec tous ces exemples, que l’imprécision de la bande dessinée muette la force à utiliser des époques historiques facilement reconnaissables. Cette grande généralisation favorise les grands sauts temporels commençant, par exemple, de la préhistoire à nos jours, comme dans notre dernier extrait de Quimby ou dans Et c’est comme ça que je me suis enrhumée de Lécroart.
Cette imprécision est aussi valable pour l’expression des dimensions allant souvent du macrocosme au microcosme. La mouche de Lewis Trondheim est un des albums qui joue le plus de cette caractéristique. Il commence par un effet de zoom partant de l’espace intersidéral et se termine par la mouche devenant géante et aussi destructrice que des monstres comme Godzilla (fig.22).

3) «La linguistique visuelle»
Pour des durées plus précises, les dessinateurs font généralement appel à des objets ou des personnages judicieusement placés dans l’image qui «indiciarisent» ces informations.
Cela peut être une horloge de monument, un journal, un programme de télévision, etc. Tout ce qui indique le temps directement ou indirectement (par sa périodicité) peut être utilisé par les auteurs de bande dessinée muette. Peter Kuper, dans The system, fait un usage important de ce principe. Dans notre exemple, on voit un homme descendant dans une bouche de métro, seul et en pleine nuit. En tant que lecteur, nous en déduisons qu’il y a de fortes chances pour qu’il veuille attraper le dernier métro ce qui nous permet d’évaluer un temps entre minuit et une heure du matin (à moins que les métros New Yorkais ne soient non stop).

Les auteurs peuvent aussi utiliser des symboles comme, par exemple, un calendrier s’effeuillant pour montrer une date et une durée précise.
Dans Soirs de Paris, ce symbole est précisément utilisé dans la première histoire (planche 10, case 1). Il s’agit d’un éphéméride, d’où trois feuilles semblent s’envoler. Elles indiquent que trois jours se sont écoulés depuis que les personnages se sont séparés, mais elles précisent en plus, par le mois et les chiffres qui y sont imprimés, la période de l’année, ici, début mars.
Ce dernier exemple est le genre de solution graphique qui amène Peeters à parler de «linguistique visuelle». Pour lui remplacer tous les mots par des images aboutit à une restriction narrative.

Chez Avril et Petit-Roulet, le calendrier est surtout là pour accompagner le style ligne-claire, très connoté années cinquante, en évoquant le cinéma de la même période très friand de ce genre de symboles.
La fonction de ce calendrier est ici celle d’un récitatif de liaison. La réaction de Peeters est d’autant plus importante devant de tels symboles qu’ils remplacent ce qui apparaît souvent comme irremplaçable. Nous avons vu plus haut que Peeters cite à ce propos Hergé expliquant que le récitatif était pour lui le dernier bastion du texte non dialogique.

Ce que craint légitiment Peeters, ce sont des bandes dessinées entièrement basées sur ce principe aussi bien dans le dessin que dans le scénario. Ce genre de bandes dessinées est une limitation narrative car les signes universels ne sont pas aussi nombreux (nous avons vu, par exemple, que Paz Boïra ou Bruno utilisaient des signes mathématiques) et surtout ils ont une conséquence sur l’image. Ces signes ne sont utilisés que dans des scènes au graphisme caricatural ou d’essence semi-réaliste et réclament un homogénéité graphique générale beaucoup plus contraignante qu’une typographie de texte.

On constate depuis bientôt dix ans, que les bandes dessinées muettes utilisant cette «linguistique visuelle» le font uniquement pour souligner et/ou se moquer des fonctions et usages du langage. Le ton est généralement humoristique voire poétique.
Killoffer n’utilise jamais de symboles dans des bulles ou dans des cases de liaison parce que pour lui, cela «revient à faire du texte». Il ajoute aussi que ce remplacement du langage écrit est parfois «encore plus incompréhensible, c’est presque du rébus».[22]
Les bulles où plusieurs symboles sont alignés, peuvent en effet faire penser à des rébus. Pourtant ces signes ont généralement des éléments de liaison entre eux. Cela peut naître uniquement de la juxtaposition (par associations d’idées, par exemple), ou bien par un symbole graphique supplémentaire comme un signe mathématique, par exemple.
Les signes d’un rébus n’ont pas la même fonction, ils ne remplacent pas le langage et n’essayent pas de le souligner. Ils veulent simplement faire deviner une phrase précise par similitude formelle ou homonymie. C’est cette phrase ou le mot qu’ils cachent qui les relient entre eux. Plus la juxtaposition des signes du rébus est incongrue, plus le rébus est réussi.

Les bandes dessinées muettes avec bulles veulent surtout montrer le caractère cliché de certaines répliques. Dans Soirs de Paris, les personnages parlent comme s’ils portaient des uniformes. Le langage n’est plus qu’affaire de mode et de style. Pour cette raison la démarche d’Avril et Petit-Roulet devient alors plus évidente. Le sujet des histoires et son traitement ligne-claire ne pouvaient que favoriser cette retranscription des dialogues.
Dans notre extrait d’un épisode de la série italienne Ken Parker, un western réalisé par le dessinateur Ivo Milazzo et le scénariste Giancarlo Berardi, on peut voir une autre scène jouant sur le langage convenu et sa retranscription (fig.23 et 24).
Chaque personnage raconte ses exploits de chasseur, en en exagérant la nature au fur et à mesure de la conversation. Les symboles se justifient en partie par la tournure humoristique que prend le discours des protagonistes, finissant en une sorte de «blague marseillaise» revisitée.[23]
C’est à notre connaissance la seule bande dessinée réaliste à utiliser une linguistique visuelle. Le rôle de celle-ci est particulier. Elle traduit un langage gestuel, celui du langage des signes amérindiens. Les signes graphiques deviennent des sous titres ou plutôt, ici, des surtitres. Leur rendu graphique évoque celui des dessins amérindiens exécutés sur des peaux de bisons tendues, pour raconter les exploits des guerriers ou des chasseurs. Ils permettent ainsi une homogénéité stylistique indirecte (par la réalité esthétique de l’art amérindien) en accord parfait avec le rendu général réaliste de cette série. Au fur et mesure de la conversation, ces dessins perdent leur connotation de peinture amérindienne pour devenir plus classiquement des silhouettes symboliques humoristiques traditionnelles, en accord cette fois-ci avec l’humour du discours.
Tous ses symboles sont au dessus des cases, bien séparés par le cadre et acquièrent une fonction oscillant entre annotations et surtitres. Ils deviennent autonomes et parallèles au continuum diégétique des images. L’humour vient à la fois de l’aspect «cartoonesque» que prend le continuum du discours et de la distance qui le sépare de celui de la diégèse des images.
L’humour de Milazzo et Berardi est d’autant plus subtil ici qu’il souligne un langage purement visuel par un autre du même ordre. C’est un peu comme si deux bandes dessinées muettes évoluaient sous nos yeux. La richesse de cette scène, même si elle vient classiquement souligner un point humoristique de l’épisode, fait apparaître l’usage moins limité de cette «linguistique visuelle».

Un jeune auteur, se faisant connaître sous le pseudonyme de Cizo, joue aussi de façon remarquable sur «la linguistique visuelle». Il ne cherche pas à remplacer un discours par des symboles mais essaie de transformer les images en symboles et ces derniers en cases de bandes dessinées. Dans H, Cizo part des planches d’images de vieux dictionnaires où de vieilles encyclopédies du début du siècle pour les isoler, les retoucher, les réduire et les grossir à l’aide de la photocopieuse. La contrainte de Cizo est, ici, de raconter une histoire avec la même source d’images en y intervenant le moins possible.

En poursuivant sa démarche, il a été amené à s’intéresser à une forme de «linguistique visuelle» beaucoup plus commune comme celle des logos publicitaires, des grandes marques et celle des différentes signalétiques.
Dans Just you and me, Cizo utilise le personnage du logo de la marque des stylos à bille Bic. L’histoire est très classique, un personnage rencontre une jeune femme à qui il fait des avances, en ne s’apercevant pas qu’elle est déjà accompagnée par une personne à l’allure bien plus sportive que la sienne …
Toute l’expression du logo Bic va se situer dans la variation de la taille et du contenu du cercle blanc à l’intérieur du cercle noir composant sa tête. Le personnage féminin est la silhouette signalétique caractéristique que l’on peut, par exemple, trouver sur les portes de toilettes publiques réservées aux femmes.
Les propositions d’aller manger, boire, fumer utilisent elles aussi des logos que l’on peut, trouver, par exemple, dans les lieux touristiques ou internationaux (aéroport, stades, administrations internationales, etc.).

Cizo va ensuite concentrer l’essentiel de son travail sur cette signalétique en la détournant complètement à son profit (fig.25). Elle est devenue son style et il n’hésite plus à l’intégrer à des textes (fig.26). Le format caractéristique de ces signalétiques devient celui d’une case. Cizo inverse l’usage de cette signalétique, il la rend narrative alors que son unique fonction était d’indexer le lieu et les directions.
Les récits de Cizo sont humoristiques, et se moquent des histoires à la fiction convenue. On est passé de la critique d’un langage convenu, à celle de la narration convenue, que l’on trouve le plus souvent dans les séries de télévision, cibles favorites de Cizo.

Le sous-titre de Case, planche et récit est «Comment Lire une bande dessinée ?»
Au début de son livre, Peeters répond à cette question par cette double affirmation : «Mais de toutes les manières et dans tous les sens possibles».[24]
La bande dessinée muette semble prendre au mot Peeters. Dans un premier temps, nous avons pu constater que l’infra-discours se caractérise d’abord par une multiplicité des regards (ou des manières de voir), qui offre d’autres possibilité à la narration plutôt qu’une ambiguïté néfaste à la narration.
Dans un second temps, la bande dessinée non verbale est apparue comme jouant sur la tabularité de la planche. Elle spatialise le temps narratif et lui donne des possibilités qui n’impliquent plus nécessairement une linguistique visuelle d’expression. Elle bouleverse le sens de lecture et l’exploite en tout sens.

Cette possibilité a été récemment accentuée par la publication et la traduction de manga dans leur sens de lecture original. Cette présentation n’entrave pas la fluidité du déchiffrement des images malgré la lecture des textes qui continue, bien évidemment, à ce faire de gauche à droite.
Peeters le note lui-même en 1998 dans la réédition et l’actualisation de Case, planche et récit, mais n’imagine pas de réelles conséquences qu’à long terme.[25] Pourtant des dessinateurs européens dessinent déjà dans le sens de lecture japonais. Trondheim et Baudoin, par exemple, ont tous les deux dessinés de cette manière quand ils ont travaillé pour l’éditeur japonais Kôdansha (fig.27 et 28). Tous les deux ont reconnu que cela ne posait aucun problème majeur de réalisation.[26]
Dans la réédition de 1998, Peeters n’actualise pas son point de vue sur la bande dessinée muette. Il précise seulement ses informations sur l’origine de la bande dessinée muette à la lumière des articles de Thierry Groensteen publiés dans la revue Neuvième Art deux ans auparavant.

Notes

  1. Benoît PEETERS : Case, planche et récit, Tournai, Casterman, 1991, pp.88-90.
  2. Peeters évoque un troisième exemple celui de Droits de regards, un roman photo de plus de cents pages qu’il avait signé avec la photographe Marie-France Plissard. Cet exemple sert ici à évoquer les différences entre roman photo et bande dessinée et le difficile rapport texte/photographie. Des problématiques que nous avons abordés dans le premier chapitre. Benoît PEETERS, op. cit. note 1 p.89 et Marie-France PLISSARD et Benoît PEETERS : Droit de regards, Paris, Minuit, 1985.
  3. Benoît PEETERS, op. cit. note 1, p.89.
  4. Id. ibid. p.90.
  5. Dans les bandes dessinées muettes avec bulles, il n’y a pas infra-discours mais para-discours. L’espace noologique de la bulle, nous l’avons vu, verbalisant la plupart des images qu’elle contient.
  6. Boris CYRULNIK : La naissance du sens, Paris, Hachette, collection «Pluriel», 1998, p.49.
  7. Id. ibid., p.46.
  8. Tzvetan TODOROV : «Introduction à la symbolique» in Poétique n°11, Paris, 3ième trim. 1972, p.295.
  9. Id. ibid., p. 299.
  10. Id. ibid.
  11. Benoît PEETERS, op. cit. note 1, pp.16-17.
  12. Id. ibid.
  13. Alberto BRECCIA : Ombres et lumières, Paris, Vertige Graphic, 1992, p.52.
  14. Jacques TARDI : Mine de plomb, Paris, Futuropolis, 1985, pp.72-79.
  15. Id. ibid., p.79.
  16. Eric DROOKER : récit sans titre, in Talking Heads n°1, Paris, Vertige Graphic, Juin 1994, pp.65-86.
  17. T. VAN HASSELT : récit sans titre, in Frigorevue n°4, Bruxelles, Fréon, Janvier 1994.
  18. Benoît PEETERS, op. cit. note 1, p.90.
  19. La bande dessinée muette sert aussi à exprimer la simultanéité de certaines scènes comme notre extrait de Gun Smith Cats montrant la prise de conscience simultanée d’un événement par une foule. Les regards dans la même direction, le format des plans et leur juxtaposition donnent cette impression de simultanéité. Un regard ubique, à facette ou en mosaïque dont la dynamique est accentuée par les cadrages verticaux à obliques ou de formes trapézoïdales.
  20. Cette histoire était parue dans le numéro vingt-deux de la revue Lapin consacrée entièrement à la jeunesse et présentée au salon de Montreuil du livre pour la jeunesse, en 1998.
  21. Gary GROTH : «Understanding (Chris WARE’s) comics», in The Comics Journal n°200, Seattle, Fantagraphics, décembre 1997, p.135.
  22. Jessie BI : «Entretien avec Killoffer», in du9, Paris, Février 1996.
  23. Thierry GROENSTEEN : «Ken Parker, ou l’ouest à visage humain», in Les cahiers de la bande dessinée n°71, Grenoble, Glénat, Septembre-Octobre 1986, pp.65-69 et Thierry GROENSTEEN : «Histoire de la bande dessinée muette (deuxième partie)», in 9ième Art n°3, Angoulême, CNBDI, 1998, p.99.
  24. Benoît PEETERS, op. cit. note 1, p.6.
  25. Benoît PEETERS : Case, planche et récit, Tournai, Casterman, 1998, pp.72-73 (deuxième édition réactualisée et augmentée).
  26. «Interview d’Edmond Baudoin», in Jade n°7, Pignan, Six pieds sous terre, Novembre 1993, p.39.
Dossier de en août 2006