La bande dessinée muette

de

Introduction
I) La bande dessinée muette
A) Présentation historique
B) Description et définition
C) L’expression «bande dessinée muette»
D) La bande dessinée muette est-elle de la bande dessinée ?
E) Champ d’exploration de la bande dessinée muette
II) Apparition d’une bande dessinée muette contemporaine
III) Langage et thèmes de la bande dessinée muette contemporaine
IV) Le futur de la bande dessinée muette contemporaine est-il muet ?
Conclusion
Annexes

C) L’expression «bande dessinée muette»

On comprend alors que des expressions comme bande dessinée «sans bulles», «silencieuse» ou «sans texte» soient inadéquates.

L’expression «bande dessinée muette» qui semble avoir notre faveur, n’en est pas pour autant satisfaisante. Elle décrit les bandes dessinées que nous étudions par un manque, qui la charge immédiatement d’une connotation négative.
Le terme «muette» y est employé dans le triple sens définit ainsi par le dictionnaire Le Robert : «Qui est privé de l’usage de la parole», «Qui ne fait entendre, ne produit aucun son» et «Qui ne contient ou n’utilise aucun signe écrit». Or nous l’avons vu, les personnages ne sont pas nécessairement privés de l’usage de la parole car celle ci peut être exprimée non par l’écrit mais par l’image. Nous avons vu aussi que les bruits y sont souvent représentés par des onomatopées, et nous verrons que des bandes dessinées muettes peuvent aborder des histoires liées à la musique. Enfin, nous avons vu que le signe écrit pouvait être «re-présenté» de plusieurs manières.

Cette expression a aussi le fâcheux défaut d’évoquer à l’esprit du grand public la bande dessinée du début du siècle, c’est à dire celle du Sapeur Camembert de Christophe (1856-1945), celle de Bécassine de J. Pinchon (1871-1953) ou celle des Pieds-Nickelés de Forton (1879-1934). Ces bandes dessinées ne sont pas muettes, elles sont rangées dans la catégorie des illustrés, parce que l’image y est soumise aux textes. Situés en dessous, ceux-ci sont typographiés et assument aussi les dialogues. Dans ce type de bandes dessinées le rapport texte/image y apparaît, de nos jours surtout, d’une grande frilosité.

Cette confusion est due principalement à deux facteurs : le raisonnement commence d’abord par une analogie entre l’histoire du cinéma et celle de la bande dessinée. Le mot «muette» est interprété de la même manière que le mot «muet» de l’expression «cinéma muet», l’est par rapport au «cinéma parlant». Ensuite cette confusion est entretenue par le fait que les bulles ont été utilisées de façon systématique en France, à peu près au même moment où apparaissait le cinéma parlant.
C’est aussi vers la même époque — en 1930 plus précisément — qu’apparaît officieusement l’expression «bande dessinée», inventée par Paul Winkler (1898-1982) le créateur du Journal de Mickey en 1934, pour traduire l’anglicisme comic strip.[1] Cette nouvelle appellation est un témoignage direct des changements qui animent alors la bande dessinée et de la manière nouvelle dont on la perçoit.
A notre connaissance, il n’existe pas d’étude expliquant et datant précisément l’apparition de l’expression «bande dessinée muette».
En 1898, Steinlen publie chez l’éditeur Flammarion son album Des chats. En haut à gauche de la couverture on distingue nettement les mots «Dessins sans paroles».[2] On peut raisonnablement penser que cette expression désignait la bande dessinée muette à cette période. Le CNBDI a récemment édité un recueil des bandes dessinées du Chat Noir, où publiait Steinlen, intitulé Histoires sans paroles du Chat Noir,[3] suivant là aussi cette hypothèse.
Le glissement de «sans paroles» à «muette» a dû se faire dans la première moitié des années cinquante, quand l’expression bande dessinée commence à devenir aussi courante que celle de «cinéma muet», qui, elle, l’est depuis les années trente.
Dans les années cinquante, les bandes dessinées muettes se trouvent dans la presse quotidienne et sont surtout le fait d’humoristes comme Sempé, Bosc, Moisan (Zoé dans Le Parisien), Piem (Mr Pépin dans Le Figaro), Trez (Jules dans Le Figaro).[4]
Toutes sont en noir et blanc et cultivent un côté burlesque, dans leurs thématiques et leurs situations, qui n’est pas sans rappeler le cinéma muet. S’ajoute à cela la récurrence de personnages comme Le professeur Nimbus d’André Daix (1905-1976), qui sont le plus souvent célibataires, sans situation familiale ou emplois précis, chargés physiquement, etc. rappelant ainsi les plus célèbres personnages du muet comme Charlot ou Laurel et Hardy.
L’expression «bande dessinée muette» vient alors naturellement à un lecteur de cette période. D’autant plus naturellement s’il est jeune, qu’il lit ses hebdomadaires colorés que sont Tintin, Spirou ou Vaillant et qu’il va voir des films de western ou d’aventure en technicolor et cinemascope, au cinéma de son quartier. Pour lui ces bandes dessinées même si elles sont contemporaines de celles qu’il lit, sont l’équivalent du «cinéma de papa», ce cinématographe qu’évoquait Boris Vian (1920-1959) à la même époque dans sa célèbre chanson homonyme.
De nos jours, l’expression est restée, mais les bandes muettes quotidiennes et plus généralement la place de la bande dessinée dans la presse quotidienne s’est réduite comme une peau de chagrin.
N’ayant plus que le cinéma pour principale référence culturelle, la plupart des gens comprennent maintenant le mot muet comme celui de cinéma muet, et imaginent la bande dessinée muette dans cette même période allant du début du siècle à la fin des années vingt, début des années trente.

L’expression bande dessinée muette n’a pas pu apparaître pendant les années trente, de la comparaison des illustrés (dont les textes sont sous l’image) avec des bandes dessinées utilisant des bulles, car c’est précisément à cette période que ce sont renouvelés les illustrés en abordant de nouveaux genres tels que : l’aventure, la science fiction, ou le policier. C’est à cette époque que naissent des séries comme Flash Gordon d’Alex Raymond (1909-1956), Tarzan de Burne Hogarth (1911-1991), Prince Valiant d’Harold R. Foster (1892-1982) ou Futuropolis de Pellos (1900-1998).[5] Toutes utilisent des textes typograhiés sous des images et aucunes bulles de dialogue. Prince Valiant ou Tarzan étaient perçus comme des bandes dessinées modernes, «parlantes» plutôt que «muettes», dont certaines ont été publiées dans Le journal de Mickey de Paul Winkler, lui-même, nous l’avons déjà dit, à l’origine de la nouvelle expression «bande dessinée». Ici l’absence de bulles, montre simplement que celles-ci étaient encore très mal acceptées, surtout quand le dessin se voulait réaliste, voir classicisant. Les bulles dans les bandes d’aventure ne se généraliseront que dans la décennie suivante, à partir d’auteurs comme Milton Caniff (1907-1988) dont le style et les histoires vont évoluer (par une influence directe du cinéma) vers un réalisme dramatique basé sur une plus grande synthèse du rapport texte et image.

Notons aussi que de nombreux personnages de films muets furent adaptés en bandes dessinées, comme Charlot ou Laurel et Hardy. Toutes ses adaptations le furent d’abord sous la forme d’illustrés (fig.9), puis quand les bulles devinrent incontournables, avec des dialogues dans des phylactères. De ce point de vue là, le cinéma muet n’implique pas non plus la bande dessinée muette. Ces adaptations témoignent aussi que le cinéma muet n’était pas perçu comme muet et que cette expression ne se justifie qu’en comparaison avec l’avènement du cinéma sonore. La présence de textes entre les plans, de musique d’accompagnement mais aussi comme au japon de benshi — c’est à dire de personnes commentant les scènes et lisant les intertitres à voix hautes — on fait dire au critique de cinéma Michel Chion qu’il s’agissait d’un «cinéma sourd»[6] plutôt que muet, car les échanges verbaux étaient visibles (sur les mouvements des lèvres des acteurs ou sur les intertitres par exemple) mais ils ne s’entendaient pas. Chose d’autant plus étrange pour un spectateur que la dimension sonore existait puisqu’il y a avait toujours une musique d’accompagnement que ce soit par un simple piano ou par un orchestre au complet. Dans le même esprit Jean-Luc Godard a proposé l’expression «cinéma qui parlait muet».[7]
Parler de «bande dessinée sourde» ou «qui parlait muet» n’aurait pas grand intérêt ici. La bande dessinée par la présence de ses onomatopées et de ses bulles est même souvent perçue comme bruyante. La bande dessinée ne peut être qualifiée de sourde, mais elle peut par contre rendre sourd (momentanément), d’un assourdissement provoqué par une illisibilité due à un excès de bulles ou d’onomatopées, comme dans cet exemple du Bar à Joe de Munoz et Sampayo (fig.10) ou de celui extrait de Q.R.N. sur Bretzelburg de Franquin (1924-1997) (fig.11).

Dans une bande dessinée muette comme dans une bande dessinée normale le son se voit, il s’entend continuellement par les yeux. De ce fait on peut entendre le bruit d’une voiture dessinée en train de rouler sur une autoroute, même s’il n’y a pas d’onomatopées indiquant le bruit du moteur. C’est d’abord l’expérience du lecteur qui donnera une qualité au son d’une bande dessinée. L’onomatopée restreint, canalise cet empirisme, de la même manière qu’au cinéma un son, une piste sonore est privilégiée pour des raisons narratives et diégètiques.

Il ne manquait que la parole au cinéma, chose qui n’a jamais manqué à la bande dessinée. En 1927 avec Le chanteur de Jazz, le cinéma n’est pas devenu sonore mais parlant.[8] Cette performance a renforcé son impact et il est devenu la référence culturelle majeure, détrônant la littérature. A partir des années trente le statut de la bande dessinée est passé de la littérature illustrée à celui de cinéma de papier. L’appellation «illustré» était encore en usage dans les années quarante comme en témoigne Mœbius dans cet extrait d’un entretien en bande dessinée avec Numa Sadoul (fig.12).
Le terme «bande dessinée» s’est imposé en même temps que le triomphe d’un cinéma moderne en technicolor et cinemascope, renforçant par là-même, l’analogie avec le cinéma muet.

Dans le même esprit on rencontre encore parfois l’expression bande dessinée «sans paroles».[9] Dans son catalogue adressé aux libraires, l’éditeur L’Association signale par exemple, tous ses livres de bandes dessinées muettes par un petit logo légendé «sans paroles» (fig.13). Mais cette expression n’est pas plus convenable que «bande dessinée muette», elle bute toujours sur le problème de la prise en compte de la parole mise en images.

Si la bande dessinée s’abstient de parler, c’est pour éviter la parole retranscrite textuellement avec ses verbes, son orthographe et ses règles de grammaire.
L’expression qui conviendrait le mieux serait «bande dessinée non verbale». Onomatopées et bulles avec images s’insèrent parfaitement dans cette définition, de même que le surgissement de textes ou de phrases à des niveaux indiciaires, car elle ne bannit que les mots impliqués dans la narration ou l’action.
Cette expression n’est pas utilisée couramment, mais nous l’emploierons de temps en temps de façon à alléger le texte du continuel retour de l’expression «bande dessinée muette».

C’est l’usage fréquent qui nous a déterminé à garder et à utiliser cette expression malgré toutes ses imperfections.

On trouve cette expression dans L’encyclopédie des bandes dessinées, dirigée par Marjorie Alessandrini,[10] dans Le dictionnaire mondial de la bande dessinée de Patrick Gaumer et Claude Moliterni[11] et plus récemment dans un récent article sur l’histoire de ce genre de bande dessinée, publié en deux parties dans la revue Neuvième Art en 1997 et 1998 par Thierry Groensteen.[12] Ce dernier à la différence des précédents articles aborde la bande dessinée muette jusqu’à nos jours et ne se limite pas aux strips et gags de presse qui ont longtemps incarné ce genre.

Aux États-Unis et au Japon, les expressions qui désignent la bande dessinée muette sont elles aussi basées sur ce rapport analogique avec le cinéma muet.
En anglais une bande dessinée muette se dit «silent strip», et un film muet se dit «silent film». D’après Maurice Horn, «silent strip» se définit plus précisément par «the exclusion of dialogue or narration»,[13] c’est-à-dire qui exclut tout dialogue ou récitatif. Il cite comme exemple Adamson du suédois Oscar Jacobsson (1889-1945).
Horn ajoute qu’il existe aussi une autre expression, «pantomime strip», qui elle se définit comme absence de dialogue, mais aussi comme bande où le héros principal fait exprès de rester muet, mais qui autorise la présence de dialogues dans les second rôles. The little King d’Otto Soglow s’apparente à cette catégorie.[14]
Ces définitions datent d’une histoire de la bande dessinée des années soixante-dix qui rattache la bande dessinée muette uniquement aux comic strips, avec la même logique que celle des articles précédemment évoqués, d’Alessandrini, Gaumer et Moliterni.
Les comic books muets restent un genre relativement récent, mais l’expression qui les désigne reste toujours composée avec le mot «silent» pour obtenir la locution : «silent comics».
Dans l’édition en trois fascicules de The system de Peter Kuper, de nombreuses citations de journalistes critiques ont été regroupées aux quatrièmes des couvertures.
Les mots «wordless» et «silent» reviennent le plus souvent. L’histoire se déroulant à New York, le lieu et la manière de raconter accentuent ici encore plus l’analogie avec le cinéma muet. Le film Metropolis de Fritz Lang (1890-1976) est régulièrement cité par exemple. Certains utilisent même l’expression «silent epic» qui servait parfois à désigner le cinéma muet. On trouve aussi une locution originale «visual novel», la seule à ne pas faire allusion au cinéma.

Au Japon on retrouve le même schéma de construction pour l’expression bande dessinée muette. Les films muets sont désignés par «Musei Eiga» et les manga muettes par «Musei manga».
Les bandes dessinées muettes sont encore moins développées au Japon qu’aux États-Unis. La série Gon de Tanaka édité par Kôdansha reste une exception. Les séquences muettes sont certes fort nombreuses dans la manga, mais plus qu’ailleurs la bande dessinée japonaise se définit d’abord par ses publics et les thèmes qu’elle aborde, et non sur l’évolution et l’exploration de ses techniques narratives et expressives.

D) La bande dessinée muette est-elle de la bande dessinée ?

Rodolphe Töpffer (1799-1846) est devenu le père de la bande dessinée en publiant, en 1833, L’Histoire de Monsieur Jabot.
Ce que l’on sait moins, c’est qu’il en est aussi devenu le premier théoricien, comme l’ont parfaitement montré Benoît Peeters et Thierry Groensteen.[15] A travers différents écrits, Töpffer s’y montre d’une grande lucidité, en commentant ainsi son travail : «Ce petit livre est d’une nature mixte. Il se compose d’une série de dessins autographiés au trait. Chacun de ces dessins, sans ce texte, n’auraient qu’une signification obscure ; le texte, sans les dessins, ne signifierait rien. Le tout ensemble, forme une sorte de roman d’autant plus original, qu’il ne ressemble pas mieux à un roman qu’à autre chose».[16]
Pour lui cette «mixité», rendue possible par la technique de l’autographie mise au point au tout début du XIXième siècle, vient de l’écriture manuscrite (par opposition à celle typographique) intégrée à l’image par le cadre dessiné.
Töpffer appelle sa découverte «littérature en estampes», renforçant clairement l’idée que l’originalité et la nouveauté de son œuvre viennent essentiellement du caractère indissociable du texte et de l’image.

Dès ces origines, la bande dessinée apparaît comme étant d’abord une osmose du texte et de l’image. Quand les Américains font commencer son histoire avec la redécouverte et l’usage systématisé du ballon par Richard Outcault (1863-1928) dans son Yellow Kid en 1896, c’est d’abord un renforcement de cette osmose, de cette indissociabilité du texte et de l’image qu’inconsciemment ils fêtent.
Cette osmose devenue visible (ou cette séparation acceptée, conventionnée) qu’est le ballon, deviendra un symbole pour désigner la bande dessinée. L’Italie en fera l’origine du mot désignant la bande dessinée et une grande partie des analyses de bandes dessinées qui ont eu lieu dans les années soixante et soixante-dix, ont tourné autour de cet espace du langage et ses conséquences. Les pop artistes en ont apprécié entre autre l’aspect formel et les situationnistes en firent un lieu de détournement.

Si la bande dessinée muette ne se résume plus qu’à une suite d’images ayant bannie le texte, peut-on alors encore l’appeler bande dessinée si celle-ci se définit par une osmose texte/image ?

En 1993, Benoît Peeters a proposé une définition de la bande dessinée en trois critères[17] :
1- la séquentialité
2- le rapport texte-image
3- la reproductibilité technique

Peeters ne développe pas plus cette définition, car elle vient dans son livre comme une sorte de résumé. Pourtant les trois paramètres qu’il propose ont le mérite d’être d’une grande souplesse, et permettent de définir la bande dessinée dans sa totalité historique et sa multiplicité générique, de Töpffer à Chris Ware.

1) La séquentialité

La séquentialité implique qu’il y ait au minimum deux images juxtaposées. Cela peut être sur une même page ou sur plusieurs pages, mais il doit exister entre les deux images un lien narratif serré, fourni soit par un ou des éléments graphiques, soit par un ou des éléments textuels.
La nécessité d’avoir une séquence pour définir la bande dessinée, permet d’éliminer de son champ le dessin de presse et la caricature.
Tous deux sont d’abord des images autonomes accompagnées d’une légende. Celle ci est généralement sous l’image, et son absence est souvent indiquée par l’expression «sans légende».
Aujourd’hui il n’est plus rare de voir utiliser des bulles dans des dessins de presse, ce qui maintient la confusion de deux genres différents. La bulle est indéniablement empruntée à la bande dessinée qui l’a développée et mise au point dans sa forme actuelle, mais cela ne fait pas de ces dessins des bandes dessinées.
Les dessins de presse ou les caricatures, partagent avec la bande dessinée une même origine, celle du support des journaux quotidiens et des magazines. Mais ils ne répondent seulement, qu’à deux points sur les trois proposés par Peeters. Ils ont un rapport texte/image, ils font appel à la reproductibilité technique, mais ils leur manquent la séquentialité.
La confusion vient aussi de la bande dessinée qui utilise des personnages caricaturaux (ou chargés pour des besoins d’expressivité) et/ou qui racontent des histoires parodiques.
A tel point que la bande dessinée est désignée aux États-Unis par les termes «comics» ou «funnies» nettement préférés à celui de «cartoon».
La confusion est aussi entretenue par les dessinateurs de presse qui font des incursions dans la bande dessinée (ex : Sempé, Steinberg (1914-1999), Plantu, Sergueï, Wolinski, etc.), et par des dessinateurs de bande dessinée qui font des incursions dans la caricature et le dessin de presse (ex : Margerin, Tardi, Vuillemin, Killoffer, etc.).
Cette confusion est renforcée en France par les origines communes et les liens qui unissent la presse bande dessinée aux journaux plus ou moins satirique, comme par exemple Charlie mensuel avec Charlie Hebdo. Charlie est le prénom du personnage de Schulz, le célèbre Charlie Brown jeune propriétaire (à moins que ce ne soit l’inverse) du mythique chien Snoopy. Sous sa forme hebdomadaire Charlie est un journal d’actualité satirique comparable au Canard enchaîné, et sous sa forme mensuelle Charlie fut entre 1969 et 1981, un magazine très important, un laboratoire entièrement consacré à la bande dessinée et son histoire.

2) Le rapport texte-image

Il faut entendre cette expression comme un lieu de rencontre. Le rapport texte-image n’implique pas l’élimination de la bande dessinée muette même si celle-ci n’est plus qu’un simple rapport d’images.
La bande dessinée muette est issue du rapport texte/image. Elle n’a jamais précédé la bande dessinée classique, elle en est juste une des conséquences.
Contrairement au cinéma qui est passé du muet au parlant, la bande dessinée passe, si elle le désire, du parlant au muet. Elle ne devient muette, ne perd la parole, que volontairement. La bande dessinée est née avec la possibilité de parler, car la parole y est vue. Elle est née d’une volonté de pallier les défauts du texte par l’image et de pallier les défauts de l’image par le texte.
Elle est aussi et surtout, née pour répondre à ceux qui trouvaient au texte le défaut majeur d’être abstrait, arbitraire, connoté. Ceux-ci étaient les enfants qui apprenaient à lire, des enfants démotivés par des signes, qui de leur point de vue sont insuffisamment motivés, c’est-à-dire insuffisamment en rapport analogique avec le réel. En cela les images sont apparues motivantes par rapport au texte.[18]

Ce rapport avec l’image, va faire évoluer le texte de plusieurs manières.
Confronté à l’image, le texte peut soit rester dans sa périphérie et garder ses spécificités (c’est la solution du texte typographié des illustrés), soit intégrer l’image.
Là, suivant son rôle narratif (dialogues ou récitatif), l’image va accorder au texte un espace (la bulle pour les dialogues, le cadre pour les récitatifs ou les narratifs).
Le texte va de plus en plus compléter l’image (c’est l’inverse avec les illustrés), au point paradoxal de se faire minimal, voire de disparaître pour éviter toute tautologie. Le texte, pour mieux se lier à l’image et s’y ancrer, sera manuscrit pour qu’il y ait une certaine homogénéité stylistique. Depuis quelques années cette recherche d’homogénéité passe par l’informatique qui multiplie les possibilités typographiques. Un auteur ou un «lettreur» peut créer sa propre police de caractères ou bien en mélanger plusieurs. En 1998, pour la traduction de Like a velvet glove in iron de l’américain Daniel Clowes, Jean-Louis Gauthrey créateur des éditions Cornélius a ainsi, grâce aux possibilités informatiques, pratiqué un savant mélange de cinq typographies différentes pour maintenir l’homogénéité stylistique de la version originale.

Toujours dans cette confrontation du mot à l’image, ajoutons que si celui-ci traduit un bruit, il va se fondre de plus en plus dans l’espace image, et donnera au fil des évolutions ces onomatopées si caractéristiques de la bande dessinée.

Dans son rapport au texte, l’image va se faire séquentielle. De cette séquentialité naîtra la case, puis le strip, puis la planche. La bande dessinée joue alors à l’infini de ces trois paramètres. La case peut prendre plusieurs formes voire être niée. Le strip sera poussé très loin aux États-Unis, sous la forme des comic strips. La planche amènera dans les années soixante-dix à parler de «tabularité». Ce terme désigne à la fois une composition générale du scénario et du dessin, à l’échelle de la planche et une lecture «panoptique» de celle-ci. Aujourd’hui un des auteurs qui manie avec le plus de bonheur et de pertinence cette spécificité de la bande dessinée est l’américain Chris Ware (fig. 16 à 20, chapitre IV).

Le schéma de l’Annexe I résume ce rapport texte/image.[19] On y distingue nettement un mouvement de flèches vers la bande dessinée muette pouvant laisser penser qu’elle est l’ultime évolution de la bande dessinée. Il n’en est rien, car ce schéma n’est pas chronologique, il confirme simplement que l’image devient autonome et séquentielle uniquement par rapport au texte. La bulle se fait zone d’image qu’après avoir été une zone de texte.
La bande dessinée est centrée sur l’attrait des images et la présence du texte l’a toujours gênée. Son absence depuis le Chat Noir par exemple, a toujours été recherchée ; mais le rapport texte/image précède toujours l’émergence de la bande dessinée muette.

Récemment des attitudes tendant à nier l’image le plus possible au profit du texte ont été tentées par certains auteurs. C’est la cas de Longshot Comics de Shane Simmons par exemple (fig.14 à 17), où l’image se résume à des points pour les personnages des tirets pour certains objets (dans notre extrait un cercueil), et à une tonalité de fond pour décor (en gris, noir ou blanc). L’auteur se justifie ironiquement en expliquant que ces images ne sont que des plans d’ensemble (long shot en anglais) et que les personnages sont visibles si l’on prend une loupe pour grossir les détails de ces cases. On notera que même au degré zéro de l’image il y a des séquences muettes dans cette bande dessinée (fig.15, strip 9 et 10).

 

En 1996, Roland Topor (1938-1997) a fait pour l’éphémère hebdomadaire Strip des bandes dessinées uniquement verbales (fig.18 à 21). Dans ces strips c’est la séquentialité en quatre cases et les formes typographiques qui permettent de les considérer comme des bandes dessinées.
Là encore, ces deux tentatives n’ont pu être réalisées que parce qu’il y a eu un rapport texte/image et ses conséquences.

 

3) La reproductibilité technique

Cette expression est bien évidemment empruntée à Walter Benjamin (1892-1940).[20] De son célèbre article on a tendance à ne retenir que la perte d’aura de l’œuvre d’art face aux moyens de la reproduire et de la diffuser. Mais Benjamin dit aussi qu’au XXème siècle «(…) les techniques de reproduction ont atteint un tel niveau technique qu’elles vont être en mesure de s’imposer désormais comme forme original d’art».[21] Benjamin pensait surtout au cinéma et à la photographie en écrivant cette phrase. Mais elle s’accorde aussi à merveille avec la bande dessinée et sa reconnaissance comme neuvième art[22] au début des années soixante.

Avec cette notion de reproductibilité technique, on élimine du champ de la bande dessinée «les glorieux ancêtres», comme la tapisserie de Bayeux ou la grotte de Lascaux, allègrement utilisés par certaines histoires de la bande dessinée.
Une recherche de légitimité qui pouvait se justifier dans les années soixante et soixante-dix où la bande dessinée aspirait à la reconnaissance et à se montrer adulte (donc cultivée), mais qui devient de nos jours inutile et pesante. L’une des principales leçons qu’a retenu la bande dessinée contemporaine c’est de savoir qu’elle a une histoire d’un peu plus de cent cinquante ans. La bande dessinée muette actuelle apparaît aussi comme une des conséquences directes de cette prise de conscience.

L’expression «reproductibilité technique» n’implique pas qu’il y ait plus d’un exemplaire d’une œuvre en bande dessinée, sinon une planche de bande dessinée originale, qui peut faire l’objet d’une exposition dans un musée, une salle de vente ou une galerie, n’obtiendrait son statut de bande dessinée qu’une fois publiée.
Chez Peeters ce concept implique d’abord que l’auteur de bande dessinée conçoive son récit pour qu’il puisse éventuellement être reproduit. Tout créateur de bande dessinée pense consciemment ou inconsciemment à ce problème de la reproductibilité.
L’éditeur, le support (albums, comic books, presse quotidienne, magazines, etc.) et les possibilités techniques de reproductibilité (quadrichromie, noir et blanc, bichromie, sérigraphie, offset, etc.) qu’ils offrent sont déterminant pour le résultat final.
Il ne viendrait pas à l’idée d’un dessinateur du magazine Jade, par exemple, de dessiner en couleur directe sachant qu’il sera publié obligatoirement en noir et blanc. Avant que la couleur ne se généralise dans les quotidiens américains, les dessinateurs de comic strips aux États-Unis travaillaient en noir et blanc en semaine et en couleur pour les suppléments du dimanche.

Chez certains auteurs le façonnage du livre et le jeu sur les possibilités de reproductibilité technique est devenu une partie intégrante de leur démarche artistique. L’américain Chris Ware est à cet égard le plus emblématique de cette tendance. Il varie le format de ces comics (qui peuvent aller du 27,5cm de largeur sur 45,5cm de hauteur pour le plus grand à 15,7cm sur 18,5cm pour le plus petit), et dans un même volume il peut utiliser divers types d’impression (noir et blanc, bichromie ou quadrichromie) ainsi que différents types de papier (coloré ou non, de qualité ou de grammage divers, etc.).
Ware va jusqu’à faire de fausses publicités et de fausses lettres de lecteurs, pousse la maniaquerie jusqu’à écrire de longs articles plus ou moins décalés, ainsi qu’à concevoir des dioramas et des maquettes en papier à découper accompagnés de longues notices expliquant le montage dans ces moindres détails. Ware conçoit ses comics au-delà de la simple planche de bande dessinée. Pour lui le comics est un art total qui doit s’appréhender dans ses spécificités historiques et de fabrication.

Aujourd’hui la reproductibilité est moins un problème technique qu’un problème financier et/ou d’organisation (de la production, de sa commercialisation et de l’état d’un marché).
C’est en partie pour cette raison que les auteurs s’impliquent de plus en plus dans la conception de la réalisation de l’album. Dans son album La Tour, François Schuiten a eu recours à la couleur pour une huitaine de planches seulement sur la centaine composant le récit. Pour faire accepter son projet auprès de son éditeur et minimiser le coût de fabrication, il a fait en sorte, avec son scénariste B. Peeters, que les pages couleur coïncident avec des cahiers d’impressions facilement insérables lors de l’assemblage du livre, à ceux imprimés en noir et blanc par une autre machine. De l’aveu même des auteurs «Cela impliquait de notre part un découpage extrêmement précis, un véritable casse-tête !».[23]

Si les bandes dessinées muettes sont dans leur écrasante majorité en noir et blanc, c’est à la fois ou séparément, pour des raisons de coût, d’importance de l’éditeur ou de renommée de l’auteur.
Arzach ou Soirs de Paris d’Avril et Petit-Roulet ont pu être édités respectivement grâce à la notoriété de l’auteur et de l’éditeur. La clef des champs est en noir et blanc pour des raisons exactement inverses. De manière générale les éditeurs indépendants ou la small press éditent en noir et blanc, principalement pour des raisons de coûts.

Si Peeters utilise l’expression «reproductibilité technique» c’est aussi pour son aspect abstrait. La bande dessinée a actuellement pour support le papier, décliné comme nous l’avons vu sous la forme du livre album ou de la presse magazine et quotidienne.
Mais cette part de l’imprimé n’apparaît aujourd’hui plus exclusive même pour la bande dessinée. L’expression de Walter Benjamin peut prendre en compte cette évolution. Peeters en tant qu’auteur est lui même acteur de cette évolution, il sait que la bande dessinée peut avoir d’autres supports que le papier en particulier celui de l’informatique.[24]
Depuis l’avènement de l’internet de nombreux sites consacrés à la bande dessinée comme Coconino ou du9 par exemple, accueillent des strips et des planches qui s’adaptent très bien à ce support.

A cette définition à la fois synthétique et souple, il manque pourtant un point qui définirait la nature essentielle de l’image dans une bande dessinée.
En effet dans cette définition que nous venons de détailler, nous pouvons parfaitement y intégrer le roman-photo. Peeters, en tant que coauteur de romans photo avec Marie-France Plissard, a peut-être omis volontairement ce détail. D’autant qu’il utilise des séquences photographiques dans sa série des Cités Obscures.[25]

Pourtant bande dessinée et roman-photo s’ils ont beaucoup de points communs, sont fondamentalement deux médias différents.
Cette différence tient à la nature des images que les deux langages utilisent. Dans la bande dessinée, l’image est de type iconique et/ou symbolique. Elle n’est pas de type indicielle, elle n’a pas «une relation causale de contiguïté physique avec ce qu’elle représente»[26] comme celle du roman-photo.
Cette caractéristique a pour conséquence ce que Jan Baetens appelle «une sanction du réel»[27] immédiate, par «surprésence».[28]
Un scénario de roman-photo doit faire face à des contraintes qui sont loin de celles d’une bande dessinée. En dehors des contraintes éditoriales ou de la censure, la seule limite d’une bande dessinée sont ses auteurs eux mêmes, avec leur talent.

Quand une bande dessinée utilise des photos, celles-ci sont rendues iconiques par divers procédés, comme le coloriage, le retouchage, le recadrage, etc.
Le plus courant est celui de la colorisation et du découpage que l’on peut voir par exemple chez Druillet dans son adaptation de Salammbô de Flaubert (1821-1880). Voulant rendre un hommage posthume à sa femme, il décida de lui donner le rôle de la «gardienne de Tanit». Pour cela il utilisa des photographies en noir et blanc qu’il découpa, mit en couleur et intégra dans différents décors.[29] Ainsi il a «iconisé» des photographies dont il a déplacé la charge indicielle par un travail graphique.
On peut aussi trouver de semblables tentatives, chez d’autres auteurs comme Bilal, mais chez lui le procédé est le plus souvent inversé puisqu’il incruste ses images dans la photographie. Ce principe fut en 1984 à l’origine d’un livre intitulé Los Angeles, l’étoile oubliée de Laurie Bloom avec Pierre Christin,[30] qui poussa cette inclusion d’une fiction dans le réel jusque dans le scénario, en construisant un reportage fiction à travers des entretiens et des documents imbriquant le vrai et le faux.
Dans Mary la penchée,[31] Schuiten et Peeters utilisent eux aussi des insertions d’éléments graphiques pour iconiser ces séquences photographiques. Mais à la différence de Bilal et Christin, ils travaillent en noir et blanc et font des photos montages pour «déréeliser» leur photographies.

Plutôt qu’augmenter le réalisme d’une bande dessinée, la présence de la photographie sert aussi à valoriser et à jouer de l’ambiguïté naturelle de la fiction dans son rapport et sa présence face au réel.
Fred dans Le petit cirque[32] ou plus récemment Marc-Antoine Mathieu dans Le processus,[33] se servent de photographies pour différencier notre univers réel de l’univers imaginaire de leurs personnages. Dans le premier cas, c’est l’auteur (photographié) qui intervient et entre dans l’univers imaginaire de ses personnages pour leur donner un coup de pouce. Dans le second, c’est le personnage qui sort de la planche.[34]

Frédéric Boilet, jeune auteur travaillant au Japon, construit toute son œuvre sur cette iconisation du réel. Chaque album est préparé par de nombreuse vidéos et photographies. L’ambivalence de son travail est accentuée par certaines histoires mélangeant avec une extrême finesse l’autobiographique et le fictionnel.

La manga fait elle aussi usage de photographies. Elles sont en général photocopiées plusieurs fois en jouant sur les contrastes, et retravaillées aux traits ou aux trames pour être homogénéisées avec les dessins peu détaillés des mangas. L’homogénéité stylistique n’est jamais parfaite mais elle ne semble pas gêner les lecteurs, qui par habitude savent que dans tel plan d’ensemble à tel moment de l’histoire peut surgir ce type d’image. Le but ici n’est pas de jouer sur l’effet de réel, mais de gagner du temps dans l’élaboration d’une manga. Il s’agit en général d’illustrer un plan panoramique, constatant l’ampleur d’un événement ou d’une catastrophe par exemple, ou plus simplement plantant un décor en début de chapitre (fig.22 case 1, fig.23 case 2 et fig.24 case 3).
La problématique indicielle de la photographie est ici en dehors des préoccupations des manga-ka et de leurs lecteurs, contrairement à la bande dessinée européenne et nord-américaine. Dans la manga l’image photographique est une «image dérisoire», de peu de valeur, qui s’apparente à l’usage qui est fait des stock-shots au cinéma.[35]

En France, au début des années quatre-vingts, le dessinateur Jean Teulé a longtemps utilisé cette iconisation de la photographie par la photocopie, suivant en cela un mouvement de fond inauguré par le groupe de dessinateurs Bazooka dans les années soixante-dix.
Aujourd’hui avec l’avènement et l’accessibilité des techniques informatiques ce rapport à la photographie a été accentué et amplifié.
Depuis le début des années quatre-vingt-dix, des auteurs comme le britannique Dave McKean créateur entre autre de Cages et de Mr Punch (avec le scénariste Neil Gaiman), font régulièrement appel à la photographie.
McKean a en plus la particularité de photographier des sculptures et des installations qu’il conçoit pour les inclure dans ses albums ou ses illustrations. Toute l’iconisation de ses images passe alors par des logiciels tel que Photoshop ou Painter.

Comme le souligne Jan Baetens la photographie produit une image «qui a du mal à agir sur le référent». McKean travaille à maîtriser son référent. La photographie n’est plus qu’une technique de reproduction avec ses possibilités et ses limites.
Baetens ajoute, que le «caractère synthétique» de la photographie est «inévitablement une image pleine et achevée, d’une part, et déjà cadrée, de l’autre».[36]
Cela implique pour lui, qu’il y ait de nombreux romans-photos avec d’importantes séquences muettes, ou qui soient entièrement muets comme ceux de Marie-France Plissart (Droits de regard, Prague) ou ceux de Jean-Pierre Mulsthein qui paraissaient dans Charlie mensuel et Pilote à la fin des années soixante-dix.
L’image photographique mise en séquence, suggère aussi l’analyse descriptive détaillée du mouvement qu’elle veut montrer, et par là induit de longues séquences muettes. Une sorte de glissement du pouvoir du référent vers la séquence, l’image photographique ne possédant pas cette «inachèvement»[37] caractéristique de l’image de bande dessinée.

La présence de séquences muettes dans les romans-photos est accentuée par la problématique du texte beaucoup plus difficile à placer dans une image déjà constituée que dans une image s’élaborant en même temps que l’emplacement de la bulle ou de cadre. Les romans-photos «soucieux de la qualité de (leur(s)) image(s)»[38] ont tendance, au mieux à refouler l’écrit dans les marges (comme a pu le faire Duane Michals), sinon à chercher à s’en passer.
Cette caractéristique induite par la photographie, on peut la retrouver dans la bande dessinée. Cages de Dave McKean par exemple, qui possède une longue séquence muette d’une dizaine de pages entièrement conçue à partir d’images photographiques.[39]

Pierre Fresnault-Deruelle dans son livre La chambre à bulle applique la notion d’argument à l’image dessinée contre celle de document à l’image photographique.[40]
En reprenant cette distinction, et aux vues de ce que nous venons d’expliquer, on peut affirmer que plus l’image argument augmente sa part documentaire, plus il y a de chances que la séquence devienne muette et sans bulles d’images.

Pour que la définition de la bande dessinée de Benoît Peeters évite l’amalgame avec le roman-photo, il faut donc préciser la nature de l’image de bande dessinée. Celle-ci nous l’avons vu, est fondamentalement iconique ou encore argumentaire.

La bande dessinée se définit donc ainsi :
1) La séquentialité,
2) Le rapport texte/image iconique ou argumentaire,
3) La reproductibilité technique.

E) Le champ d’exploration de La bande dessinée muette

La bande dessinée muette est une amplification de certaines spécificités de la bande dessinée, ce qui explique pour une bonne part, l’intérêt qu’elle suscite chez certains auteurs contemporains.
Pour essayer de mieux cerner son importance, son poids comme genre dans le médium bande dessinée, nous avons construit des schémas permettant de la visualiser en tant que champ de possibilités.

Pour cela, nous avons utilisé deux axes, tous les deux orientés image (I) d’un côté, et texte (T) de l’autre ; l’un symbolisant les dialogues (abscisses) et l’autre les descriptifs (ordonnées).
Les positions des différents points sur ces axes sont déterminées par la proportion et le rôle du texte et/ou de l’image en tant que dialogue et/ou descriptif dans les bandes dessinées dont on veut visualiser le champ.

Ainsi, pour tracer le champ de la bande dessinée muette avec bulles, qui utilise uniquement des descriptifs et des dialogues par l’image, nous avons placé nos points la matérialisant, aux abords des points (I) images de l’abscisse (dialogues), et (I) de l’ordonnée (descriptifs). Ensuite nous avons relié ces deux points après les avoir projetés en ligne droite perpendiculairement aux axes pour qu’ils se rejoignent.
Nous obtenons un carré qui représente le champ de la bande dessinée muette avec bulle.

Ce champ est le plus simple à déterminer.
Suivant la part de l’image ou du texte sur un des deux axes, les points varient. On obtient des champs différents en fonction des genres de bandes dessinées (mangas, comics, illustrés), des auteurs, des thèmes, des époques de réalisations, des écoles stylistiques, etc. (voir annexe II).
Ces champs ne sont pas circonscrits à une des quatre zones déterminées par le croisement des deux axes. L’aspect hermétique du champ de la bande dessinée avec bulles est une exception.

Par cette méthode nous avons pu distinguer le champ de la bande dessinée et celui de la bande dessinée muette avec bulles et sans bulles.[41]
Le champ de la bande dessinée (en bleu) est le plus important (fig. 25).
Celui de la bande dessinée muette (en vert et jaune) est le champ le plus petit. Il est partie intégrante du champ de la bande dessinée muette avec bulles qui est lui en violet (fig. 26). Par rapport à d’autres champs, comme ceux des illustrés par exemple, il reste toujours le deuxième par son importance. Celui de la bande dessinée muette est en revanche et quelque soit les autres champs, toujours le bon dernier.
La bande dessinée muette sans bulles a un champ inférieur des deux tiers à celui de la bande dessinée muette avec bulles. Ce dernier contient la bande dessinée muette et une partie de la bande dessinée classique.

Ces schémas font mieux apparaître l’enjeu de la bande dessinée muette et plus particulièrement celle utilisant des bulles.
Celle-ci augmente de deux tiers les possibilités de la bande dessinée muette et devient un champ presque équivalent à celui de la bande dessinée classique.

Pourtant ce champ ne sera exploré de façon plus systématique qu’à la fin des années quatre-vingts alors que la bande dessinée muette sans bulles connaît une éclipse pendant presque toute cette décennie.
Avec ou sans l’utilisation de bulles, nous allons voir dans le chapitre suivant, que la bande dessinée muette nécessite un certain contexte pour pouvoir se développer.
Soirs de Paris, La mouche, The system, ou Gon dévoilent les particularités d’un tel contexte inauguré pour la première fois, au milieu des années soixante-dix, par l’album Arzach réalisé par Mœbius.

Notes

  1. L’expression «bande dessinée» fut officiellement attestée en 1940, dans un contrat pour Opéra Mundi, in Dictionnaire Le Robert Electronique, cédérom, 1994.
  2. François FOSSIER, op. cit. note 9.
  3. Histoires sans paroles du Chat Noir, Angoulême, CNBDI, 1998.
  4. Thierry GROENSTEEN : «Histoire de la bande dessinée muette, 2ième partie», in Neuvième Art, n°3, janvier 1998, p.95.
  5. Pour Flash Gordon c’est seulement à partir de l’année 1939 que l’usage de la bulle est délaissé de façon systématique, en particulier à partir du célèbre épisode contre La Reine des glaces.
  6. Cité par Martine JOLY : L’image et les signes, Paris, Nathan, 1994, p. 20.
  7. L’art 1 textes, Paris, Belin, collection «DIA», 1984, p.130.
  8. André GARDIES et Jean BESSALEL : 200 mots-clés de la théorie du cinéma, Paris, Cerf, 1992, p.160.
  9. Pierre MASSON : Lire la bande dessinée, Lyon, Presse Universitaires de Lyon, 1990, p.85.
  10. Marjorie ALESSANDRINI (sous la direction de) : L’encyclopédie des bande dessinées, Paris, Albin Michel, 1979, p.31.
  11. Patrick GAUMER et Claude MOLITERNI : Dictionnaire mondial de la bande dessinée, Paris, Larousse, 1994, p.42.
  12. Thierry GROENSTEEN, art. cit. note 1 et note 20.
  13. Maurice HORN (sous la direction de) : The world encyclopédia of comics, New York, Chelsea House Publishers, 1976, vol.II, p.798.
  14. Id. ibid.
  15. Thierry GROENSTEEN et Benoît PEETERS : L’invention de la bande dessinée, Paris, Hermann, collection «Savoir sur L’art», 1994.
  16. Rodolphe TOPFFER : «Notice sur l’histoire de Mr Jabot», in id. ibid., pp.161-163.
  17. Benoît PEETERS : La bande dessinée, Paris, Flammarion, collection «Dominos», 1993, p.34.
  18. Ivan FONAGY : «Motivation et remotivation» in Poétique n°11, Paris, 3ème trim. 1972, pp.414-430.
  19. Son élaboration est expliquée en détail dans l’Annexe I.
  20. Walter BENJAMIN : «L’œuvre d’art à l’ère de la reproductibilité technique», in Poésie et révolution, Paris, Denoël, 1971, pp.171-210.
  21. Id. ibid., p.174. Cité aussi par Benoît PEETERS, op. cit. note 33, p.112.
  22. Francis LACASSIN : Pour un neuvième art la bande dessinée, Paris, UGE, Collection «10/18», 1971.
  23. Thierry GROENSTEEN : «Conversations avec François Schuiten», in Les Cahiers de la Bande Dessinée n°69, Mai-Juin 1986, pp.9-10.
  24. Benoît PEETERS et François SCHUITEN : L’aventure des images, Paris, Autrement, 1996, chapitre 4.
  25. François SCHUITEN et Benoît PEETERS : Mary la penchée, Tournai, Casterman, 1995, pp.45-47, 71-73, 87-89, 103-105, 115-117, 141-145, séquences coréalisées avec Marie-France PLISSARD.
  26. Martine JOLY : Introduction à l’analyse de l’image, Paris, Nathan, collection «128», 1994, p.27.
  27. Jan BAETENS : Du roman-photo, Paris, Les impressions nouvelles, 1992, p.23.
  28. Id. ibid., p.29.
  29. Philippe DRUILLET : Salammbô, Paris, Dargaud, 1989, chapitre II, pl.13 à 15 et 27 à 29.
  30. Enki BILAL et Pierre CHRISTIN : Los Angeles, l’étoile oubliée de Laurie Bloom, Paris, Autrement, 1984.
  31. François SCHUITEN et Benoît PEETERS, op. cit. note 41.
  32. FRED : Le petit cirque, Paris, Dargaud, 1973, pp.62-63.
  33. Marc-Antoine MATHIEU : Le processus, Paris, Delcourt, 1993, pp.39-43.
  34. Dans cet album le personnage sort de sa planche, se retrouve dans un réel de nature photographique mais qui n’est pas le notre ou celui de l’auteur. Mathieu fait une mise en abîme augmentant encore l’ambiguïté du rapport fiction/réel.
  35. Le stock-shot est un plan d’archives insérer dans un film à des fins narratifs. Le stock-shot le plus répandu est celui montrant un avion qui atterri ou décolle dans les séries télé. Dans la majorité des cas il s’agit d’un extrait de film d’entreprise.
  36. Jan BAETENS, op. cit. note 43, p. 31.
  37. Id. ibid.
  38. Id. ibid., p. 33.
  39. Dave McKEAN : Cages, Paris, Delcourt, 1998, pp.176-186.
  40. Pierre FRESNAULT-DERUELLE : La chambre à bulles, Paris, UGE, collection «10/18», 1977, pp.76-78.
  41. L’élaboration de ces schémas est expliquée en détails dans l’annexe II.
Dossier de en juillet 2006