La bande dessinée muette

de

Introduction
I) La bande dessinée muette
II) Apparition d’une bande dessinée muette contemporaine
A) L’impact d’Arzach
B) Jean Giraud, Gir et Mœbius
C) Description d’Arzach
– D) Les raisons de cet impact
– E) Contemporanéité d’Arzach
III) Langage et thèmes de la bande dessinée muette contemporaine
IV) Le futur de la bande dessinée muette contemporaine est-il muet ?
Conclusion
Annexes

II) Arzach, l’émergence de la bande dessinée muette contemporaine.

Arzach a une valeur emblématique. Cet album dégage pour la première fois la bande dessinée muette de sa gangue humoristique, a tel point qu’il apparaît pour beaucoup comme la première véritable bande dessinée muette.
L’influence de cette bande dessinée a été exceptionnelle dans l’histoire du neuvième art, elle a touché aussi bien les États-Unis que le Japon comme aucune bande dessinée européenne ne l’avait fait et ne l’a fait depuis. Il y a véritablement un «avant Arzach» et un «après Arzach».

Pourtant cette bande dessinée n’a pas eu, par sa technique narrative, une véritable descendance immédiate. Il a fallu attendre presque une vingtaine d’années pour voir surgir d’autres bandes dessinées muettes de la même importance.

Comprendre cette œuvre et la démarche de son auteur représente une étape indispensable pour mieux cerner l’enjeux de la bande dessinée muette contemporaine.

Nous allons essayer de voir dans ce chapitre comment l’on peut déceler l’intérêt qu’Arzach a représenté et représente encore.
Quelle nouveauté a-t-il apporté ? Quelles sont les raisons de cette influence ? Quel a été son développement ?
Quel contexte particulier a permis son apparition en France ? Pourquoi n’a-t-il pas eu d’équivalent ailleurs ? Enfin s’il permet d’expliquer la recrudescence des bandes dessinées muettes aujourd’hui ?

A) Le succès d’ARZACH

Arzach a été publié pour la première fois dans les numéros 1, 2, 4 et 5 du magazine Métal Hurlant, entre le premier trimestre 1975 et le premier trimestre 1976. La revue était alors trimestrielle et spécialisée dans la bande dessinée fantastique et de science-fiction.
L’album est sorti quelques temps après cette pré-publication en juin 1976 (fig.2). Arzach n’était pas le premier album signé Mœbius. Le Bandard Fou était déjà sorti fin 1974 aux éditions du Fromage, l’éditeur de L’Echo des Savanes.
Arzach a connu un rapide succès. Depuis Juin 1976 et uniquement pour la France il a bénéficié de cinq rééditions : une en 1978 d’un format un peu plus grand, une en 1981 dans le tome deux des Œuvres complètes (où Arzach fait l’objet de la couverture), une en 1984 dans un album broché, et une dernière en 1991 reprenant différents travaux américains autour du personnage d’Arzach.
Beaucoup de ces rééditions font l’objet de retirages. La réédition de juin 1981, sur laquelle nous avons travaillé, en était déjà à son troisième tirage en octobre 1983.

Arzach n’est pas la première bande dessinée muette dépassant le format et le genre du gag en strips ou en planches, ni le premier album muet de l’histoire de la bande dessinée.
Raymond Poïvet (1910-1999) a, par exemple, publié pour la première fois en 1971 dans le numéro cinq de la revue Comics 130, une histoire en douze planches réalisées en 1964, intitulée Allo ! il est vivant. Comme le suggère Thierry Groensteen, cette histoire a peut-être inspiré Mœbius, qui justement signait la couverture de ce magazine.[1] De manière plus générale on peut considérer que la bande dessinée muette est au début des années soixante-dix, une problématique dans l’air du temps. Dans les Charlie mensuel de cette époque par exemple, on peut lire régulièrement des bandes dessinées muettes du dessinateur Barbe, ou de Reiser (1941-1983) qui commençait de prépublier La vie au grand air, une série d’albums entièrement muets, composés d’histoires allant de une à cinq planches.[2] Ce dernier auteur se situe dans le registre de l’humour mais l’on trouve aussi des bandes dessinées muettes abordant des thématiques plus fantastiques et oniriques comme, par exemple, celle de six planches intitulée Faits Divers signée par Olivier Taffin, et publiée dans le numéro vingt-neuf de la revue Phénix.[3]

L’antériorité de la publication d’un livre de bande dessinée muette, qui ne soit pas qu’une compilation de gags en strips ou en planches, remonte quant à elle à 1930 aux États-Unis. Le dessinateur Milton Gross (1895-1953) avait publié un impressionnant «roman graphique» de deux cent cinquante-huit planches intitulé He done her wrong, qui resta malheureusement une tentative exceptionnelle sans suite.[4]
Récemment il a été mis à jour un projet de «roman dessiné» de Caran d’Ache, datant de 1894, intitulé Maestro qui devait faire plus de trois cent soixante pages. Ce projet n’a pas abouti, seule une lettre proposant l’idée au directeur du Figaro de l’époque et cent vingt pages préparatoires ont été retrouvées.[5] En 1999, le tout a été regroupé et édité par le CNBDI, repoussant par là l’antériorité de l’idée d’un volume de bande dessinée entièrement muet.

Arzach a été, par contre, la première bande dessinée muette à avoir un impact et une notoriété internationale dépassant le registre des habituels lecteurs.
La réédition de 1981 en témoigne avec un dossier en guise d’introduction intitulé «la bataille d’Arzach» regroupant des extraits de nombreux articles de journaux et magazines dont presque un tiers d’entre eux viennent d’Europe.[6]
Deux des extraits ont pour origine l’Angleterre (New Melody Maker et The Guardian), un vient de Hollande (Striprofield), un d’Allemagne (Comixe ne) et deux d’Italie (L’Espresso et Enciclopedia dal fumetto).
Les dix-sept autres articles viennent des principaux horizons de la presse française : la presse bande dessinée avec Circus, L’Echos des Savanes ; la presse magazine spécialisée avec Lire, Les Nouvelles Littéraires, Zoom, Rock and Folk et Lui ; des magazines d’information comme L’Express, Le Point et Charlie Hebdo ; et la presse quotidienne avec Le Monde, Le Figaro et Libération.
A part une critique négative de L’Echo des Savanes, toutes sont enthousiastes. On est très loin d’une «bataille d’Hernani» à laquelle semble faire allusion le titre de ce dossier. Arzach semble faire l’unanimité en France et dans l’Europe communautaire.

A cette époque on peut remarquer qu’un certain nombre de jeunes dessinateurs européens s’inspirent directement du style mœbiusien se caractérisant par une multitude de traits et de pointillés. Parmi les plus connus aujourd’hui, citons l’italien Milo Manara dans ses albums Le singe, ou H.P. et Giuseppe Bergman par exemple[7] ; ou encore Enki Bilal, qui dans la plus grande partie de sa collaboration avec Pierre Christin dans les années soixante-dix, travaille dans le sillage de Mœbius, avant de s’émanciper définitivement par les couleurs de La foire aux immortels en 1980.
En 1978, dans Les Héros de l’équinoxe, le huitième album de la série Valérian, agent spatio-temporel, Christin et Mézières témoignent plus particulièrement du succès d’Arzach, par un clin d’œil satirique montrant un ptérodactyle blanc énervant son cavalier par son excès de reconnaissance et son cri à la fois étrange et singulier ! (cf. bandeau)

Cet impact ne fut pas purement événementiel et lié à la deuxième moitié des années soixante-dix. Que ce soit en Europe, aux États-Unis ou au Japon des auteurs de bande dessinée de tout genre ont continué et continuent d’évoquer et de faire régulièrement référence à cette bande dessinée.
En janvier 1990, par exemple, les éditions Futuropolis ont publié Labo, le numéro zéro d’une revue de bande dessinée qui n’a jamais vu le jour, mais qui apparaît aujourd’hui comme un manifeste et le prototype de ce qu’ont fait, aux cours des années quatre-vingt-dix, des éditeurs désormais appelés indépendants, comme L’Association, Amok, Atrabile ou Fréon.
Dans un éditorial, sous la forme de deux planches de bande dessinée, Jean-Christophe Menu le coordinateur de cette expérience, faisait clairement allusion au premier numéro de Métal Hurlant en montrant le monstre hurlant de la couverture qu’avait signé Mœbius, transformé en monument commémoratif au milieu d’un lotissement de petits pavillons préfabriqués identiques (fig.3, case 5). Dans la case suivante le personnage narrateur tire une chasse d’eau, qui inonde et fait disparaître le lotissement sous un raz de marée, d’où seule la silhouette de la monstrueuse statue monumentale émerge (fig.3, case 7).[8]
L’effet est appuyé par une des phrases les plus célèbres (fig.3, case 5) de la bande dessinée qui terminait l’éditorial de Mœbius évoquant Arzach dans le numéro quatre de Métal Hurlant. Cette phrase ne figure pas dans la première édition en l’album, mais elle a été citée à de multiples reprises par la plupart des commentateurs de ce livre, comme en témoignent les différents articles du dossier «La bataille d’Arzach». C’est en partie pour cette raison que l’éditorial a été intégralement reproduit en tête de ce même dossier.

En janvier 1996, la revue indépendante Le Lézard organisa une rencontre entre Mœbius et Lewis Trondheim, présentés comme deux monstres sacrés du neuvième art, et qui partagent la caractéristique d’avoir signé chacun une bande dessinée muette marquante.
Cet entretien entre le «fils spirituel» et son père fût rapidement décevante, il tourna essentiellement autour du Garage Hermétique car Mœbius venait juste d’en publier la suite.
Les deux auteurs le reconnaissent eux-mêmes, cette rencontre a été (à défaut d’être muette) un véritable dialogue de sourds… (fig.4 & 5) Toutefois elle témoigne de la valeur accordée à Jean Giraud par cette génération. On décèle aussi cette importance chez Killoffer — autre auteur/fondateur de L’Association avec Trondheim et Menu — qui dessine la plupart de ses bandes dessinées muettes en s’inspirant du style «mœbiusien», avec ce même traitement aux traits et aux pointillés si caractéristiques.
L’auteur affirme ne pas avoir une «culture bande dessinée» très poussée, mais déclare cette influence comme quelque chose «d’évident»[9] témoignant par là d’une renommée de Mœbius allant au delà des lecteurs spécialisés.

Ces trois exemples montrent la filiation directe qui existe entre cet auteur et la bande dessinée indépendante actuelle, où l’on trouve la plupart des bandes dessinées muettes.
Pour Menu, Arzach a représenté une honnêteté d’auteur,[10] pour Trondheim une liberté dans l’utilisation du médium et pour Killoffer une démarche graphique exploratoire.
En France et en Europe on peut considérer que le poids de l’œuvre de Mœbius, dans l’imaginaire et l’influence stylistique des auteurs et amateurs de bande dessinée, est comparable à celle d’Hergé (1907-1983).

Cette influence de Mœbius, et plus particulièrement d’Arzach, n’est pas spécifique aux auteurs européens.
Aux États-Unis par exemple, en septembre 1996, dans une réponse au courrier des lecteurs lui demandant ses influences, Ricardo Delgado auteur des bandes dessinées muettes L’ère des reptiles issu de la même génération que Menu ou Trondheim, cite Mœbius parmi les auteurs l’ayant le plus impressionné dans sa jeunesse.[11] En 1997 dans un entretien accordé à Bruce Costa qui lui demande pourquoi il fait des bandes dessinées muettes, il répond encore plus précisément : «I’ve said this many times and I’ll say it again. Age of Reptiles, to me, comes from Mœbius’ Arzach comics. He told those stories silently and beautifully.»[12]

En 1992 une réédition de La légende d’Arzach chez Tundra publishing a été l’occasion d’inviter de nombreux auteurs et de leur demander la vision et l’impact de ce que représentait pour eux Arzach.
En tout quarante-neuf dessinateurs ont répondu à l’appel. Citons parmi eux : Will Eisner, Joe Kubert, William Stout, Mike Mignola (auteur d’Hellboy), Stephen R. Bissette (auteur de Swamp Thing sur un scénario d’Alan Moore), Dave Gibbons (auteur des Watchmen avec Alan Moore), Richard Corben, Bill Sienkiewicz (auteur d’Elektra Assassin avec Frank Miller et de Stray Toaster), Ted McKeever (auteur entre autre de Metropol, Plastic Forks), John Buscema, Jim Steranko, Kent Williams (auteur de Blood), ou David Mazzucchelli (auteur d’un Batman et d’un Daredevil avec F. Miller, ou d’une adaptation de La cité de verre de Paul Auster). Parmi tous ces auteurs américains on trouve aussi deux Japonais : Katsuhiro Otomo auteur de Domu et d’Akira (fig.6), et Hayao Miyazaki auteur de dessins animés comme Porco Rosso, Mon voisin Totoro ou Kiki’s delivery service (fig.7).
Cet hommage international, mélange d’auteurs reconnus et de jeunes auteurs alors en pleine ascension, a fait l’objet d’un album chez Kitchen Sink en 1993 intitulé Visions of Arzach, repris la même année en France par les Humanoïdes Associés, sous le titre Arzach made in USA.
Dans un entretien accordé aux Cahiers de la bande dessinée en 1985, Will Eisner alors professeur à la School of Visual Art de New York cite dans les auteurs européens qu’il apprécie le plus «(…) Druillet dont la puissance m’impressionne beaucoup» et «(…) Mœbius, qui exerce d’ailleurs une grande influence sur les artistes américains (…)»[13] Cette influence on pouvait la constater chez Frank Miller, qui entre 1983 et 1984, publiait Ronin, l’histoire d’un samouraï déchu du XIIIe siècle, qui gagnera sa rédemption en luttant contre un ordinateur biomorphe dans le New York du XXIe siècle. Le traitement au trait, l’aspect des personnages futuristes, tout cela évoque les influences du style mœbiusien.
Dans deux cases de son livre Understanding Comics, Scott McCloud évoque aussi cette influence sur toute une génération d’auteurs nés dans les années cinquante et soixante, ayant été marqués par les histoires de Mœbius.[14]

En 1987, Mœbius a illustré une histoire de Jean-Marc Lofficier présentée comme la suite d’Arzach et intitulée The legend of Arzach. Il ne s’agit aucunement d’une bande dessinée mais d’un texte illustré. Cette histoire était au départ uniquement destinée au marché américain. Elle a été reprise plus tard dans la réédition d’Arzach en 1991 par les Humanoïdes Associés.
En 1996 et 1997 une autre suite d’Arzach, mais en bande dessinée cette fois-ci, a été publiée uniquement aux États-Unis chez Caliber Comics, sur un scénario de Mœbius et avec la collaboration et les dessins de William Stout, Sylvain Depretz, Dave Taylor, Michael Ploog et J.O. Landronn.
Tout cela témoigne de l’importance et d’une certaine pérennité d’Arzach dans la bande dessinée américaine et son public.
Aucune œuvre de Mœbius n’a eu une influence comparable. Seul Le garage hermétique son autre chef-d’œuvre entamé à partir du numéro six de Métal Hurlant et qu’il a poursuivi pendant trois ans, a eu une notoriété presque semblable.[15]

Au Japon, l’influence de Mœbius se décèle principalement chez Katushiro Otomo le célèbre auteur d’Akira, dont la publication a commencé en 1982 dans le bimensuel Young Magazine des éditions Kôdansha. A la vue de cette fresque futuriste des commentateurs surtout américains, l’ont qualifié rapidement de «Mœbius japonais».[16]
Dans son hommage pour Visions of Arzach, Otomo a imaginé un personnage dont la silhouette évoque celle du personnage de Mœbius, qui regarde le fossile d’un ptérodactyle avec un enfant (fig.6). Ce dernier semble le sien, il possède la même silhouette caractéristique et semble écouter Arzach lui montrant le fossile, comme si celui-ci lui montrait une photo de famille.
Les sentiments de trace lointaine et indélébile, de filiation et d’apprentissage sont très présents dans ce dessin. L’auteur japonais fournit là son témoignage le plus direct d’un héritage stylistique mœbiusien et plus particulièrement d’Arzach, réinterprété à l’aune de la manga et de son histoire.
Otomo s’est toujours intéressé à l’Europe et à la France en particulier. Quand il débute en 1973, c’est par une adaptation d’une nouvelle de Prosper Mérimé, Mateo Falcone, parue dans l’hebdomadaire Action.
Dans un entretien réalisé lors d’un festival de la bande dessinée à Barcelone en 1993, Otomo a déclaré à propos d’une éventuelle collaboration en Europe : «J’ai toujours souhaité travailler en Europe, et j’ai depuis toujours suivi la production française. Mais je dois dire que, du moins dans mon cas, mes mangas sont typiquement japonais, bien que j’introduise quelques éléments européens.»
Depuis le succès de son adaptation d’Akira en dessin animé, Otomo s’intéresse davantage à l’animation. Son intervention dans la manga ne se fait plus qu’en tant que scénariste comme par exemple Mother Sarah avec Takumi Nagayasu ou Zed avec Otaka.
Ces auteurs ont un dessin indirectement inspiré de Mœbius, puisque directement inspiré d’Otomo, qui reste l’influence majeure de la manga dans ces quinze dernières années. Pour le critique japonais Masahiro Kanoh, Otomo a littéralement réinventé la manga en étant le premier auteur à avoir eu un énorme succès, sans rien devoir à Tezuka.[17]
A la sortie du tome I d’Akira on reprocha à Otomo d’avoir écrit toute les inscriptions en anglais et en écriture latine.[18] C’est cet intérêt pour les comics et la bande dessinée européenne qui ce décèle ici et qui rendit si singulière la démarche du créateur d’Akira. S’il ne doit rien stylistiquement à Osamu Tezuka, les deux hommes ont en commun d’avoir regardé chacun à l’extérieur de leur pays pour y fonder leur style et y devenir une influence majeure.
En 1993, Otomo devait travailler avec Alexandro Jodorowsky, scénariste et grand ami de Mœbius, sur un projet intitulé La guerre des Mégamex qui semble malheureusement avoir fait long feu.
Ultime lien de reconnaissance entre Otomo et Mœbius, en 1997 l’auteur d’Akira était chargé de diriger un projet d’adaptation du Garage hermétique en film d’animation entièrement en images de synthèse.

Hayao Miyazaki est d’abord un réalisateur de dessins animés, venu tardivement à la bande dessinée et seulement pour y adapter ses dessins animés en anime book. Sa première bande dessinée s’appelle Nausicaä, il l’a réalisé en 1982 pour le magazine Animage. Celle-ci a été adaptée ensuite en long métrage d’animation en 1984 (Nausicaä de la vallée du vent). C’est son seul dessin animé précédé par une manga. Cela lui a permis de complexifier davantage un univers très riche, qu’un film d’animation par ses impératifs stricte oblige a niveler. Dans cette bande dessinée (fig.8) on voit très bien cette influence de Mœbius dans les traits, l’univers qu’il décrit (riche de préoccupations écologiques), dans l’appareil volant évoquant un animal (ici il tient de la raie manta plutôt que du ptérodactyle), ou encore dans les vêtements des personnages (celui de la dernière case de notre extrait évoque la silhouette du Major Grubert par exemple). Dans notre extrait, cet engin au vol «animal», tourne autour d’une architecture à la fois naturelle et artificielle évoquant aussi la première scène d’Arzach autour d’une architecture troglodyte creusée dans une mesa.
Cette influence, Miyazaki la confirme dans son hommage de 1992 où il dessine un Arzach sur son ptérodactyle distribuant une poudre étincelante (fig.7) en faisant ainsi une sorte d’allégorie de l’inspiration.
Dans ce dessin il ne reproduit pas en titre le mot «Arzach» dans son orthographe la plus commune mais utilise celle de la quatrième histoire de l’album («Harzakc»), et y ajoute le nom Mœbius dans un petit cadre adjacent. De cette manière, le Japonais appuie ainsi son hommage au créateur d’Arzach en atténuant le nom du personnage pour mieux faire ressortir celui de son créateur, et les confondre dans leurs rôles.

Ces deux auteurs on été les seuls Japonais à participer à Visions of Arzach. Mais d’autres dessinateurs japonais, moins internationalement connus, déclarent eux aussi avoir été marqués par la bande dessinée européenne et plus particulièrement par Jean Giraud.
Taniguchi l’auteur de L’homme qui marche, Le chien Blanco ou du Grand incendie, confie avoir été très «influencé» et «admiratif» des bandes dessinées européennes en ayant «lu très tôt Mœbius» mais aussi Bilal, Gillon et Crespin.[19] Cet intérêt précoce est devenu collaboration en 1997, avec la réalisation sur un scénario de Mœbius d’une manga intitulée Ikaru et publiée dans l’hebdomadaire Morning des éditions Kôdansha.
Terasawa, l’auteur de la très populaire série de science-fiction intitulée Cobra, s’est lui aussi déclaré depuis longtemps influencé par Mœbius. Dans la photo suivante (fig.9), on le voit se faire photographier avec lui comme le ferait un vulgaire fan.
C’est moins dans son graphisme que dans l’univers qu’il développe que l’on retrouve cette influence, avec ce même goût pour le mélange du western et de la science fiction.

Tanaka l’auteur de Gon s’est déclaré lui aussi fortement inspiré par la bande dessinée européenne. Dans un entretien accordé à la revue (A Suivre) en 1996, il dit admirer des bandes dessinées de Belgique, d’Espagne et de France et cite des noms comme Gimenez (auteur espagnol travaillant avec Jodorowsky, prépublié dans Métal Hurlant et Heavy Metal, fortement influencé par Mœbius) et Schuiten (auteur prépublié dans la revue (A Suivre)).[20]
Tanaka et Taniguchi sont des auteurs de bandes dessinées muettes à la différence de Terasawa qui n’en a jamais dessiné. Etant d’une génération plus jeune que celle d’Otomo ou Taniguchi, Tanaka ne cite pas Mœbius, mais des dessinateurs du début des années quatre-vingts. A l’époque où l’auteur de Gon envisageait sa carrière de manga-ka, Mœbius n’était plus une découverte et son impact était relativisé par l’arrivée d’auteurs Japonais comme Otomo.
Chez Tanaka la filiation avec Arzach n’est pas précisée, mais on trouve plusieurs points communs entre les deux bande dessinées comme, par exemple, un personnage imaginaire dinosaurien, le thème de l’envol abordé dès le tome I des aventures de Gon ou une attention à l’image qui est inhabituelle dans la manga. Sur ce dernier point Tanaka a toujours expliqué son grand intérêt pour les illustrateurs européens, passés et contemporains, ainsi que la gravure du XIXième siècle.[21] Un intérêt partagé justement par Mœbius, et ce depuis son enfance quand il passait parfois son temps à recopier des gravures de Gustave Doré (1832-1883).

B) Jean GIRAUD, GIR et MŒBIUS

Mœbius est le pseudonyme du dessinateur Jean Giraud, né le 8 mai 1938 à Nogent sur Marne. En 1954, il entre aux Arts Appliqués, et réalise sa première bande dessinée, un western intitulé Frank & Jérémie qui sera publié entre février et juillet 1956, dans les numéros dix à dix-sept du mensuel Far-West. C’est à partir de cette même année qu’il décide de se consacrer entièrement à la bande dessinée et collabore comme dessinateur, à des revues telles que Fripounet et Marisette ou Cœurs Vaillants.
En 1960, après ses obligations militaires, il devient l’élève de Joseph Gillain dit Jijé (1914-1980), auteur — entre autres — de séries à succès publiées dans l’hebdomadaire Spirou, telles que : Valhardi, Blondin et Cirage ou le cow-boy Jerry Spring. Giraud encrera un épisode entier de cette série : Les routes de Coronado.
En 1963, Jean-Michel Charlier (1924-1989) cherche un dessinateur pour un western qu’il élabore pour l’hebdomadaire Pilote. Il remarque Jean Giraud, le choisit pour en devenir l’illustrateur et donner vie aux aventures d’un certain Lieutenant Blueberry. Cette série connaîtra un immense succès, deviendra un classique du genre et un des piliers du journal Pilote. Jean Giraud signe cette série du diminutif de Gir, tout en laissant apparaître son nom complet sur la couverture des albums. Cette absence d’ambiguïté n’est pas maintenue quand il commence à dessiner sous le nom de Mœbius. C’est en mai 1963 que ce pseudonyme est apposé pour la première fois sur une bande dessinée intitulée L’homme du XXIième siècle, publiée dans le numéro 28 d’Hara-Kiri. Les bandes de cette période et sous cette signature, sont fortement inspirées de magazines américains comme le satirique Mad, et Creepy plus axé sur la comédie d’horreur et de fantastique.
Mœbius apparaît une dizaine de fois dans Hara-Kiri, jusqu’au numéro 40 en 1964. On ne retrouve cette signature en bas d’une planche de bande dessinée qu’en 1971. Entretemps, Mœbius illustre des romans de science-fiction ou des revues du même genre littéraire comme Galaxy.
Jean Giraud est un grand amateur de science-fiction depuis qu’il l’a découverte vers l’âge de treize ans, c’est donc naturellement qu’il utilise le pseudonyme de Mœbius pour signer des illustrations de science-fiction et aborder des bandes dessinées moins classiques et surtout plus personnelles.
A la fin des années soixante, l’identité commune que partage Mœbius et Jean Giraud/Gir est connue du public. Un extrait de Blueberry et trois histoires parues dans Hara-Kiri font partie des Chefs d’œuvres de la bande dessinée, anthologie publiée en 1967 par la revue Planète.[22]
A partir des années soixante-dix, c’est le versant Mœbius qui va petit à petit prendre le devant de cette double carrière, avec des histoires en noir et blanc, dessinées aux traits comme Déviation[23] parue dans Pilote en 1973 (où une excursion très familiale et légèrement autobiographique prend une tournure fantastique, fig.10) et Le cauchemar blanc paru dans le numéro 8 de l’Echo des Savanes en 1974 (où il dénonce le racisme par un cauchemar de raciste).
La même année, il fonde avec le dessinateur Philippe Druillet, le scénariste et critique Jean-Pierre Dionnet et le journaliste Bernard Farkas (fig.11), les Humanoïdes Associés maison d’édition permettant la naissance du trimestriel de bande dessinée de science fiction : Métal Hurlant (fig.12). Le premier numéro est daté du premier trimestre 1975, sa conception graphique est due à Etienne Robial le créateur des éditions Futuropolis. La revue connaît un rapide succès, et à partir du numéro 6, en mars 1976, devient bimestrielle pour enfin devenir mensuelle à partir du numéro 10 en octobre 1976. Elle gardera cette périodicité jusqu’en août 1987, date de son dernier numéro.

C) Description d’Arzach

Les quatre chapitres composant l’album Arzach, sont des histoires autonomes qui maintiennent cependant des liens entre elles et font en moyenne une huitaine de planches.
Les deux premières ont le mot «Fin» en bas de leur dernière planche à la différence de la troisième et de la quatrième. Toutes ont pour titre «Arzach» mais orthographié de manière différente à chaque fois. La première donne le titre et son orthographe à l’album, la seconde s’intitule «Harzak», la troisième «Arzak» et la quatrième «Harzakc». Cette dernière se termine aussi par l’unique bulle de l’album où un personnage cite le nom d’«Arzach» sous l’orthographe «Harzach».
Dans les rééditions ultérieures, des croquis, des illustrations, des projets, et un gag muet en deux planches viennent enrichir l’album. Tout est en noir et blanc sauf deux illustrations. On y retrouve la silhouette d’Arzach mais aussi son nom là encore orthographié différemment : «Harzack» (p.6), «Harzac» (p.8) et «Arrzak» (p.55).

Le tableau II récapitule toutes ces différentes orthographes. Nous y avons ajouté celle de 1996 créée à l’occasion d’une suite d’Arzach dessinée par William Stout sur un scénario de Mœbius (fig.13 & 14), ainsi que celle plus ironique proposée par Mézières et Christin en 1978 dans le huitième album des aventures de Valérian. En tout, on dénombre actuellement dix variations sur l’orthographe du mot «Arzach».

L’histoire est du genre fantastique. Arzach est un personnage caractérisé surtout par son chapeau, volant sur le dos d’une sorte de ptérodactyle blanc. Dans le premier chapitre, Arzach vole entre des montagnes évoquant les mesas des westerns, creusées d’habitations troglodytiques (fig.15). Il aperçoit par une fenêtre une silhouette féminine se déshabillant. Ce voyeurisme déplaît au mari (ou proche), perché au sommet de cette habitation. Toujours en volant, Arzach l’encorde et va le pendre à un squelette géant d’animal fantastique, après avoir croisé en route une foule d’hommes à la peau verte coincée en haut d’une montagne. Quand il retourne voir la «femme silhouette», Arzach découvre qu’elle a un visage monstrueux. Dépité, il repart. La dernière image montre l’homme encordé au squelette, s’adressant du regard au lecteur pour faire le signe «il est fou celui-là», en pointant et cognant son index gauche sur sa tempe.

Dans le deuxième chapitre, Arzach vole au dessus d’une mer de plantes carnivores évoquant des tiges d’herbes tubulaires (fig.16). Sa monture est épuisée, et le seul point de repos à des lieues à la ronde est l’arche d’un pont démoli, occupée par un monstre. Astucieusement il arrive à le précipiter dans le vide. In extremis, le monstre s’accroche d’une patte à l’arche. Mais dans l’impossibilité de remonter, il mettra un long moment avant de lâche prise et de tomber finalement dans cette mer d’herbes voraces.

Dans le troisième chapitre, Arzach est un personnage secondaire, son oiseau-monture est couché sur le dos et semble mort. Arzach tourne en rond. Exaspéré et impatient il semble attendre quelqu’un. Cette scène n’est aperçue qu’au travers d’un écran auquel accède après un long voyage en voiture et divers obstacles, un homme à la peau verte que nous avons suivi de bout en bout dans ce chapitre. Il aide Arzach et rétablit la santé de son animal, en faisant un simple réglage de l’écran où l’on aperçoit ensuite Arzach reprendre sa course.

Le quatrième chapitre, le plus décousu, commence par reprendre certains termes du premier chapitre (une femme à sa toilette, le voyeurisme, le squelette gigantesque) mais à partir de la troisième planche ce n’est plus qu’une suite de quatre illustrations (dont une sur double page) sans liens narratifs serrés, privilégiant l’incohérence.

Les planches d’Arzach sont conçues dans leur globalité, de façon tabulaire et non en strips superposés. La composition joue sur des effets de symétrie, décoratifs et esthétiques.
Il y a peu de cases, entre une et six maximum. A titre de comparaison un album de la série Lieutenant Blueberry descend rarement en dessous des cinq cases par planche et peut aller jusqu’à douze cases ; la moyenne devant osciller autour de huit cases par planche.
Dans les deux premières histoires et la dernière, les cases sont dessinées à main levée. Dans la troisième histoire, les cases sont faites au tire-ligne. Le parti pris pour cette histoire est de trois à quatre cases par planches, dans un format «cinemascope» horizontal et occupant toute la largeur de la page.

Notes

  1. Thierry GROENSTEEN : «Histoire de la bande dessinée muette (deuxième partie)», in 9ième Art n°3, Angoulême, CNBDI, 1998, p.97.
  2. Jean-Marc REISER : La vie au grand air, Paris, Albin Michel, 1980, (première édition 1972).
  3. Olivier TAFFIN : «Faits divers», Phénix n°29, Paris, septembre/octobre 1973, pp.35-40.
  4. Thierry GROENSTEEN : «Histoire de la bande dessinée muette (première partie)», in 9ième Art n°2, Angoulême, CNBDI, 1997, p.68.
  5. Id. ibid., p.67.
  6. MOEBIUS : Œuvres complètes t.2, Paris Humanoïdes Associés, 1981, pp.9-15.
  7. Manara a montré plus directement son influence mœbiusienne en faisant intervenir Mœbius dans son album Voyage à Tulum en 1989. Avec Pratt, Mœbius est le seul dessinateur auquel Manara ait fait ouvertement référence, in Milo MANARA et Hugo PRATT : Voyage à Tulum, Tournai, Casterman, 1990, pp.73-74.
  8. La couverture de Métal Hurlant n°1 a été reprise pour le premier numéro d’Heavy Metal.
  9. Jessie BI : «Entretien avec Killoffer», in du9, Paris, janvier 1996.
  10. Dans l’éditorial du numéro un de la revue Lapin, J.-C. Menu note l’intérêt du hors-série sur le rêve de la revue (A Suivre) dirigé par Mœbius. Il en conclut : «Les revues doivent être faites par et pour des auteurs, ce n’est pourtant pas bien compliqué.»
    J.-C. Menu : «Le drame du brouillard» in Lapin n°1, Paris, L’Association, Janvier 1992, p.4.
  11. Ricardo DELGADO, «Influences», in Ages of reptiles, the hunt n°5, Milwaukie, Dark Horse, Septembre 1996, p.27.
  12. Bruce COSTA : «Ricardo Delgado : Interview on Age of reptiles», in Dark Horse comics, site internet.
  13. Thierry GROENSTEEN et Thierry SMOLDEREN : «Entretien avec Will Eisner», in Les cahiers de la bande dessinée n°61, Janvier-Février 1985, p.88.
  14. Scott McCLOUD : Understanding comics, Northampton, Kitchen Sink, 1993, p.190.
  15. En juin 1999 la firme Sony a ouvert une attraction inspirée du Garage Hermétique dans son centre de loisir Metreon à San Francisco, fournissant ainsi le témoignage récent, d’un succès toujours d’actualité.
  16. Thierry SMOLDEREN : «A l’école d’Akira», in Les cahiers de la bande dessinée n°64, Grenoble, Glénat, Juillet/Août 1985, p.52.
  17. Masahiro KANOH : «BD japonaise : au commencement était Tezuka», in Les cahiers de la bande dessinée n°72, Grenoble, Glénat, Novembre/Décembre 1986, p.40.
  18. Katsuhiro OTOMO : Akira t.13, Grenoble, Glénat, 1995, p.98.
  19. Nicolas FINET : «Taniguchi : l’homme qui monte», in (A Suivre) n°216, janvier 1996, pp.8-9.
  20. Nicolas FINET, «Tanaka : un drôle de tyrannosaure», in (A Suivre) n°216, janvier 1996, p.6.
  21. Id. ibid.
  22. M. CAEN, J. LOB, J. STERNBERG : Les chefs-d’œuvre de la bande dessinée, Paris, Planète, 1967, pp.303-307 et pp.439-445.
  23. Édité en 1974 en album aux éditions Futuropolis sous le titre Gir dans la célèbre collection «30×40».
Dossier de en juillet 2006