La bande dessinée muette

de

Introduction
I) La bande dessinée muette
II) Apparition d’une bande dessinée muette contemporaine
III) Langage et thèmes de la bande dessinée muette contemporaine
– A) La bande dessinée muette avec bulles
– B) La bulle et ses images

C) Les thèmes
– D) Personnages et décors
– E) Cadrages et couleurs

IV) Le futur de la bande dessinée muette contemporaine est-il muet ?
Conclusion
Annexes

C) Les thèmes

Pour les besoins de notre étude, nous avons établi quatre grandes caractéristiques thématiques d’où la multiplicité des sujets abordés par les bandes dessinées non verbales prend sa source :
1) Le silence
2) la métamorphose
3) Au-delà des mots
4) le mouvement

Ces quatre groupes ne sont pas hermétiques, ils se superposent et s’entrecroisent, Ils vont simplement nous permettre de brosser dans ses grandes lignes les thèmes abordés par la bande dessinée non verbale, tout en poursuivant une analyse de ses mécanismes.

1) Le silence
La bande dessinée est centrée sur la parole qu’elle soit dialogique ou monologique. Par son absence de toute parole audible/visible, la bande dessinée muette est logiquement utilisée dans les scènes où la parole ne peut être émise pour des raisons de contraintes environnementales (la nuit, ou tout lieu pouvant représenter un danger potentiel si l’on émet une parole), de logique narrative (le silence comme tension entre deux personnages par exemple) ou des contraintes physiques (personnage sourd et muet par exemple).

Cette énumération évoque les thématiques parmi les plus courantes de la bande dessinée et pourrait faire croire que toutes comportent de nombreuses séquences muettes.
Pourtant, avant les années soixante-dix, il n’en est rien. Les bandes dessinées classiques ont longtemps dévoilé la pensée de leurs personnages pour éviter ces silences insupportables.
Les séquences muettes étaient utilisées uniquement quand elles permettaient de dégager un suspens. C’est pour cette raison qu’on les trouve essentiellement dans les scènes nocturnes, le plus souvent quand les héros sont sur le qui-vive.
Dans Les moines rouges, une aventure de Gil Jourdan signée Maurice Tillieux (1922-1978) datant de 1962, une séquence muette montre bien le registre d’utilisation de ce genre de séquence.[1] Elle s’attache à décrire le lieu et le déplacement du personnage se sachant épié.
Avant les années soixante-dix, ces séquences muettes restent relativement rares. Les monologues intérieurs des personnages principaux venant le plus souvent briser le silence du lecteur, sensé être très jeune et lire des bandes dessinées comme premiers pas vers la lecture.

Il faut attendre l’arrivée de la bande dessinée adulte et l’idée de réalisme[2] pour que cela change. Toute séquence où le dialogue n’intervient pas dans la vie réelle peut se retrouver retranscrite de la même manière dans ce type de bandes dessinées.
Réfléchir, être en train de songer, ourdir un plan, etc… tous ces discours intérieures non extériorisés qui font silence autour d’eux dans la vie réelle se trouvent retranscrits par une séquence muette. On ne montre plus ce que le personnage pense mais que le personnage pense. Cela complexifie la bande dessinée dans sa réalisation et dans sa lecture.

La contrainte environnementale la plus fréquente imposant le silence est la nuit.
La séquence muette est majoritairement utilisée dans les scènes nocturnes. Soirs de Paris d’Avril et Petit-Roulet, la plupart des histoires de Thomas Ott, et de nombreuses scènes de The system de Peter Kuper ou de L’homme qui marche de Taniguchi, par exemple, sont là pour le confirmer.

L’obscurité est crainte et met les sens aux aguets pour compenser la vue devenue déficiente. L’oreille aux aguets se traduit part l’œil rendu scrutateur du lecteur. L’absence de discours verbal crée une rétention d’informations qui favorise le discours. Paradoxalement, l’image devient plus détaillée et en même temps plus maquillée pour participer à l’attente et à l’interrogation qu’elle suppose.
Ce lien avec le silence et la nuit font que les séquences muettes sont très souvent utilisées dans des scènes oniriques liées au sommeil. Le rêve est souvent traduit en séquences muettes.
La nuit favorise bien évidemment toutes les scènes liées à la chambre à coucher qui peuvent aller de l’endormissement, au cauchemar ou à l’acte amoureux. La première partie de la deuxième histoire de Soirs de Paris, intitulée «52 avenue de la Motte Piquet», est conçue sur une telle scène d’amour.

Si l’environnement ne peut transmettre l’onde sonore, la séquence se retrouvera muette. Dans le volume 9 de l’édition française d’Akira, Tetsuo le personnage central au pouvoir télékinésique surpuissant, arrive à survivre et se mouvoir dans le vide spatial et va directement se promener sur la surface de la lune. Toutes ces séquences sont muettes pour montrer que le vide spatial ne peut transmettre aucun son.[3] Dans le dessin animé long métrage inspiré de cette manga, Otomo a gardé une scène semblable qui confirme directement ce propos puisque, là encore, la séquence est entièrement silencieuse sans aucun ajouts musicaux ou de bruitages. Dans la manga, la scène est d’autant plus marquante que Tetsuo va sur la Lune utiliser ses pouvoirs pour y pratiquer une forme de land art en dotant notre satellite d’un anneau semblable à celui de Saturne.

Le milieu aquatique peut permettre, pour les mêmes raisons, de semblables scènes muettes. Souvent, les bulles rejetées par les plongeurs autonomes sont utilisées par les dessinateurs pour les transformer en bulles de pensées.
Dans L’homme qui marche de Taniguchi, il y a plusieurs scènes muettes utilisant le milieu aquatique. Dans l’histoire «Nager dans la nuit», par exemple, le personnage principal profite d’une piscine municipale désertée pour la nuit et sa nage est décrite par une séquence muette de trois planches (fig.28).[4]
Dans une histoire muette de huit planches intitulée «Un bon bain»,[5] le même personnage se retrouve marcher sous des trombes d’eau l’isolant complètement, d’autant qu’il ne cherche pas à se mettre à l’abri (fig.29 et 30). Pour profiter de cette sensation qu’il apprécie, il va ensuite prendre un bain chaud, transcendant cette mystique du quotidien.

Les scènes souterraines (où la lumière est absente ou au mieux artificielle et fragile), avec leurs corrélats d’enfermement et de confinement, favorisent leur traitement en bandes dessinées muettes. La plus récente illustration de ce cas est Cave-in de Brian Ralph qui conte l’histoire d’un garçon d’origine égyptienne, errant et vivant dans des réseaux souterrains où il rencontre toutes sortes de créatures plus fantastiques les unes que les autres.

Le silence peut servir à marquer une tension entre deux personnages, après une dispute ou bien avant un duel, par exemple. Toute situation, avant ou après confrontation, est susceptible d’être traduite en séquences muettes.
Les personnages se jaugent du regard ou bien se détaillent. Dans le cadre d’une dispute, c’est plutôt une recherche immédiate d’isolement qui est décrite. Les trois premières planches de Druimm de Rossi, par exemple, expriment cette situation.
Notre extrait d’Emmanuelle de Crépax montre une scène de ce type. Une soudaine tension silencieuse apparaît mais ici avant une confrontation amoureuse des deux personnages (fig.31).
Dans certaines mangas plus axées sur les combats comme Dragon Ball de Toriyama Akira ou Noritaka de Murata et Hamori, des séquences muettes de ce genre sont relativement fréquentes et plus ou moins longues suivant les créateurs.

Frederik Schodt signale dans son livre Manga ! manga ! The world of japenese comics, un paradoxe de la manga dans son traitement du silence ou des séquences silencieuses. Elle utilise en effet une onomatopée pour signifier le silence qui se prononce «shiin».
L’ambiguïté de ce «shiin» est qu’il s’agit d’une onomatopée, censée traduire un bruit et non son absence. Elle peut donc se prononcer et si elle se prononce il n’y a plus silence…
Schodt n’en dit pas plus et se contente d’exposer ce paradoxe ou du moins ce qui pour un occidental est tenu pour un paradoxe. Le «shiin» semble permettre à la fois de faire l’économie d’une séquence muette et/ou d’accentuer une séquence muette. Son rôle semble aussi se rapprocher des points de suspension, seuls dans une bulle pour montrer le silence d’un personnage dans une conversation. Sauf que «shiin» ne s’intéresse pas au continuum de la parole mais plus à celui de l’image. D’ailleurs ces points de suspension dans une bulle ont leur équivalent au Japon, simplement ils sont plus nombreux et verticaux.
Le «shiin» en tant qu’onomatopée accentue et canalise (deux fonctions déjà évoquées dans le chapitre un) le silence. A part dans quelques chambres sourdes de laboratoire, le silence n’existe pas. Il y a toujours un bruit ambiant ou de fond. Cette onomatopée montre et renforce l’absence de bruit. Elle ne signifie pas qu’il n’y a plus un seul bruit mais que plus aucun bruit n’est perceptible que seule cette impression de silence est «entendue». Ce n’est pas le monde qui devient silencieux mais le ou les personnage(s) qui se coupe(nt) du monde et ne l’entende(nt) plus par ce qu’il(s) attende(nt) quelque chose ou parce qu’il(s) se recueille(nt).
D’après Schodt, c’est Tezuka qui a introduit cette onomatopée. Plastiquement, par son horizontalité, elle ressemble aux «trois petits points» (fig.32 et 33). Pour un occidental, la décryptant de gauche à droite, elle évoque même une flèche ; une flèche du temps s’étirant, marquant une suspension. Elle peut se prononcer mais rien n’indique qu’elle le soit. De la même manière que personne ne dit «trois petits points» ou «points de suspension» quand nous les voyons dans une bulle.
Nous n’avons pu déterminer si c’était l’aspect plastique de ces signes qui a encouragé Tezuka à les utiliser. Nous ne savons pas si le son «shiin» fut suggéré par ces idéogrammes ou si les idéogrammes traduisent le son «shiin». «Shiin» est toujours écrit dans le syllabaire katakana et peut-être traduit-il un kanji (idéogramme non syllabaire d’origine chinoise) originel ?
«Shiin» n’est pas non plus un dérivé des mots japonais «silence», «muet», etc. Il n’y a pas plus de liens étymologiques entre ces mots qu’il y en aurait entre les mots «braoum» et «explosion» en français.

Faute de plus d’explications, cette onomatopée semble être avant tout un élément de macroponctuation, à la manière d’une bulle ou d’un cadre.

Toute personne se retrouvant isolée peut faire l’objet d’une scène ou séquence muette. Cette solitude peut avoir plusieurs causes. Elle peut être provoquée par un handicap ou une contrainte extérieure, ou encore désirée pour rêvasser, méditer et contempler.
Le silence peut être imposé par un handicap comme, par exemple, un personnage sourd et muet. Le plus bel exemple de ce type est l’album Corny’s fetish de Renée French. La séquence muette occupe 95 % de l’album, et ce n’est qu’à la fin que l’on comprend indirectement que le personnage est sourd. French construit patiemment l’enfermement psychologique du personnage avec une grande finesse de sentiments qui fait de ce livre une réussite de la bande dessinée muette (fig.34 et 35).

Le silence peut être provoqué par une contrainte physique extérieure comme dans la bande dessinée muette en trente-six planches de Takayama où une jeune femme se retrouve prisonnière de deux hommes l’isolant complètement et rendant inutile toute requête.[6]
Tous les personnages bâillonnés font le plus souvent l’objet de séquences muettes. L’empathie du lecteur fonctionne mieux s’il n’y a pas de bulles de pensées et la scène passe pour plus réelle. Comme le montrent nos deux exemples (fig.36 et 37), un cadrage serré et/ou une mise aux détails de la posture permet de dramatiser la scène pour un constat simultané d’impuissance à agir.
Dans Les Faiseurs de silence, une aventure de Spirou et Fantasio,[7] les séquences deviennent muettes à cause d’un appareil appelé «Aspison» qui aspire, quand on le désire, tous les sons (paroles et onomatopées). La contrainte est indirectement physique car il n’y a pas contact entre l’appareil et les personnages.
Dans cet album, les séquences muettes restent peu nombreuses car il s’agit d’une bande dessinée qui s’adresse à la jeunesse. Des bulles de pensées viennent donc souvent raccourcir ces séquences muettes.

Ici le traitement du son est à l’image de l’Aspison, appareil qui fonctionne comme un vulgaire aspirateur qu’il faut vider quand il est plein. La pollution sonore est déplacée ce qui a tendance à aggraver localement les choses. De la même manière, les quelques séquences muettes de cet album éloignent les sons sur les autres séquences ou l’aspison n’est pas présent.

2) La métamorphose
La métamorphose se définit par un changement de forme, de la structure ou de la nature d’un être ou d’un objet.
La bande dessinée muette avec son usage exclusif de l’image, implique une attention particulière au moindre changement dans un personnage ou un objet, qui induit facilement la métamorphose.
En bande dessinée, la métamorphose est le plus souvent traitée par une persistance du cadrage donnant une impression de plan fixe. Ce cadrage acquiert sa stabilité en étant répété dans les limites d’un strip ou d’une planche. Cela forme ainsi une grille, elle même répétée ou répétable dans les pages suivantes.
La persistance d’une structure tabulaire stable accentue par contraste le changement de forme(s) dans l’image de la case. Pour montrer la métamorphose, les plans et les angles de vue restent généralement constants pour augmenter encore la stabilité de la structure.

L’album de Guy Delisle Aline et les autres tourne entièrement autour de cette problématique de la métamorphose.
Le livre est composé de vingt-six histoires, de une à cinq planches, toutes composées d’une grille de quinze cases carrées de même taille. Delisle s’intéresse à toutes transformations. Il aborde la métamorphose sous toutes ses formes à travers les formes des femmes.
Cela va du changement de sexe avec Aline, à la confirmation (ou la conviction) que rien ne change par les artifices du maquillage et de l’habillement dans Zoé.
La classique transformation en animal est évoquée (Catherine), mais aussi les métamorphoses morphologiques par excès de poids (Bernadette), par le vieillissement (Elodie) ou encore par les vêtements que l’on ajoute ou que l’on enlève (Tabatha). Le changement de nature est plus directement traité dans l’histoire intitulée Judith où une jeune femme timide se dédouble pour faire apparaître son caractère plus expansif.
Les processus de métamorphose sont parfois plus directement au centre de l’histoire comme la fusion (Bernadette), l’absorption (Karine, Rita, Naomi), le dédoublement (Judith, Virginie) ou le démantèlement du corps (Linda, Irène).
Pour accentuer sa démarche, Guy Delisle évoque les Métamorphoses d’Ovide dans l’histoire ayant pour titre Diane, en y racontant sur cinq planches l’histoire dramatique d’Actéon.

Le ton du livre est humoristique tout en jouant sur l’absurde. Ici, le parti-pris de la bande dessinée muette se justifie du point de vue du sujet mais aussi de celui du ton et de la tradition formelle du gags muets en quelques planches.
Cette bande dessinée muette de Delisle utilise parfois des bulles d’image(s) et des onomatopées. Dans Virginie, la métamorphose se fait entre rêve et réalité. Virginie voit la bulle de l’état de rêve de son mari et rentre dedans où elle le rejoint et devient heureuse (fig.38).
La chute de l’histoire est que le mari se réveille et retrouve dans le lit à la place de sa femme, le poisson qu’ils avaient pêché ensemble dans le rêve. L’animal témoigne du passage de Virginie dans la dimension onirique et de sa métamorphose en femme heureuse. S’il n’y avait pas eu de bulles d’images, l’histoire serait apparue comme une simple métamorphose en poisson d’une femme délaissée par son mari. La bulle a permis un fondu enchaîné sur deux plans de réalité.

L’utilisation de la bulle d’image dans l’image est proche dans son fonctionnement du dérivé cinématographique de la métamorphose qu’est le fondu enchaîné.
Le fondu enchaîné ne doit pas être confondu avec le morphing qui est une transformation dans une partie du plan d’une personne humaine, d’un animal, d’une plante ou d’un objet en une personne humaine, un animal, une plante ou un objet. Le fondu enchaîné est un passage d’un plan de réalité à un autre par substitution progressive. Avant le morphing et les effets spéciaux de maquillage, on utilisait le fondu enchaîné pour simuler des scènes de métamorphose. Il s’agissait plus exactement d’une succession de fondus enchaînés car pour que la transformation ne soit pas trop brutale, il fallait insérer des plans la montrant à des étapes intermédiaires. Les plans étaient, en général, avec peu ou pas de profondeur de champ et uniquement centré sur la tête du comédien.

En bande dessinée, le fondu enchaîné implique une séquence muette d’au moins trois cases. Il se fait théoriquement en trois étapes : une image A, puis une image B se superposant partiellement à l’image A, et enfin l’image B entière.
Ce type d’exemple est d’une extrême rareté et, à notre connaissance, semble uniquement lié à la bande dessinée muette.
Le dessinateur Barbe, par exemple, s’en était fait le spécialiste à partir des années soixante-dix.
Peter Kuper dans The system, a utilisé des fondus enchaînés de façon exemplaire. Dans notre exemple, l’entrée d’une bouche de métro devient le visage d’un homme hurlant ses encouragements à une strip-teaseuse. Les fondus enchaînés de Kuper ne sont pas faits avec n’importe quelles images. Il faut nécessairement un élément ou une structure plastique en commun. Tout son livre repose sur un rapport analogique entre les personnages ou les objets échangés qui se croisent et se recroisent, construisant ainsi un réseau dense soutenant toute la narration. Les fondus enchaînés de Kuper, sont présents quand ce rapport analogique est brisé. Celui-ci fait place a un rapport plastique et métaphorique.
Dans son livre Bande dessinée et cinéma, Jean-Paul Tibéri montre dans un chapitre comparant différents plans de bande dessinée avec leurs équivalents cinématographiques, un exemple de fondu enchaîné. Mais, celui-ci est le seul de ces exemples à ne pas avoir de références précises d’auteur(s), de titre d’album, ou d’éditeur.[8]

En dehors du passage d’un plan de réalité à un autre par la bulle d’image dans l’image, le fondu enchaîné de case à case reste très peu utilisé car la bande dessinée repose sur un fondu enchaîné que pratique lui même le lecteur. Le cinéma est basé sur la persistance rétinienne d’une image, la bande dessinée est basée sur une persistance de l’image lue qui est ensuite fondue à l’image suivante que l’on découvre.
Le cerveau fait lui-même le mélange, fond et enchaîne les images des deux cases. Cette impression est beaucoup plus subtile que l’équivalent graphique du fondu enchaîné, pouvant facilement faire apparaître ce dernier comme une redite.
La véritable bande dessinée se loge dans cet intercase, mais elle est latente. C’est pour cette raison que Scott McCloud parle d’art invisible à propos de la bande dessinée.

C’est aussi cette faculté synthétique qu’évoque Benoît Peeters quand il parle de l’extrait de la page neuf de Tintin au Tibet, où le Capitaine Haddock, aveuglé par une poussière dans l’œil, se précipite sur un embarcadère éloigné de l’avion qu’il doit prendre au plus vite.[9] La case suivante montre Tintin avertissant le capitaine et la dernière case montre le capitaine se faire soigner par une hôtesse de l’air. Dans ces trois cases, beaucoup de lecteurs comme Peeters sont certains d’avoir vus le capitaine tomber de l’embarcadère. Cet exemple montre aussi que le fondu enchaîné n’a pas lieu avec deux cases mais avec plusieurs (ici au moins trois) et à plusieurs niveaux sémantiques.
Tintin et l’Alph’Art est un livre inachevé qui fonctionne totalement sur cette faculté générale de synthèse. Dans cet album, le dessin est très peu présent et pour suivre le fil de l’histoire il faut lire les dialogues retranscrits sur les pages gauches du livre. Les croquis d’Hergé se présentent comme une didascalie dans un texte de pièce de théâtre, mais ce livre reste une bande dessinée car le lecteur en voit chaque image comme il a vu Haddock chuter de l’embarcadère. Au lieu de se faire sur deux cases, comme dans la majorité des bandes dessinées, la synthèse se fait de façon exceptionnelle sur vingt deux albums et des souvenirs de nombreuses heures de lecture.

Pour décrire cette facultés invisible, Scott McCloud a proposé le concept de «closure», qui a été traduit en français par «ellipse» mais qui tient à la fois de cette dernière, du fondu enchaîné ou du sentiment de déjà-vu (ou paramnésie de certitude). Le closure se fait pour son auteur à six niveaux sémantiques : la durée, l’action, le sujet, le lieux, l’aspect et la juxtaposition.

Dans la bande dessinée muette Jean qui rit et Jean qui pleure, François Ayroles traite de la métamorphose de nature entre d’eux personnages physiquement semblables. Cependant au lieu de montrer le passage de l’un à l’autre, il juxtapose les deux personnages. Dans cette bande dessinée, ceux-ci ont les mêmes attitudes mais c’est l’environnement et les objets qui les métamorphosent (fig.39 à 42). L’un est ainsi riche et heureux et l’autre pauvre et triste. Pour le lecteur qui confondrait les deux personnages en en faisant qu’un seul, la métamorphose corporelle se limiterait aux visages souriants devenant attristés.
En reprenant l’idée de McCloud, on peut dire que le closure se fait ici principalement aux niveaux sémantiques qu’il a appelé le sujet (Jean) et la juxtaposition (par la mise en page des deux cases). Ensuite, il vient s’ajouter un autre niveau : la durée, quand on commence aussi à lire ce livre comme deux bandes dessinées juxtaposées.

Dans le livre de François Ayroles, le cadre est étendu à la case. Cette technique narrative est assez fréquente dans les bandes dessinées muettes.
Ces cases agrandies à la page témoignent de la prise en compte du format du livre par les auteurs. Elles sont fréquentes dans les bandes dessinées muettes car l’absence de mots favorise la prise de conscience du rôle de l’image dans un strip ou dans une planche et par extension dans le livre.
La bande dessinée muette, par son absence totale de mots interroge, aussi les auteurs sur la fonction du livre conçu originellement pour l’écrit. La mise en page avec une seule case en propose une appropriation.

Cette affinité de la bande dessinée muette avec la métamorphose explique que les thématiques fantastiques ou oniriques soient si présentes dans les bandes dessinées muettes. Citons La planète encore de Mœbius, La clef des champs de Killoffer, Druimm de Rossi, Silent de Takayama.

Les mécanismes du rêve, tels que les décrit Freud (1856-1939), fonctionnent sur un principe de condensation permettant la création d’une «image médiane mixte».[10]
La métamorphose est souvent un moyen d’exprimer ce phénomène car elle confirme le passage d’un état à un autre. La condensation, par contre, n’est pas la même chose puisqu’elle condense les états pour en faire un seul. Dans un cas, il y a une image mentale mixte conçue par déduction, dans l’autre une image mentale mixte conçue par addition. La métamorphose déduit une image médiane d’un état initial avec un état présent. Elle les met en rapport et en fait surgir les points communs médians reconstituant le processus de transformation.

La condensation additionne les images et les superpose sans qu’il y ait de points communs entre elles.
La bande dessinée, dans le processus psychologique que nous avons décrit plus haut, fonctionne à la fois comme déduction (entre deux cases, elle déduit une image mixte pour passer de l’une à l’autre) et par addition de tous les autres niveaux sémantiques (allant du façonnage du livre à la typographie des caractères des textes dans les bulles).
La bande dessinée muette est plus propice au rendu des situations oniriques car elle a réussi à se passer des textes comme le rêve. Freud compare ce dernier à la peinture : «(…) de même que la peinture a fini par trouver le moyen d’exprimer autrement que par des banderoles les intentions des personnages qu‘elle représentait (tendresse, menace, avertissement, etc.), le rêve parvient à faire ressortir quelques-unes des relations logiques entre ses pensées en modifiant d’une manière convenable leur figuration».[11]
La bande dessinée muette qui s’exprime elle aussi «autrement que par des banderoles», fonctionne de ce point de vue comme le rêve ou la peinture.

La seule illustration reproduite dans L’interprétation des rêves de Sigmund Freud est une bande dessinée muette trouvée en 1907 par Sandor Ferençzi (1873-1933) dans le journal humoristique hongrois Fidibusz (fig.43).[12] Ce gag en une planche est construit sur un effet de zoom arrière nous faisant passer d’un simple trottoir à un quai océanique, ceci pour montrer le besoin pressant et intarissable d’un jeune bambin aidé par sa gouvernante. Celle-ci est réveillée par les cris du bambin dont on peut supposer qu’ils lui apparaissent aussi puissants que la sirène d’un paquebot transatlantique. L’échelle des plans et la taille des bateaux montrent le travail de déplacement de l’énergie psychique du rêve. Le quai/trottoir, la gouvernante et le bambin sont la surdétermination ou dramatisation du rêve.

Cette bande dessinée muette est pour Freud un rêve de la première sorte, «un rêve infantile, clair et raisonnable» toujours de forme brève, qui correspond à la satisfaction d’un désir ou d’un souhait.[13]
La dernière case montre qu’il s’agit d’un rêve d’un des deux personnages. Cette structure tabulaire et cette thématique était déjà exploité aux États-Unis par Windsor McCay, dès 1904 avec la série L’amateur de fondue au chester, puis à partir de 1905 avec Little Nemo in Slumberland.
Dans cette bande dessinée, le discours est souvent superflu, à l’image des chiffres qu’apposait McCay aux cases des premières planches pour en indiquer le sens de lecture. Le discours verbal hésite entre prétexte et tautologie dans son rapport aux images.

Cette structure tabulaire, avec le réveil du personnage en bas à droite, donne souvent l’impression que le reste de la planche a été son discours. Elle devient une sorte d’immense bulle en langage bande dessinée muette, de structure comparable à ce gag du livre Les récrés du petit Nicolas dessinée par Sempé (fig.44).[14]

Sur les trois sortes de rêves identifiés par Freud, ces bandes dessinées ne dépassent pas le stade des rêves raisonnables qui provoquent l’étonnement (c’est à dire la seconde sorte, la première étant les rêves infantiles déjà évoqués plus haut).
Pour arriver à la troisième sorte, aux rêves manquant de sens et de clarté, il faut aller au-delà de la structure tabulaire de la planche et surtout que ce ne soit plus directement le personnage qui rêve mais l’auteur de la bande dessinée.
Mœbius réunira pour la première fois toutes ces conditions comme nous avons pu le voir dans le second chapitre. Giraud dit lui-même : «Mœbius consiste à utiliser le dessin (…) pour se plonger dans ce que les surréalistes appelaient “le rêve éveillé”».[15] L’absence de clarté dans Arzach est surtout frappante dans le quatrième chapitre qui semble une mosaïque «de fragments empruntés» à d’autres bandes dessinées, voire du même album (la scène de voyeurisme, par exemple, ressemble à celle qui enclenche la première histoire).

Cette démarche reste encore rare, beaucoup de jeunes auteurs se mettent en scène dans différentes bandes dessinées autobiographiques, mais très peu se racontent de manière inconsciente comme l’a fait Mœbius. Certains, comme David B. dans son album Le Cheval blème, ont retranscrit leurs rêves en bandes dessinées mais toutes ces histoires sont racontées avec des narratifs et des bulles.
Pour pouvoir atteindre ce type de «rêves éveillés» il faut des dessinateurs qui expérimentent (comme Killoffer), flânent instinctivement sur leurs planches (comme Mattt Konture qui appelle cela de l’«auto-psy»[16] ) ou aient une très grande facilité expressives (comme Blutch).

Après la métamorphose fantastique et onirique, celle liée au dévoilement ou l’habillements des corps sont parmi les plus communément traitée par des séquences muettes ou des bandes dessinées muettes.
Dans la planche six de la première histoire de Soirs de Paris par exemple, on a pu voir une scène de strip-tease. Dans le premier chapitre d’Arzach c’est la vue d’un corps de jeune femme se dévoilant qui déclenche l’histoire. A la planche deux du dernier chapitre d’Arzach, on retrouve encore une scène où une jeune femme se déshabille. Pour finir cette thématique inépuisable de la bande dessinée muette, citons The system de Kuper dont un des personnages principaux est une strip-teaseuse.

Notre extrait de Gun smith Cat de Sonoda Kenichi montre une scène de métamorphose inverse où Mini May se prépare et s’habille avant de sortir. Cette scène est d’autant plus intéressante qu’elle est ici annulée par un effet de zoom allant d’un plan moyen à un gros plan. Le zoom n’est pas une métamorphose, il change la taille du plan et non celle des personnages ou des objets (fig.45).
Dans l’album La mouche de Trondheim, il y a une métamorphose qui est justement l’inverse d’un effet de zoom puisque c’est le personnage principal lui-même qui change de taille.

3) Au-delà des mots
Dans la bande dessinée muette et les séquences muettes, au-delà des mots ne signifie pas les remplacer mais s’en servir autrement, les rendre muets ou traduire l’intraduisible par autre chose que des mots. C’est à la fois se rendre autonome des mots et les rendre autonomes.
C’est aussi échapper à la mise en séquence du langage, retourner à une certaine simultanéité de l’image.

La transformation des mots en images n’est pas l’apanage de la bande dessiné avec bulles. La bande dessinée contemporaine a souvent transformée les mots en images dans l’espace de la case.
Elle transforme, par exemple, les lettres en personnages comme le fait David B. dans La Sirène. Dans cette histoire, un A s’échappe d’un livre que se sont jeté à la figure deux bibliothécaires, qui s’insultaient avec des bulles d’images dans une séquence muette épique. Le A devient un ex-libris ce qui n’est pas tolérable pour les bibliothécaires. Il est donc recherché et, tout en s’évertuant à échapper à ses poursuivants il s’aperçoit grâce à la rencontre d’une Sirène, qu’il est lettre avant d’être A et qu’il peut se métamorphoser en vingt-six lettres et avoir les vingt-six visages de l’alphabet. L’avis de recherche devient alors un immense abécédaire de vingt-six portraits d’un fugitif. Ce ne sont plus des lettres mais des portraits.

Le dessinateur Fred ne transforme pas les lettres en fuyards recherchés mais en terra incognita à explorer. Philémon son personnage, va sur les lettres des mots «Océan Atlantique» qui sont sur toutes les planisphères. Entre autres moyens pour pouvoir aller sur ces lettres, il utilise parfois des onomatopées, ces mots tolérés à l’extérieur des bulles. Dans notre exemple, c’est avec le mot «Boum» qu’il va sur le O de «Océan Atlantique».
Le O du mot «boum», où se sont accrochés les personnages, leur sert d’objet volant puis de bouée de sauvetage et enfin devient le O de «Océan Atlantique». Dans notre exemple, ce passage par un mot est décrit par une séquence quasi-muette (fig.46 à 48).

Les Schtroumpfs montrent aussi, à leur manière, que les mots ne sont pas forcément nécessaires. Ils utilisent le mot qui les désigne pour exprimer de multiples choses.
Comme le dit si bien Gilbert Lascault : «La civilisation des Schtroumpfs refuse à la fois le silence et la foi en la parole, plus certains schtroumpfs parlent, plus ils disqualifient le discours. Ils s’appuient sur l’existence de la rhétorique, les proverbes, les gestes ; ils montrent l’inutilité de la plupart des subtilités verbales et le caractère tautologique de bien des affirmations. Qui marche avec une hache sur les épaules informe : “je vais schtroumpfer du bois”».[17]

Les deux premiers exemples sont liés à des séquences muettes. Pour les Schtroumpfs, c’est l’usage du mot «schtroumpf» qui rend les séquences muettes. Comme le montre Gilbert Lascault, c’est souvent l’image qui rend compréhensible le langage schtroumpf, mais des images qui n’avaient pas besoin de texte explicatif. L’univers schtroumpf est fondamentalement tautologique.
Ces trois exemples nous montrent que la bande dessinée sait s’éloigner du langage écrit et de la parole pour s’en servir autrement et le démystifier.

C’est ce terrain qu’explore plus particulièrement la bande dessinée muette avec bulles. Celle-ci sait aussi rendre la parole magique, qui est ici sans significations, sauf pour celui qui la prononce. Pour la rendre encore plus extraordinaire, la formule magique est traduite par des signes «cabalistiques» se proposant d’être une sorte d’alphabet imaginaire.
Comme nous le montre Cythère l’apprentie sorcière dessiné par Fred, on ne traduit plus phonétiquement, dans les bandes dessinées, l’incompréhensible parole magique par une formule du type «abracadabra» (fig.49).
Dans cet exemple, la formule magique est rendue doublement magique puisqu’elle est imprononçable et donc encore plus incompréhensible pour le lecteur. Elle devient une image sonore juste visible.

Dans les histoires de science-fiction, comme par exemple les aventure de Valérian l’agent spatio-temporel de Mézière et Christin, on retrouve les mêmes tentatives graphiques pour montrer les langages d’extraterrestres tous aussi exotiques et imprononçables que la formule magique de Cythère.
En général ces signes graphiques sont assez discernables pour penser à des pseudo-lettres ou pseudo-idéogrammes et suffisamment mélangés pour ne pas signifier un éventuel sens de lecture. Ils nous mettent dans un état aphasique, incapable de lire ou de prononcer des mots.

Ces systèmes allient cécité verbale (incompréhension des signes écrit) et surdité verbale (incompréhension des sons émis). L’auteur canadien Chester Brown a conçu une bande dessinée en partie muette reposant uniquement sur une surdité verbale.
Intitulée Underwater, elle raconte la lente émergence de deux enfants, de leur naissance à la maternelle (fig.51 à 54).[18]
L’histoire est racontée de leur point de vue, principalement pour ce qui est du domaine des dialogues.[19] De ce fait, toutes les bulles des premières planches retranscrivent les paroles uniquement par phonétique. Au fur et à mesure que les enfants grandissent, des mots émergent de ces sons et la part de texte phonétique diminue. Les premiers mots qui apparaissent sont ceux d’affirmation («okay»), les pronoms personnels («you») et les verbes d’état (en particulier le verbe être : «are») (fig.53).
L’écriture phonétique de Chester Brown est volontairement approximative et floue. Elle n’utilise pas l’alphabet international de phonétique et ne semble pas mieux perçue par les lecteurs anglophones, comme en témoignent les pages courrier du deuxième numéro de ce comics. L’auteur y retranscrit une dizaine de lettres témoignant toutes de l’incompréhension des lecteurs à travers des reproches ou des demandes de précisions.
Le titre Underwater évoque la perception grossière et déformée des sons que nous pouvons avoir, par exemple, quand nous nageons sous l’eau. Brown essaie d’approcher cette imprécision ce qui explique sa phonétique très personnelle et l’incompréhension des lecteurs.

Les personnages de ce comics sont humanoïdes, Brown ne pouvant montrer la lente croissance perceptive d’un enfant humain au travers d’une bande dessinée qui condense trop rapidement la durée. Tout cela, associé au découpage des scènes et à la volonté de jouer sur les silences, ajoute à l’aspect flou du langage et à son incompréhension.[20]

La parole incompréhensible se retrouve aussi dans les bulles de savant, professeur, académiciens, etc. L’auteur de bande dessinée y met des équations ou des schémas géométriques pour montrer le langage abscons en bloc des hommes de sciences.
C’est ce que fait, par exemple Killoffer, dans deux de ses bandes dessinées muettes : l’une intitulée Coucou ! Qui c’est ? et l’autre ayant pour titre juste un point d’interrogation. La première décrit un savant cherchant la cause de la panne de son coucou et dans la seconde Killoffer lui-même réfléchit au montage d’un livre.

Pour traduire l’incompréhension du langage scientifique, cela peut aller jusqu’à l’insertion d’un document brut dans une bulle pour montrer l’ennui que provoque ce discours mais aussi l’ennui qu’il provoque à être recopié par le dessinateur. Par la présence de cette image indiciaire le ou les auteurs augmentent ainsi leur connivence avec le lecteur.[21]
Ce système se retrouve aussi dans les bulles où le personnage cite un document ennuyeux en général technique, scolaire ou administratif. Le document est souvent de caractère énumératif comme par exemple des horaires de trains, de marées, des tables de nombres premiers, des extraits de code civil, ou une liste de latitudes (fig.55).

Ce genre de documents bruts a ici la fonction supplémentaire de renforcer la litanie du discours, augmentant ainsi son caractère ennuyeux et créant un hiatus dans le rythme des dialogues qui montre la dépersonnalisation du personnage, son absence, sa non-implication à l’aventure en cours.

La bande dessinée muette avec ou sans bulles traduit aussi ce qui ne peut être dit parce que cela n’est pas descriptible.
Les raisons peuvent en être le manque de temps, de vocabulaire, ou bien morales.
Nous avons vu que pour traduire un état extrême la bande dessinée avait recours à des symboles. C’est le manque de temps qui légitime leur utilisation : soit l’auteur n’a qu’une case pour montrer l’état du personnage, soit la description par la parole brise le rythme du récit par sa durée ou par ses informations trop ou pas assez complètes. De ce fait, l’instantanéité d’une pensée est souvent traduite par la simultanéité de perception qu’offre l’image.
Les actes immoraux sont le plus souvent en séquences muettes, Thomas Ott base toute son œuvre sur une description d’actes réprouvés : crimes, vols, mensonges, etc. La limite aux séquences muettes ayant cette thématique sont les narratifs, en général ceux du tueur ou bien ceux des victimes se remémorant leur calvaire.

L’acte amoureux est lui aussi souvent muet dans les bandes dessinées car il est montré et donc il n’est plus moralement acceptable.[22]
La thématique de l’acte amoureux est peut-être celle qui peut prétendre le plus à toutes les catégories que nous nous sommes fixées.
Il décrit une action, il se passe généralement dans le silence de la nuit et il est une métamorphose par le plaisir ou encore entre deux personnages n’en formant plus qu’un. Dans L’homme à sa fenêtre, l’auteur italien Lorenzo Mattotti a réalisé une séquence muette évoquant cette métamorphose par le mélange des corps (fig.56).

Fantasmé, l’amour se prête aussi volontiers à une mise en scène onirique et fantastique. Crépax a réalisé en 1977 un album entièrement muet en noir et blanc de quatre-vingt-seize pages décrivant les fantasmes érotiques de sa célèbre héroïne Valentina.[23]

4) Le mouvement
Nous distinguerons quatre types de mouvements qu’aborde plus particulièrement la bande dessinée muette :
a) le mouvement cinématique qui s’attache à la retranscription la plus précise possible d’un mouvement.
b) Le geste ou kinésique qui s’intéresse à l’expression et l’esthétique d’un mouvement.
c) Le mouvement d’amplitude utilisant en générale des moyens de transport.
d) Le vol sous toutes ses formes et avec n’importe quel moyen.

a) Le mouvement cinématique est une des caractéristiques les plus anciennes de la bande dessinée muette, elle remonte au Chat Noir.
Une bonne partie de la bande dessinée muette se constitue comme une cinématique. Elle s’attache à décrire le mouvement le plus précisément possible.
Le cadre et les plans sont le plus souvent invariables. Si le personnage bouge, en dehors de cet espace, un travelling le suit ; le plus courant est le travelling latéral comme dans les bandes dessinées de Fabio.
Chris Ware joue avec une grande finesse de ces paramètres comme on peut le voir dans notre exemple où la souris Quimby trouve et ramasse la tête du chat Sparky.
Chris Ware donne à certaines de ses bandes dessinées l’aspect de vielles pellicules. La disposition des cases et sur certaines, l’ajout de salissures et de rayures donnent l’impression que la lecture se fait de haut en bas, mais les cases sont numérotées pour confirmer le sens de lecture traditionnel (fig.57).

En France, Barbe a fait le même genre de bandes dessinées dans les années soixante-dix et quatre-vingts (fig.58). Son style de dessin était sans aucune référence aux cartoons comme, par exemple, celui de Ware.
Les références de Barbe sont avant tout celles du cinéma. Les cases de ses bandes dessinées sont systématiquement disposées pour une lecture de haut en bas. Sur la marge des cases, il dessinait même parfois les encoches pour le déroulement des films.

En 1992, Andreas a signé une impressionnante page muette, d’exactement trois cent cases, dans le septième volume de la série Rork intitulé Descente (fig.59).
Sachant, par exemple, qu’une manga fait en moyenne cinq cases par pages, Andreas signe là l’équivalent d’une manga de soixante pages entièrement muettes.
Rork, le personnage central de cette série, est ici dans un vaisseau dirigé par une mystérieuse «présence». Dans cette page, il est confronté pour la première fois à cette «présence» (qui se manifeste paradoxalement par l’absence) dans un non-lieu où tout repère est banni, provoquant par là des impressions contradictoires de chute ou de lévitation qui poussent au bord de la folie.
Le mouvement est décrit avec une grande précision. Les impressions d’extrême éloignement et de très gros plan sont très impressionnantes. Ces cases grossies chacune à la taille d’une page et reliées en un seul livre de trois cents pages restitueraient parfaitement le mouvement de Rork allant de la panique à une position méditative.

La description précise du mouvement peut aller jusqu’aux flip books (ou feuillétoscopex), ces «petits carnets de poses successives dessinées ou photographiées» qui reconstituent une courte séquence d’animation en les tenant coincés entre les doigts des deux mains.
Les flip books n’entrent pas dans la définition de la bande dessinée en trois points que nous avons détaillés dans le premier chapitre. Ils ne sont pas issus du rapport texte/image, mais de l’animation. Leur inventeur est Emile Cohl (1857-1938) qui a été le premier à réaliser vers 1920, un feuillétoscope à phases photographiques intitulé Gaminerie et première cigarette qui mettait en scène son propre fils.[24]
La bande dessinée peut parfois empiéter sur le domaine des flip books. Dans les marges des pages de certains albums ou hebdomadaires s’adressant à la jeunesse, on trouve souvent de courtes séquences animant un personnage ou un visage.

En 1997, deux petits livres de Roberto Prual-Reavis ont été publiés chez l’éditeur Didier jeunesse, qui comptent les aventures d’un chien nommé Une idée de chien que l’on peut suivre soit Dans les airs (fig.60) et soit Sous la terre.
Comme dans un flip book, il y a une case par page, et le format permet de coincer ces livres entre les doigts pour accélérer le défilement des pages. Mais, comme dans une bande dessinée, le livre est cartonné et surtout la séquentialité est suffisamment large pour raconter une histoire. Les livres ne font que trente-cinq pages, mais il y a plusieurs rebondissements. Ils offrent deux possibilités de lecture : une sur le mode flip book qui reconstitue une animation, et une autre page par page tout aussi lisible. Ces possibilités sont accentuées par des scénarios en boucle qui font revenir Idée de chien à la case de départ.

b) Une autre partie s’intéresse au geste, à son esthétique et à son expression. Si notre première catégorie tissait des liens avec le cinéma et son rendu du mouvement, la gestuelle évoque plutôt celle de la danse et du théâtre. L’étude de l’expression des gestes se fait ici encore dans le cadre du mouvement. De ce fait, les dessins s’apparentent souvent à ceux de croquis, et se caractérisent, généralement, par une absence de cadres. Les plans et les angles de vue restent fixes. Les séquences accompagnent le mouvement et/ou simulent une certaine simultanéité. La volonté est de saisir le geste quand la cinématique voulait restituer.
Nos exemples tournent autour des arts du spectacle ou de la relation peintre et modèle. Baudoin dans Flip Coca décrit la chorégraphie d’une danseuse (fig.61 et 62), thème que l’on retrouve aussi chez Blutch. Celui-ci, dans notre exemple, entoure sa danseuse de silhouettes géométriques accentuant encore la gestuelle de sa danseuse (fig.63 et 64).
Dans Le Portrait, Baudoin, par cette volonté de saisir cet insaisissable, suspend la narration, retient le temps en détaillant et accompagnant la gestuelle d’un de ses personnages (fig.65 et 66). Celle-ci est le modèle d’un dessinateur, thématique que l’on retrouve là encore chez Blutch, plus particulièrement dans Mitchum numéro deux d’où notre exemple est extrait. Cette planche peut être perçue comme une page de croquis et en même temps comme une description d’une foule, un spectacle quotidien dont il essaie de faire ressortir la beauté. Elle plante aussi magnifiquement le sujet où un dessinateur va apercevoir une jeune femme qui deviendra plus tard son modèle (fig.67 et 68).

Notre dernier exemple n’a plus rien des croquis mais l’auteur s’était fait spécialiste de l’adaptation de pièces de théâtre et principalement celles de William Shakespeare (1563-1616). Trois de ces adaptations ont été traduites en français : Roméo et Juliette, La tempête et Hamlet (fig.69).
Di Lucca n’utilise jamais de cadrage. Il situe ses personnages dans une scène et décrit leurs mouvements successivement. L’angle de vue est toujours frontal comme vu d’une salle de théâtre. Dans cette rare séquence muette, nous voyons Hamlet réfléchissant au moyen de faire avouer à son beau père le meurtre de son père. Chez cet auteur, l’état du dessin n’a rien à voir avec celui des croquis, mais l’on retrouve cette absence de cadres et ces phases successives de gestes servant à saisir ou traduire une émotion, une pensée.
On remarque aussi que dans nos exemples la taille moyenne des cases est supérieure à celle du mouvement cinématique qui à tendance à reproduire la taille et/ou le format des photogrammes des films.

c) Par l’expression «action d’amplitude», nous désignons les mouvements utilisant un moyen de transport.
Les séquences sont le plus souvent courtes et transitionnelles. Elles seraient plus longues si les trains, avions ou voitures étaient humanisés et pouvaient s’exprimer. Mais, pour l’instant, cela n’a pas été fait en bande dessinée muette avec ou sans bulles.
Dans notre exemple de Chris Ware déjà évoqué plus haut, le mouvement et l’accident d’une voiture sont décris. Dans The system, Peter Kuper énumère tous les moyens de transport qu’il est possible d’utiliser, cela va du skateboard à l’avion. Il renforce l’idée de circulation de la ville et augmente les possibilités de croisement entre les personnages, tissant par-là un réseau qui participe à l’élaboration du système narratif.
Dans La planète encore (fig.70 à 73), Mœbius décrit le mouvement fluide d’une barge de débarquement. La bande dessinée muette peut exprimer la lenteur comme les grandes vitesses. Les scènes de poursuite en voiture, de combats d’avions ou de vaisseaux sont autant de sujet que peut traiter la bande dessinée muette. C’est la variation du cadrage qui sera chargée, dans la majeure partie des cas, du sentiment de vitesse (droit et rectiligne pour la lenteur, oblique et trapézoïdale pour la vitesse).
Dans nos trois exemples précédemment cités, les moyens de transports sont schématiques et ont un aspect ludique, expressif qui favorise ces scènes.

d) La sensation de vol est un des effets les plus reproduit par la bande dessinée muette. C’est celui qu’elle rend le mieux, qu’elle arrive le plus à dynamiser. Une perception de l’objet sous tous les angles, des cadrages larges et souvent horizontaux permettent cette illusion.
Comme l’a justement fait remarquer Pierre Fresnault-Deruelle, la planche introduit une dimension spatiale dans la lecture contre une dimension temporelle pour le strip. Avant l’utilisation de la planche, les situations de vol n’étaient pas décrites aussi longuement. Toute les scènes de sensations de vols se sont faites en planches et non en strips. La planche donne pleinement l’espace où le vol peut s’effectuer.
La plupart de ces scènes se font dans le cadre d’une thématique fantastique ou onirique où le(s) personnage(s) semble(nt) flotter et se déplacer silencieusement.

Mœbius est l’auteur qui a le plus utilisé cette impression. Arzach est un personnage volant sur un ptérodactyle et dans La planète encore, Gir montre l’arrivée et le départ des deux personnages Atan et Stel dans leur étrange vaisseau, mais aussi le vol onirique et initiatique de Atan.

Cette sensation de planer est liée au rêve mais aussi à l’utilisation de substances hallucinogènes.
Le dessinateur Arno (1961-1996) résume cette situation en trois planches dans son histoire intitulée Paradis d’enfer, où un personnage se retrouve dans la situation de rêve uniquement par l’injection d’héroïne.[25] Son double ectoplasmique s’envole et redescend dès qu’il est en manque de drogue.
Mœbius ne cache pas non plus qu’il consommait du cannabis à l’époque d’Arzach. En cela, il suivait les idées véhiculées par l’underground américain et certaines des valeurs post soixante-huitardes.
Toute la mystique qui peut s’attacher au vol (celui de l’âme ou d’un double ectoplasmique par exemple) est retranscrite le plus souvent en séquences muettes.
Dans The sytem, Kuper montre un personnage sortant du coma, en lui faisant prendre un envol symbolique de son lit d’hôpital vers le soleil au dessus d’un New York débordant de vie.
Kuper montre aussi la dimension intérieure du vol, aspect qui plus généralement semble à l’origine de cette dimension autobiographique de la bande dessinée muette, que nous avons déjà évoquée.

Les vols ne sont pas seulement horizontaux ou donnant l’impression de flottement entre deux courants. Ils peuvent aussi être ascensionnels et surtout désensionnels comme dans Absurden calfeutrail (fig.74), bande dessinée muette de huit planches réalisée par Mœbius en 1977 ou encore Le vide dessiné par Vink en 1991.[26] Cette impression de vide, de vertige qui s’en dégage se fait là encore dans un cadre onirique et fantastique.

L’impression de vol ou de flottement n’est pas spécifiquement liée au milieu aérien. Il peut être aquatique (comme dans L’homme qui marche de Taniguchi) ou spatial (en dehors de l’atmosphère) comme dans la séquence muette d’Akira évoquée plus haut.

Les bandes dessinées muettes ne décrivent pas non plus uniquement un mouvement de personnages. Dans les effets de zoom et de travelling, par exemple, c’est «la caméra» qui donne l’impression de mouvement, induit par la variation du plan ou de l’angle de vue.
Le début de La mouche de Lewis Trondheim offre un bel exemple d’effet de zoom et de franchissement de distances allant de l’intersidérale à la poubelle d’une cuisine (fig.75 à 77).

Notes

  1. Maurice TILLIEUX : «Les moines rouges», in Tout Gil Jourdan vol.2, Marcinelle-Charleroi, Dupuis, 1985, p.108.
  2. Ce réalisme est celui du dessin et de sa qualité documentaire que nous avons évoqué dans le premier chapitre, mais aussi dans les sujets abordés.
  3. OTOMO Katsuhiro : Akira t.9, Grenoble, Glénat, 1991, pp. 165-169, 172-175, et Akira t.10, Grenoble, Glénat, 1992, p.9.
  4. TANIGUCHI Jirô : L’homme qui marche, Tournai, Casterman, 1995, pp.51-53.
  5. TANIGUCHI Jirô, op. cit. note 22, pp.127-134.
  6. TAKAYAMA : «Silent», in (A Suivre) H.S. n°6, Tournai, Casterman, juillet 1991, pp. 111-122.
  7. NIC et CAUVIN : Les faiseurs de silence, Marcinelle-Charleroi, Dupuis, collection «Les aventures de Spirou et Fantasio» n°32, 1984.
  8. Jean-Paul TIBERI : La bande dessinée et le cinéma, Paris, Regards, collection «Regards» n°1, 1981. p.49.
  9. Benoît PEETERS : Case, planche et récit, Tournai, Casterman, 1991, p. 27.
  10. Sigmund FREUD : Le rêve et son interprétation, Paris, Gallimard, collection «Folio essai» n°12, 1986, p.58.
  11. Sigmund FREUD : L’interprétation des rêves, Paris, PUF, 1976, p.270.
  12. Cette fameuse planche illustre le paragraphe n°6 sur «la symbolique urinaire» de la partie V intitulée «Figuration par symboles en rêve, autres rêves typiques» du chapitre sur «Le travail du rêve», id. ibid. p.316.
  13. Sigmund FREUD, op. cit. note 28, pp. 27-28.
  14. René GOSCINNY et SEMPE : Les récrés du petit Nicolas, Paris, Gallimard, collection «Folio Junior» n°468, 1988, p.42 (première édition 1963 chez Denoël).
  15. Jean GIRAUD : Mœbius Giraud, histoire de mon double, Paris, Edition n°1, 1999, p.167.
  16. Mattt KONTURE : Ivan Morve, Paris, L’Association, 1996.
  17. Gilbert LASCAULT : «Fragmentaires divagations sur la BD» in L’arc n°50, Paris, 1972, p.29.
  18. Chester BROWN : Underwater n°1 à 11, Montréal, Drawn and Quaterly, Août 1994 à Octobre 1997.
  19. Au tout début de cette histoire, Brown montre les scènes du point de vue de la vision floue des deux enfants (fig.51). Ensuite, rien n’indique visuellement qu’il s’agit du point de vue des enfants. La cécité verbale est en partie perceptible sur certains objets comme, par exemple, une horloge (fig.51) ou les portes des appartements, qui ont tous un alphabet mélangé à divers autres signes (fig.53).
  20. Pour montrer cette lente progression, Brown utilise la couleur de sa planche. Dans les premiers volumes le fond est noir et au fur et à mesure la part de blanc augmente, passant du gris foncé au gris plus clair jusqu’au blanc à partir du volume dix, quand les enfants apprennent à lire.
  21. Certaines insultes du «langage imagé» du Capitaine Haddock jouent aussi sur ce côté abscons du langage scientifique. Ces insultes sont généralement perçues comme des sortes d’onomatopées par la plupart des lecteurs. Un comique en trois étapes : le premier effet comique est dû à la prononciation du mot («cercopithèque» par exemple), le second vient en sachant que ce mot a un sens décalé et enfin le troisième surgit en trouvant ce sens dans un dictionnaire permettant de mesurer l’ampleur du décalage.
  22. Surtout du point de vue de la loi de 1949. Fin 1997 des manga érotiques traduits en français ont fait l’objet de mesures d’interdiction d’exposition et à la vente aux mineurs.
  23. Il faut noter que cette performance de Crépax est restée inaperçue. La forte présence graphique de son dessin fait que cette bande dessinée muette ne semble pas plus muette que les autres aventures de Valentina. On se demande même parfois s’il ne lui manque pas des dialogues ou des monologues, chose impossible à imaginer pour Arzach par exemples.
  24. RIVOIRE et CARRET : «Flip books», in Charlie, n°107, Paris, Du Square, Décembre 1977, pp.34-35.
  25. ARNO : «Paradis d’enfer», in (A Suivre) Hors série n°6, Tournai, Casterman, Juillet 1991, pp.37-39.
  26. VINK : «Le vide», in (A Suivre) Hors série n°6, Tournai, Casterman, Juillet 1991, pp.61-64.
Dossier de en août 2006