Des carottes

de

«Tout a commencé à une réunion de l’Association en 1990 où je vois les premières planches du Galérien de Stanislas. Leur gabarit simple et constant de trois cases sur quatre ainsi que leur côté feuilletonesque et improvisé me donne une envie jalouse de faire pareil. Seulement, je ne sais pas dessiner.»

Ainsi Trondheim débute-t-il l’«Avant-propos» à Lapinot et les carottes de Patagonie, livre qui paraîtra en 1992. Le projet, au départ, est simple : improviser une histoire sur «mettons… 500 pages». L’auteur en dessinera 424, d’octobre 1990 à la moitié de 1991. Il passe ensuite à d’autres projets au sujet desquels je reviendrai. Il dessine enfin les 76 pages restantes en 1992, sur insistance de collègues et amis, terminant le livre alors que les premiers cahiers sont déjà imprimés. Sans compter la période d’arrêt entre les pages 424 et 425, Trondheim n’a passé en tout et pour tout que 12 mois sur ce livre imposant, ce qui fait une moyenne d’environ 42 planches par mois, chacune comportant un gaufrier de 12 cases — 6000 cases en tout.

Je note cet étonnant taux de prolifération (presque un album franco-belge par mois) car elle montre la rapidité de Trondheim à ce moment et le peu d’entraves séparant l’auteur de son dessin. Il faut dire que c’est précisément ça le projet des Carottes : pour Trondheim, apprendre à dessiner signifiait surtout apprendre l’efficacité, bref à trouver la meilleure manière de faire vite et bien. Il ne s’agissait donc pas pour l’auteur de gagner en virtuosité mais bien d’atteindre le degré minimal d’intervention nécessaire à raconter une histoire complexe. En ce sens, les Carottes répondent tout à fait à la logique du Dormeur et de Psychanalyse.

* * *

On dit parfois du disque The Velvet Underground & Nico — exemple canonique d’exécution minimaliste au service de la chanson rock — qu’il a inspiré la plupart de ses auditeurs à faire de la musique à leur tour. Je me demande si les Carottes n’ont pas eu le même effet sur ses lecteurs. En fait, j’imagine assez bien l’existence d’une «génération des Carottes», multitude invisible de jeunes auteurs éparpillés qui n’attendraient qu’à se reconnaître dans cette description… C’est que l’exemple trondheimien est éloquent ; il donne envie de «choisir ses batailles», de privilégier des solutions d’efficacité graphique et de se concentrer sur l’histoire à raconter : peut-être même une sorte de confirmation de cette théorie qu’on entend parfois, à propos d’une prétendue supériorité du scénario sur le dessin…

Lorsque Trondheim entame les Carottes, il ne fait pas l’œuvre d’une vie, pour lui ce n’est d’abord qu’un exercice. Pratiquer intensément le dessin sur autant de pages donne forcément des fruits. Ici, cette pratique se traduit en un trait d’une souplesse et d’une évidence croissante. Mais il suffit de comparer le résultat — par exemple les dernières pages des Carottes — avec ce que l’auteur produisait déjà, trois ans plus tôt, dans ACCI H3319 pour constater que l’écart n’est pas si grand entre l’un et l’autre. Je l’ai dit, Trondheim savait déjà dessiner avant d’entamer ce monstrueux projet. En tout cas il est bien plus adroit que ce que le début des Carottes, sous son trait gras, peut nous faire croire. D’où la question : pourquoi un si grand détour — 424 pages ! — pour revenir à peu près là d’où il était parti ?

Ce mystère s’éclaircit lorsqu’on sait que pour ce projet Trondheim choisit d’emblée de larguer un lest invisible : le crayonné. Travailler directement à l’encre lui semble une condition sine qua non à ce qu’il puisse compléter ce projet dans un laps de temps raisonnable. Intimidé d’abord, il se facilite la tâche de deux manières. D’abord, par un trait volontairement plus gras, destiné à cacher ses «défauts». Ensuite — et ce détail est moins connu — en dessinant chaque case sur une feuille séparée, cases qui seront ensuite découpées et collées en séquence. Trondheim continue ce bricolage pendant une dizaine de planches avant d’avoir assez confiance en lui pour attaquer le reste directement. Il est naturel que Trondheim pense à jouer des ciseaux ; après tout, c’était sa technique de travail pour les Psychanalyse et compagnie. Mais cette technique ne pouvait pas durer : comme le crayonné, elle représente une charge supplémentaire, alourdissant un travail déjà assez intimidant comme ça. Le reste du travail se fera donc directement à l’encre. Ce que Trondheim cherchait à «apprendre» avec ce projet, c’est ce qu’on pourrait appeler le dessin direct (comme on dit «cinéma direct»).[1]

Quant au trait des premières pages, son évolution est rapide. Dès la page deux, Trondheim abandonne les hachures. Plus on va et plus l’encre s’affine et prend du corps. Le coup de patte trondheimien, que j’essaierai plus loin de décrire, s’installe définitivement dans les cent premières pages et le reste du livre ne sera qu’un lent processus d’affinement. Le contrôle de Trondheim sur sa ligne est donc atteint très rapidement et naturellement. Aujourd’hui, Trondheim vous dira que ce livre n’était pas fait pour être publié. Mais était-il vraiment convaincu dès le départ de la nature privée de cet exercice ? Car voilà qui expliquerait certains scrupules, certaines hésitations…

* * *

Je constate donc les contraintes suivantes dans les Carottes : la longueur (500 pages, pas une de plus ni de moins), le découpage (un gaufrier immuable de trois par quatre cases) et enfin la pratique du dessin direct. Une contrainte moins apparente, d’aspect secondaire, mais qui influe beaucoup sur le déroulement du livre, est celle de la dernière case, qui montre Lapinot devant l’ambassade de Patagonie : cette fin fameusement inconclusive avait été prévue par l’auteur autour de la page 50. Autrement dit, pour les neuf dixièmes du livre, la question pour lui était : comment je vais m’y prendre pour arriver à cette dernière case ?

La contrainte est une question banale chez Trondheim, elle est toujours là, quelque part.[2] Elle prend souvent la forme d’une boutade prise au pied de la lettre. L’auteur se dit quelque chose comme : «Tiens, je me demande ce que ça donnerait si…» Et puis il essaie voir. Ses travaux les plus stimulants sont souvent ceux dont la forme est la plus contraignante. «Trop de liberté tue la liberté» — un autre lieu commun, mais que voulez-vous ? Ce qui est particulier chez Trondheim, au fond, c’est que la contrainte est presque toujours perceptible. Le lecteur voit bien ce avec quoi l’auteur se débat et une bonne partie du plaisir est de le voir sortir victorieux de sa cage formelle. Son travail relève un peu de la prestigidation.
La contrainte trondheimienne me rappelle cette réflexion du jeune Steve Reich à propos de son travail de composition : «Je m’intéresse aux procédés perceptibles. Je veux pouvoir entendre le procédé tel qu’il apparaît à travers la musique entendue.»[3] Reich prône dans le texte cité la composition de pièces qui ne sont pas basées sur des procédés mais qui au contraire sont elles-mêmes des procédés. Si on accepte de remplacer le mot «procédé» par «contrainte», il est difficile de ne pas voir le rapprochement avec le Trondheim de Psychanalyse ou des Carottes.

L’intérêt du «procédé perceptible» reichien est qu’il s’oppose de facto à une idée courante — mais taboue — de l’art conceptuel, qui veut qu’un procédé (ou «concept») reste caché, comme s’il s’agissait d’un code secret. Très souvent, d’ailleurs, ce code ne sera «déchiffrable» qu’à travers le commentaire critique, celui-ci se voyant inséré dans l’œuvre comme une sorte de surtitre obligé. L’art devient une affaire ésotérique. Artiste et critique, dans cette optique, se retrouvent dans une relation d’interdépendance qui relève parfois du duo comique.[4] Je note en passant que la relation entre Trondheim et la critique est, au contraire, du genre glissant : ses œuvres s’expliquent d’elles-mêmes, les lecteurs «ordinaires» comprennent très bien le jeu sans qu’il soit besoin de la moindre explication de Grands Prêtres. Le critique trondheimien risque à tout moment de se retrouver dans la situation où il «explique le gag», sans grand génie, à des lecteurs déjà bien informés. Chaque lecteur de Trondheim est un critique en puissance.

Cette participation active du lecteur, écumant l’œuvre à la recherche de ses passages secrets, partageant ses trouvailles dans les fanzines et les forums, échangeant à propos de chaque détail de l’univers trondheimien, cette activité grouillante autant que populaire a peut-être l’effet pervers de faire croire à une œuvre naïve et superficielle parce qu’«accessible». Mon impression est contraire : Trondheim est loin d’être aussi simple qu’il paraît. Seulement, ses «clés de compréhension» sont dans les mains de chacun de ses lecteurs, et ceux-ci ne se gênent pas pour extrapoler sur ce qu’ils lisent. Qui sait, cette compétition déloyale irrite peut-être certains critiques qui auraient voulu être les premiers à noter les finales rimées des titres de Donjon
Je raille un peu, mais c’est de bon cœur. En fait, je me demande surtout si la prolifération d’exégètes amateurs autour de certains auteurs de bande dessinée n’a pas justement quelque chose à voir avec l’absence de travail critique «sérieux» les concernant ; je pense par exemple à Franquin dont le commentaire le plus exhaustif (Et Franquin créa la gaffe, qui date déjà de plus de vingt ans) relève justement de cette critique «populaire», à vocation encyclopédique.

Soit dit en passant : l’état perceptible de la contrainte trondheimienne s’accorde justement avec le fait que le dessin soit direct, c’est à dire sans crayonné. Parce que le crayonné, lorsqu’il est utilisé, est un procédé au même titre que les autres. Le fait que le crayonné ne soit pas visible à l’impression d’un livre équivaut, dans une certaine mesure, à ce que l’on ait caché le procédé qui a fait naître le dessin. Par contraste, dans les Carottes, le dessin s’explique lui-même. La page que l’on voit représente la manière dont elle a été faite.
Il faut noter cette caractéristique (qu’on pourrait aussi appeler transparence en l’opposant une nouvelle fois à ésotérisme) : elle est fondamentale chez Trondheim. On la reverra par exemple avec certaines questions éthiques et morales qui non seulement sont explicites dans son œuvre mais qui en forment souvent la structure.

Notes

  1. Et non pas dessin en direct. Ce que j’appelle dessin direct, c’est un dessin, au crayon ou à l’encre, qui n’a pas subi d’ébauche ou de crayonné préparatoire. Le cinéma direct (encore une fois, pas en direct) est analogue en ce qu’il filme les scènes comme elles se présentent, sans mise en scène ni étape intermédiaire. Il y a dans les deux cas une volonté d’authenticité mêlée à une part non négligeable d’improvisation. Pour le reste, ces deux disciplines s’avèrent très différentes et je n’irai pas plus loin dans cette comparaison. Je crois par contre qu’il faut se garder de parler de «dessin direct» dans un domaine autre que la bande dessinée : en arts plastiques, le terme n’a à mon avis aucun sens (tout dessin est à toutes fins utiles «direct»).
  2. Gilles Ciment s’est penché de manière exhaustive sur la question de la contrainte dans son article «Un homme libre qui s’oblige. Lewis Trondheim sous la contrainte», 9e Art no 13, janvier 2007. On peut en lire une version allongée sur son site web.
  3. «Music as a Gradual Process», Writings on Music, 1965-2000, Oxford University Press, traduit et souligné par mes soins. J’ai choisi de traduire l’anglais process par procédé («Méthode employée pour parvenir à un certain résultat») plutôt que par processus («Suite ordonnée d’opérations aboutissant à un résultat») (les deux définitions proviennent du Petit Robert). Le mot anglais original, plus flexible, contient les deux sens.
  4. Le comique de la relation critique-artiste a été facétieusement souligné par Borges et Bioy Casares dans leurs fameuses Chroniques de Bustos Domecq.
Site officiel de Lewis Trondheim
Dossier de en avril 2008