Numérologie, édition 2012

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La limite de l’analyse des chiffres et des considérations structurelles, c’est d’occulter ce qui fait avant tout la bande dessinée : un médium, un espace où peuvent prendre place récits, personnages, regards, émotions et discours, et dont le potentiel créatif ne montre toujours pas signe d’essoufflement. Dans les pages qui précèdent, on aura donc peu évoqué de projets éditoriaux forts ou d’initiatives d’auteur originales, tout simplement parce que le raisonnement économique (souvent limité) ne sait pas en évaluer la valeur.

Cependant, on peut légitimement se demander si la bande dessinée ne serait pas également en train de traverser une crise d’identité profonde, qui pourrait expliquer une partie des difficultés qu’elle rencontre. Pendant des années, le discours entourant la bande dessinée dans les médias s’est construit autour d’une série d’images qui se sont retrouvées fortement remises en question :

  • le mythe des origines, au sein des suppléments du dimanche des grands journaux américains, avec le Yellow Kid d’Outcault en œuvre fondatrice[1] ;
  • l’idée tenace d’une bande dessinée populaire (suivant les différentes acceptions du terme) s’adressant aux «jeunes de 7 à 77 ans», mais avant tout destinée à la jeunesse ;
  • la forme archétypale de l’album cartonné couleur (le «48CC»), comme standard «naturel» du genre — impliquant également la domination de «l’aventure» et du divertissement comme ambition principale ;
  • et enfin l’image d’une communauté unie par la passion, à la fois du côté des lecteurs mais également du côté des éditeurs et des auteurs.

Certes, le débat autour des origines reste avant tout du ressort des spécialistes, mais représente néanmoins un changement symbolique important : de médium destiné en premier lieu à des publications populaires, la bande dessinée apparaît comme avoir éclos dans de petits albums reliés, prisés par une élite[2] et bénéficiant dès la conception d’une approche théorique (l’Essai de Physiognomonie de Töpffer, publié en 1845).
C’est sur cette nouvelle base et dans un contexte de disparition des supports de prépublication[3] que vont ensuite œuvrer les deux événements marquants de ces vingt dernières années pour la bande dessinée, à savoir l’arrivée des mangas et l’émergence de la scène alternative. Tous deux vont introduire de nouveaux formats de livres (format poche et roman graphique) mais aussi de récits, établir le noir et blanc comme norme et constituer de nouvelles communautés de lecteurs, aux discours et aux attentes très éloignés de ce qui s’était constitué autour de la «bédéphilie».
Pour autant, la vision d’une bande dessinée populaire et familiale (résultant de l’influence combinée de la loi du 16 juillet 1949 sur les publications destinées à la jeunesse, et la devise programmatique du Journal de Tintin s’adressant aux «jeunes de 7 à 77 ans») va continuer à perdurer dans le discours des médias sur la bande dessinée.

On observe cependant deux ruptures très nettes. D’une part, apparaît une rupture esthétique et culturelle, qui s’exprime souvent autour de la question du «beau dessin» et du réalisme, opposant bande dessinée populaire et bande dessinée d’auteur. En réalité, les enjeux se trouvent aussi (et surtout) au niveau des instances de légitimation, les bédéphiles de la première heure se retrouvant dépossédés à la fois de leur position de prescripteurs[4] mais également de l’objet de leur passion, dans la validation d’une forme de bande dessinée très éloignée de celle qui leur tient à cœur[5].
D’autre part, on trouve une rupture que l’on pourrait qualifier de générationnelle, entre les défenseurs d’une tradition franco-belge et les tenants d’une bande dessinée plus globale embrassant pleinement les œuvres et les influences issues des comics et manga. Si les accents alarmistes du texte de Pascal Lardellier[6] paru en 1996 prêtent aujourd’hui à sourire, les tensions sont toujours présentes, comme on a pu le constater début 2013 lors de l’élection du Grand Prix d’Angoulême[7] (débouchant sur l’attribution d’un prix «spécial» du 40e anniversaire à Toriyama Akira).

Au-delà de cette fragmentation de ce que l’on présentait souvent comme une «grande famille», c’est finalement l’image tenace d’une bande dessinée «bon élève de l’édition» et abonnée aux meilleures ventes qui se retrouve la plus fortement remise en question, face à la réalité d’un milieu éditorial de plus en plus difficile. En témoigne la levée de boucliers qui a réagi au commentaire de la Ministre de la Culture Aurélie Filippetti, interviewée à l’occasion du Festival d’Angoulême[8] : «Non, on ne m’a pas parlé de « crise de la BD ». Par rapport à l’ensemble de l’industrie du livre, c’est même un secteur qui se porte bien, il y a encore eu une légère progression l’année dernière.»
Au même titre que la situation des auteurs en voie de paupérisation, c’est peut-être également l’industrie de la bande dessinée qui paye aujourd’hui le décalage entre son mode de fonctionnement (encore largement basé sur l’époque des journaux et des succès en album des séries populaires[9]) et la réalité d’un marché qui se tourne de plus en plus vers le modèle de la littérature — plus adulte, mais également plus incertain au niveau des ventes.
Cette crise (qui dépasse le seul plan économique) remet profondément en question le modèle actuel de l’«édition de bande dessinée», dans un contexte de révolution numérique qui annonce à terme la disparition des intermédiaires ainsi qu’une redistribution des rôles. Alors que les auteurs évoquent leur inquiétude sur leur capacité à continuer de faire de leur activité de création un métier à part entière, c’est l’ensemble de la chaîne qui doit se remettre en question et s’interroger sur sa raison d’être, ses attentes et ses ambitions — économiques bien sûr, mais surtout éditoriales.
La bande dessinée n’a jamais été aussi riche — mais elle n’a peut-être jamais été aussi fragile, hier encore produit d’une industrie culturelle, aujourd’hui (re)devenue œuvre à découvrir, à défendre et à protéger.

Notes

  1. Si populaire qu’il fut l’objet d’une lutte terrible entre Hearst et Pulitzer, et se trouvant à l’origine du terme «yellow journalism» — le «journalisme à sensation». On imagine combien pouvait être séduisante l’image d’une bande dessinée qui, dès ses débuts, était l’objet de toutes les convoitises.
  2. Goethe étant souvent mentionné comme un fervent admirateur du travail de Töpffer.
  3. L’intérêt de ces journaux de bande dessinée était multiple, et ne saurait être réduit à un simple format de publication. De par leur périodicité, ces journaux établissaient des liens forts avec leur lectorat, et formaient le lieu privilégié d’expression d’une ligne éditoriale, tant dans les récits qu’ils proposaient que dans le rédactionnel qui s’y trouvait.
  4. Au profit des prescripteurs culturels «reconnus», Libération, Télérama et autres Inrockuptibles en tête.
  5. Les polémiques récurrentes qui entourent chaque année le palmarès du Festival d’Angoulême (trop élitistes pour les uns, trop consensuel pour les autres) illustrent bien les tensions qui existent au sein même des commentateurs et critiques de la bande dessinée.
  6. Pascal Lardellier, «Ce que nous disent les mangas…», Le Monde Diplomatique, décembre 1996. Disponible en ligne.
  7. Contrairement aux années précédentes où le choix était effectué par la seule Académie des Grands Prix (soit les lauréats des éditions précédentes), l’édition 2013 du Festival d’Angoulême avait inauguré une nouvelle formule : une liste de 16 noms était soumise au vote des auteurs présents sur le Festival, et l’Académie devait ensuite choisir au sein des auteurs ayant recueilli le plus de suffrages. Lewis Trondheim, particulièrement actif durant les délibérations sur Twitter, avait ainsi commenté les délibérations qui avaient finalement désigné Willem : «La majorité de l’Académie atteint son seuil de compétence en élisant le seul auteur connu (excellent néanmoins) par elle», précisant quelques jours plus tard : «Le problème a été que la majorité des grands prix ne connaissaient pas les œuvres de ces cinq auteurs (Otomo [Katsuhiro], Toriyama [Akira], Alan Moore, Willem, Chris Ware) et que beaucoup étaient farouchement anti-manga.» Le choix d’attribuer un prix «spécial» à Toriyama Akira (auteur ayant recueilli le plus de suffrage) avait été perçu par beaucoup d’auteurs ayant voté comme une forme de consolation.
  8. Didier Pasamonik, «Angoulême 2013 – Aurélie Filippetti (Ministre de la Culture) : « L’essentiel est que la diversité du marché éditorial de la BD soit conservée. »», ActuaBD, 6 février 2013. Disponible en ligne
  9. Presque symboliquement, le mensuel de bande dessinée Tchô ! paraît pour la dernière fois en janvier 2013 (avec son numéro 164), après avoir fait ses premiers pas en tant que supplément inséré dans le septième album des aventures de Titeuf. Un Titeuf phénomène éditorial du début des années 2000, mais qui réalise en 2012 une performance bien en-deçà des attentes. Entre Tchô ! et Titeuf, on assiste doublement à la fin d’une époque.
Dossier de en mai 2013