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Je garde toujours dans mon portefeuille — aux côtés d’une photo de Gustave, d’un sacré cœur en tissu rouge chiné à la Calvary Chapel de Puebla et de mon billet d’un dollar porte-bonheur — une reproduction que j’ai faite d’une case provenant d’une histoire publiée dans un livre intitulé Interne, et dont l’auteur se nomme David De Thuin. Je tire mon portefeuille de ma poche revolver, je tire le papier du portefeuille et le pose sur la table ; voilà ce que je peux regarder : au premier plan, deux personnages à têtes d’animaux, contemplatifs, un arbre décharné sur la droite de la case et derrière eux des nuages. Le personnage de gauche s’exprime en deux phylactères :

– Les nuages, c’est comme les moments de la vie, il faut y prêter de l’attention.

Puis

– Parce qu’ils ne reviennent jamais une deuxième fois pareils.

Ceci comme exemple de la petite musique jouée par De Thuin dans ses travaux personnels : douce et mélancolique ; jamais sirupeuse. Car cette musique sait ensuite devenir parfois inquiétante, tragique, hurlante à faire se briser les miroirs, les verres et le sucrier sur la commode. David De Thuin a commencé sa carrière dans Spirou en 1993 et n’a jamais cessé de publier, pour Dupuis, pour Casterman et pendant de longues années pour Bayard (la série Zélie et compagnie scénarisée par Corbeyran). Son trait est clair, comme un héritage des meilleurs auteurs franco-belges d’antan, dont Macherot — qu’il chérit — serait la figure tutélaire. Et si ces travaux — tous de facture honnête — publiés chez les poids-lourds de l’édition jeunesse ont été lus et lui ont permis de mener sa barque et de payer les factures, il est regrettable de constater que ses bandes dessinées les plus personnelles et les plus passionnantes restent (presque) inconnues, sinon d’une poignée de mordus.

Il existe selon moi deux petits chefs-d’œuvre — et les mots sont pesés, vous pouvez me croire — dont il est l’auteur.

Deux bijoux de noirceur. Le premier s’intitule Le Roi des Bourdons, le second La Colère dans l’Eau. Ils ont été auto-édités. De son aveu même, De Thuin confesse qu’il a profité de sa stabilité d’alors et des revenus tirés de ses publications chez les « gros » pour pouvoir mettre tout ce qu’il avait dans le ventre dans ses auto-publications et les financer. On ne trouvera pas dans ces livres des tentatives graphiques hors-norme ou des histoires expérimentales imbitables, De Thuin utilise son dessin habituel (doux et aimable) et une narration classique, mais déploie un récit dense (Roi des Bourdons) et un récit court & coup-de-poing (Colère dans l’eau) qui sont, emprunts à la fois de candeur et de pessimisme, uniques et totalement étranges.

Le Roi des Bourdons

Le Roi des Bourdons est une histoire composée de 180 planches, réparties dans six comix parus entre avril 2005 et avril 2007. Les cinq premiers tomes sont sertis dans une couverture rose, le dernier (qualifié d’épilogue) dans une couverture bleue. Un modeste dessin au trait simple marque ces couvertures. En exergue du dernier épisode est stipulé : « Ne lisez pas cette histoire si vous n’avez pas lu les cinq premiers tomes du Roi des Bourdons », annonçant par la même un twist final pas piqué des hannetons (gag). Méta-récit virtuose, mise en abyme vertigineuse sur la frustration d’un auteur de bande dessinée, histoire à tiroirs ou recel d’autobiographie oblique ?

Le récit s’ouvre sur la tentative de suicide du rédacteur en chef d’un journal de bande dessinée qui, viré comme un malpropre et désespéré, projette de se jeter du haut d’un immeuble devant un parterre de badauds, la police et les caméras de télévision. Le gars saute dans le vide et est rattrapé in-extremis par un super héros volant, sorte de Batman-Superman à costume rouge et tête de bon chien : Hyperclébard. Se présente alors à nous le personnage principal de notre histoire, Zola Vernor. Né à Chattertown, il travaille comme manutentionnaire à Chatterbooks, l’éditeur de bandes dessinées précité, qui tient le monopole du marché du 9e art en ville. Le soir, Zola dessine des bandes introspectives qu’il fantasme de voir publiées un jour pour réaliser son rêve : devenir auteur. Zola a une vie personnelle compliquée, il doit gérer un frère alcoolo, une mère malade d’Alzheimer, un père disparu : il en a gros sur la patate. Malgré tout, il propose régulièrement ses pages au comité éditorial de la maison d’édition et essuie refus sur refus. Arrive le nouveau rédac’chef, un intrigant aux dents longues et à tête de cochon, qui lui suggère de plutôt tâter du « créneau qui roule » : « Tu me ponds une bonne série à gags et j’en vends des tonnes. » Le nouveau rédac’chef est cynique, il a de la ressource, il vient de recruter deux tacherons pour exploiter le personnage de Hyperclébard et créer une série à succès relatant les exploits du super héros. De son côté, Zola, au détour d’un passage à la maison familiale désertée par sa mère hospitalisée, sauve un bourdon de la noyade. La communauté des bourdons va le remercier en lui fournissant une potion magique — leur gelée royale — Zola devient à son tour super héros, il devient le Roi des Bourdons, va sauver la veuve et l’orphelin et surpasser dans ce domaine Hyperclébard. Dans le même temps Zola — toujours en lutte contre les aléas de la vie, mais toujours accroché à ce désir de réaliser ses rêves — relate les aventures du Roi des Bourdons (ses propres aventures) en bande dessinée, et va se retrouver courtisé par les mêmes qui lui refusaient tout projet quelques jours auparavant.

Difficile de résumer ces 180 pages : De Thuin joue une partie de billards à plusieurs bandes, tant les péripéties affluent, les personnages se croisent, les destins des uns et des autres s’enchevêtrent. Narration sage du quotidien et des choses de la vie quand Zola essaie de se dépêtrer de ses problèmes familiaux, délires et décors psychédéliques quand il se transforme en Roi des Bourdons. Les deux axes du récit fonctionnent en parallèle : Zola essaie de placer ses bandes dessinées originales et intimes, créations qui ne rentrent pas dans le carcan des productions habituelles proposées par l’industrie / Zola lutte contre Hyperclébard dans les cieux noirs de Chattertown.

Le milieu de la bande dessinée y est dépeint (et expédié à la mitrailleuse lourde) comme un ramassis de crapules, et c’est un plaisir de voir ces personnages envoyés au diable : rédac’chef sans foi ni loi — capable d’incendier les locaux de la concurrence pour assouvir sa quête de profits — et sans une once de considération pour le travail d’auteur, éditeur indépendant retournant sa veste pour se retrouver ensuite à la tête de Chatterbooks — la maison honnie, scénariste d’un produit marketé jouant à l’artiste maudit à la télévision, trahisons à la chaîne, milieu pourri pas les compromissions. Le Roi des Bourdons commence à être publié la même année que paraît le salvateur Plates-Bandes de Jean-Christophe Menu — pamphlet dénonçant la récupération du travail des éditeurs indépendants par l’industrie et qui déchaîna les passions dans le Microcosme de la bande dessinée.
De Thuin ne voit lui aucun rapport entre les deux : « Le roi des bourdons n’est pas autobiographique. Souvent on m’a parlé d’autobiographie avec cette série ce qui m’a vraiment déçu à force. J’ai eu la mauvaise idée de donner au héros le métier d’auteur de BD. J’ai fait ce choix par facilité, mais je n’avais pas du tout l’intention de raconter ma vie ou de mettre des choses personnelles. Mauvaise idée, les gens ont cru le contraire et m’ont assimilé à Zola, alors que moi, ce qui m’intéresse dans la fiction, c’est d’échapper à la réalité et au quotidien. Juste un point commun : à 20 ans, j’ai commencé à gagner ma vie en travaillant un an à l’imprimerie Proost qui imprimait les albums de Dupuis, Dargaud, Lombard et quelques autres. Durant cette année, j’ai travaillé sur plusieurs postes différents dans cette imprimerie, et notamment (et principalement) comme manutentionnaire au service “expédition”, je chargeais les camions avec des palettes d’albums de BD. Sinon ma vie n’a rien à voir et n’a jamais rien eu à voir avec celle de Zola Vernor. »

Qu’importe si le milieu de l’édition est ici un décor comme un autre, l’auteur touche à l’universel avec les préoccupations de son personnage : rester fidèle à ses rêves d’enfant ; ne jamais vendre son âme. La lecture du Roi des Bourdons — avec sa cohorte de personnages malmenés par la vie, avec ses méchants de comix, avec ses échappées oniriques entre rêve & réalité — est d’une richesse inépuisable.

La colère dans l’eau

Si Chaland faisait dans le détournement sadique des codes franco-belges à la Tillieux — voir les scènes de torture dans Bob Fish — et dans le ricanement, il réussissait tout de même à émouvoir le lecteur par je ne sais quel tour de passe-passe (on appelle cela la grâce ?). David De Thuin recourt toujours à ce trait rappelant Macherot (et à ces personnages anthropomorphiques encore), mais un Macherot dans son plus simple appareil : pas de sages aplats noirs, pas de décor ciselé, le trait est ouvert et lâché. Il ne recourt ni au second degré, ni à la satyre pour son livre le plus dur. La Colère dans l’eau : format 16 par 24 cm, 32 pages, dos carré, noir et blanc avec une bichromie rose tramée. Simple. Simple comme un ulcère, simple comme une dépression nerveuse, simple comme le façonnage d’un cercueil pour nécessiteux : quatre planches de bois brut et une poignée de clous à têtes plates. Le livre se découpe en trois chapitres et court, rapide, vers la catastrophe.

Le récit commence sur la couverture, deux cases représentant deux personnages sur une plage.

– Il y a quelque chose d’étrange dans l’air aujourd’hui. dit le premier Et en même temps je me sens totalement serein. Comme jamais.

– Ta gueule, lui répond l’autre.

(David De Thuin sait alterner les points de vue pour désamorcer l’enjeu, et il le fait souvent : les pensées vagabondes du premier personnage aussitôt rembarrées par la vanne du second. Il en sera ainsi tout au long de cette histoire qui finit mal)

La colère dans l’eau, c’est le tsunami qui arrive de l’océan, qui fait se carapater les oiseaux, qui laisse les humains découvrant la vague arriver sur eux partir à la recherche de leurs enfants pour les sauver. Le personnage principal a pour nom David. A la page 5 la vague l’a déjà rattrapé. David a pu récupérer ses deux mômes et nage avec difficulté dans les flots déchaînés, croisant déjà des cadavres de noyés à la dérive. Face aux éléments, il ne fait pas le poids, perd prise, et ses deux enfants sont emportés. Neuf planches plus tard, De Thuin nous donne alors à voir le pire, froidement : un père découvrant le cadavre de son fils échoué sur la plage. Scène insoutenable qui vous cueille au creux de l’estomac ; décalage insupportable entre le trait bonhomme et la noirceur totale de la situation. La fin de cette Colère dans l’eau, énoncée en mots simples par deux personnages sur le trottoir d’une ville européenne, est d’une délicatesse inouïe.

Depuis, David De Thuin a continué à travailler sur Zélie pour Bayard, a auto-publié trois autres recueils d’histoires courtes (Interne et Interne 2, fatras de tranches de vie autobio, de débuts de séries inachevées, de strips, d’illustrations, etc… et Pollen qui rassemble quelques bonnes petites histoires et deux planches d’hommage à Tofépi), et s’est ruiné la santé sur La Proie, œuvre hors norme, gigantesque, hénaurme, livre de 1000 pages (et 10 000 cases), paru en 2014 chez Glénat. Livre qui regroupe nombre des sujets traités dans ses auto-publications :
« La Proie, c’est la concrétisation de ce que j’avais commencé adolescent : une histoire de quête genre heroic fantasy. À l’époque, je baignais dans Bilbo le Hobbit et j’avais envie de faire la même chose en bande dessinée : un livre épais de plusieurs centaines de pages avec une histoire fleuve. Une B.D. assez volumineuse, en noir et blanc, pour vraiment lui donner l’apparence d’un roman, comme Bilbo. J’ai les idées tenaces, car c’est trente ans plus tard que j’ai repris le projet en lui donnant le nombre de pages définitif de mille pour coller au nom de la collection dans laquelle le livre a été publié chez Glénat : 1000Feuilles. Je réalise que mes “obsessions” que tu cites, comme la perte d’un être cher, la quête ou le sens de la vie sont les mêmes qu’il y a trente ans. Ça m’intrigue soudain. »

Son dernier livre, Le corps à l’ombre, est sur les étals des librairies depuis avril 2016.

Dossier de en février 2017

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