De retour d’Aix

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Depuis 14 ans se tiennent à Aix-en-Provence les Rencontres du 9e art, festival qui ne peut mieux porter son nom. Tout y est en effet pensé pour que public, auteurs et autres acteurs de la bande dessinée puissent échanger, se découvrir, et ce, en toute simplicité. Entièrement gratuit, le Week-End BD propose, à la Cité du Livre comme dans la ville, expositions (encore visibles pour la plupart jusqu’au mois de mai), rencontres, concerts dessinés, ateliers, jeux, work-shops, ou projections de films d’animation. Le 9e art y est ainsi envisagé dans ses territoires les plus variés et ses frontières les plus poreuses.

Les 7, 8 et 9 avril 2017, outre les expositions de Dave Cooper, Pierre la Police, Jochen Gerner ou Nine Antico, certains événements invitaient à une attention toute particulière.

Les sombres fantasmagories de Miroslav Sekulic-Struja et Ignacio Plaza Ponce

Auteur du surprenant Pelote dans la fumée (Actes Sud BD 2013 et 2016), l’auteur croate Miroslav Sekulic-Struja ne cesse de faire parler de lui. Après un prix au concours Jeunes Talents au FIBD 2010 pour L’homme qui acheta un sourire, le Prix BD de Montreuil en 2015 pour le tome 1 de Pelote, une exposition lui était consacrée au festival d’Angoulême 2017.

Depuis quelques temps, il mène, en collaboration avec le pianiste Ignacio Plaza Ponce, des « live sessions » mêlant peinture et musique. Si celles organisées durant les quatre jours du festival d’Angoulême reprenaient le séquençage en saisons de son ouvrage, la version présentée à Aix, intitulée Trois Indiens, se découpait en deux temps de cinquante minutes chacun, pendant lesquelles s’accordent une mélodie répétitive évoquant Philipp Glass ou Steve Reich, et le rythme effréné du pinceau sur une toile tirée blanche.
Tout au long de la première partie, la palette que tient Miroslav Sekulic ne mélange que peinture noire et blanche. D’épaisses traces viennent former une ville, bétonnée, grise, inquiétante. A ses pieds, apparaissent peu à peu des silhouettes noires, de dos, se dirigeant vers cette espèce d’enfer urbain. Mais bien vite, le pinceau recouvre, efface, laisse de côté, fait naître comme mourir, nous faisant osciller entre le sentiment de menace et de réconfort. Ainsi, si la rue se peuple, si les personnages semblent finalement se tourner vers nous, si la narration paraît se stabiliser, la matière imposera son omnipotence et anéantira. De ses gestes fluides, assurés, parfois nerveux, Sekulic mène finalement l’image vers une fantasmagorie morbide où un masque vaudou, devenu cœur du tableau, se fait attaquer par des oiseaux et des poissons à dents. Reste en deçà la terreur d’une silhouette munchienne ; ici l’horreur nous fait face.
Vingt-quatre heures passent. Miroslav Sekulic et Ignacio Plaza Ponce reprennent leur place. Immédiatement, la peinture blanche recouvre catégoriquement le cauchemar d’hier. Émerge une silhouette en marche, rapidement effacée. Puis vient le jaune, ensuite le rouge, embrasant la nature. Trois visages d’indiens peuplent la toile pour s’effacer derrière un environnement qui reprend ses droits, et ce corps noir qui semble ultimement consentir à ses intimes ténèbres.

Quelque chose de magique se sera passé ici : un récit d’apparitions, de recouvrement, de disparition ; d’une narration qui se confronte au temps et au pouvoir de la matière.

Tak et Demont, dessin et musique pour une poésie de l’étrange

C’est également à une expérience d’apparition que nous ont convié Tak, musicien, et Adrien Demont, auteur de Feu de Paille (6 pieds sous terre, 2015) et Buck, la nuit des trolls (Soleil, 2016). Ces deux bandes dessinées faisaient de la campagne le lieu de récits fantastiques à hauteur d’adolescence, de ces légendes rurales qui nourrissent le goût du frisson. Après une tournée au Japon, ainsi que de nombreuses dates en France, les deux compères ont, le temps du week-end, présenté à Aix leur concert dessiné venu d’un autre monde.

Une guitare électrique, au son lancinant, mélancolique, s’accorde à la froideur d’une main, celle du dessinateur, qui, filmée en négatif, revêt alors une allure spectrale. Du prolongement de ses outils — pastels, crayons, pinceaux, doigt — elle compose sur la page d’onduleuses formes en clair obscur. Des matières variées, tantôt graineuses tantôt lisses, se dévoile peu à peu la solitude du personnage mystérieux de Feu de Paille face à un feu de campagne, dont la luminosité répond à celle d’une lune gardienne des lieux. Enrichie d’une boîte à rythme, la musique prend de l’ampleur, à la faveur d’une plongée dans le récit de cette créature de l’ombre. De scènes en scènes, la performance explore le langage de l’apparition, tant dans sa narration que par ce jeu photographique d’un dessin qui sculpte la lumière. Et prolonge ainsi magnifiquement les livres d’Adrien Demont, qui ne cesse d’explorer les possibilités d’une poésie de l’étrange.

Samandal  : (re)vue d’ailleurs

La rencontre avec Raphaelle Macaron, venue présenter la revue Samandal, ouvrait le regard sur les scènes graphiques de notre monde. Fondée en 2007 par Léna Merhej, Omar Khouri, Hatem Imam, Tarek Nabaa et Fadi Baqi, Samandal cherche alors à pallier le manque de structure éditoriale au Liban. Son nom, signifiant « salamandre » — cet animal vivant entre l’eau et la terre — évoque le rapport texte-image de la bande dessinée. A l’origine trimestrielle et fonctionnant par appel à contribution, elle paraît désormais chaque année et confie la direction de chacun des numéros à l’un des membres du collectif. Dans chacun des numéros « les trois langues parlées au Liban, l’arabe, l’anglais et le français, à chaque fois traduites, s’entremêlent en jouant avec le sens d’écriture et de lecture, en amenant le lecteur à tourner et retourner le livre dans tous les sens. »[1] Cette contrainte est le fruit de dispositifs créatifs rendant ce trilinguisme porteur d’échanges et d’inventivité, comme ces pages flippy qui guident notre regard pour nous inviter à inverser le sens de la lecture. La diversité des auteurs invités reflète le caractère intergénérationnel et international de la revue : Alex Baladi, Thomas Azuélos, Zeina Abirached, Edmond Baudoin dialoguent ainsi avec Zineb Benjelloun, Omar Khouri, Kamal Hakim ou Jorj A. Mhaya. Les styles, les expérimentations, les thématiques abordées, les tons, sont emprunts de liberté et révèlent le dynamisme de territoires qui nous sont encore peu accessibles.

Manuel en chaîne

C’est en collaboration avec l’association Seconde Nature, qui promeut dans sa galerie aixoise les pratiques artistiques numériques, que le travail pixellisé de Manuel a joué de l’espace. Dans ses bandes dessinées (Manuel 1,2,3 ; Invasion « A » et Plan B parues chez L’Association en 2008 et 2009), ses personnages, qui semblent tout droit sortis d’un jeu d’arcade des années 80, évoluaient dans leur monde de l’aplat. La 2D riait de ses lignes volontairement tremblotées, de ses carrés structurellement sériels, de ces bonshommes et bonnes femmes dont les mouvements de gauche et de droite dictaient l’architecture de la planche.

Là, le projet prend de l’ampleur : la Manufacture Manuel expose en grand format des cubes, des découpes, des rouages, comme pour nous montrer les documents préparatoires, techniques, d’espaces en cours de création. Un univers où la série fait rage, où tout, y compris les hommes, est une pièce constitutive d’une machinerie animée par un mouvement en chaîne. Tout en humour- jaune-, l’esthétique Lego et l’abstraction graphique se tiennent main dans la main pour dire, ensemble, la modularité, l’emboîtement, le mécanique. Dans cette désincarnation généralisée, chaque fragment est motif, jouant avec ses dimensions et ses reproductions.

Jakob Hinrichs, du graphisme syncrétique

On connaît Jakob Hinrichs pour sa virtuose bande dessinée Hans Fallada, vie et mort du buveur (Denoël Graphic, 2015), en sélection officielle à Angoulême l’année dernière. L’exposition — la première en France — qui lui est consacrée à l’Office du tourisme d’Aix-en-Provence déploie toute l’envergure de son travail graphique. Outre les planches tirées de ses ouvrages traduits en français (dont Arthur Schnitzler, Nouvelle de rêve, le nouvel Attila, 2014), l’on y découvre les travaux qui n’avaient pas passé nos frontières : The Artist, publié dans Bellestrik #13, ou The World Must Be Destroyed, participation à l’ouvrage collectif A Graphic Cosmogony (Nobrow Press, 2010). Les pages y sont toujours brillamment architecturées, les couleurs éclatantes, et les traits évoquent les gravures de  Frans Masereel ou les illustrations d’Henning Wagenbreth dont il était l’élève. Deux œuvres grand format, de papier découpé noir, dénotent de cet univers chatoyant, mais rappellent que les illustrations du graphiste allemand puisent sensiblement dans les images tribales, les représentations totémiques, ou là, le théâtre d’ombre asiatique. Outre son goût pour les libres adaptations biographiques, se révèle celui du conte, du mythe ancestral qu’il détourne pour mieux évoquer la crise de nos sociétés.

 

Notes

  1. Samandal, ça restera entre nous, Alifbata, 2016.
Dossier de en mai 2017